Joseph Rouleau


Joseph Rouleau

Joseph est tout le contraire d’André. Autant André avait un trac fou avant d’entrer en scène, autant Joseph était sûr de lui. Rien ne lui faisait peur. Incarner Boris Godounov au grandissime théâtre Bolchoï de Moscou ne l’impressionnait pas davantage que chanter Méphisto chez nous à Montréal.

Enfin, pas tout à fait. Je sais que Joseph aurait préféré Boris à Montréal et Méphisto à Moscou. Il ne me l’a jamais dit, mais je le sais. Voici comment. À l’époque où nous assiégions les bureaux de ministres pour faire démarrer l’Opéra de Montréal, Joseph et moi avions rendu visite à Jacques Parizeau, alors ministre des Finances. M. Parizeau avait dit à Joseph: «Si on remet l’opéra sur pied à Montréal, il faut me promettre que vous chanterez Boris. » Boris, ou plutôt Joseph, attend toujours. Il faut être patient en ce pays, hein! mon Jos!


En manque de sifflet

Décidément, dans notre métier, il vaut mieux avoir plusieurs cordes à son arc. Aussi bien pour soi-même que pour dépanner les copains.

Jean-Jacques insistait sur une précision de Massenet qui faisait problème à Joseph dans Don Quichotte. Au deuxième acte, Don Quichotte s’installe pour écrire un poème à sa Dulcinée. Emporté par l’effusion lyrique, il chante ses vers à mesure qu’il les compose. Par moments, naturellement, il cherche ses mots. Pour indiquer que Don Quichotte est à court d’inspiration, Massenet demande au chanteur de siffler les notes. La partition l’exige, il faut siffler. Or, Joseph ne sait pas siffler.

Pendant quarante représentations, c’est moi qui ai sifflé de la secrète coulisse …


Nous avons donné ensemble en France, je l’ai déjà dit, une longue série de représentations de Don Quichotte de Massenet. Cet opéra avait été créé par le grand Chaliapine soixante ans plus tôt, et aucun théâtre ne l’avait monté depuis. J’ignore pourquoi, l’œuvre n’avait pas eu un grand succès du vivant de Massenet. Dommage que le compositeur n’ait pas été dans l’assistance à l’Opéra de Monte Carlo, ou ailleurs dans le pays, quand nous avons ressuscité Don Quichotte! La réception du public et de la critique l’aurait comblé.

Joseph et moi, amis depuis toujours, faisions un beau tandem dans cet opéra. Le rôle de Don Quichotte allait au grand Jos comme un gant («mince à la longue figure», dit le texte). Il le chantait d’une voix chaude et pleine. De mon côté, le personnage de Sancho me collait à la peau.


Les joies du Parchési

Dans les années cinquante à Milan, les jeunes chanteurs canadiens subsistaient grâce à une très maigre bourse d’études. Il n’était pour ainsi dire jamais question d’aller au restaurant ou au spectacle. Joseph, sa femme Barbara, Aline et moi passions des heures à jouer au Parchési.

Un jour, fatigué de se faire manger ses pions, Joseph en dissimule un. Arrivé au «ciel» avec les trois autres, il s’aperçoit qu’il a oublié le quatrième dans sa poche! Comme il doit rouler un cinq sur les dés pour pouvoir remettre son pion sur le jeu, ses trois partenaires ont tout le temps d’amener tranquillement les leurs au ciel. Vous auriez dû voir la mine de Joseph. Ce qu’on a ri! Problèmes pécuniaires ou pas, quel plaisir nous avons eu tous les quatre à Milan!


Dans cette belle production, la mise en scène était assurée par Jean-Jacques Etchevery, directeur à Tours et ex-danseur étoile de l’Opéra de la Monnaie à Bruxelles. (De toute ma vie, je n’ai jamais rencontré de metteur en scène à la tenue si soignée. Il arrivait le matin à 9 heures sur le plateau et, dix heures plus tard, repartait chez lui sans l’ombre d’un pli à son pantalon, sans le moindre grain de poussière sur ses impeccables manchettes blanches. Je n’ai jamais compris … )