François-Xavier et Thérèse


À la mort de François et de Geneviève, François (Xavier) Duprac (4ième génération), a maintenant 23 ans. Il ne se sent pas bien à Québec. Il est jeune, idéaliste, nationaliste et il se sent impuissant. Il accepte mal la domination des Anglais, reste indifférent à l’appel de l’évêque de rejoindre la milice et il est hostile, malgré qu’il n’en dise mot, à l’énergique fermeté du prélat catholique. Il entend dire que, dans certaines paroisses, des manifestations de joie ont accueilli les troupes américaines. «Pourquoi pas ?» se dit-il, « Il faut faire quelque chose !» Intérieurement, il souhaite le renversement des Anglais car, depuis ses 15 ans, il assiste à la lente asphyxie des Canadiens. Il en conçoit du chagrin et de la révolte. Il a de plus en plus de difficulté à trouver du travail à Québec. Devant toutes ces contrariétés, mécontentements et irritations, le mariage lui apparaît un refuge. Il prend donc pour épouse Geneviève Garnier, à Beauport. À son grand désespoir, celle-ci meurt prématurément, après lui avoir laissé deux filles.

De son côté, l’Église catholique, probablement à cause de ses positions passées, traverse de graves difficultés. Les vocations sont rares, le clergé vieillit, les congrégations masculines ne peuvent toujours pas recruter, les prêtres ont moins d’influence. L’enseignement périclite, la jeunesse canadienne se retrouvant sans motivation. Les postes importants de la colonie sont accaparés par les Anglais. Comble de malheur, le traité de Versailles de 1783 cède aux Américains le territoire de traite situé au sud des Grands Lacs.

L’économie et la situation sociale se détériorent tellement qu’en 1786, le roi George III renomme Carleton, parti depuis huit ans et devenu entre temps Lord Dorchester, au poste de Gouverneur. Dès son retour, il se retrouve devant deux demandes: celle des «loyalistes» qui souhaitent vivre à l’Ouest hors de portée du droit français et celle d’un nouveau groupe, les «Canadiens, vrais patriotes». C’est le nom que se sont donnés un groupe de jeunes bourgeois canadiens imbus de la philosophie des Lumières, de Montesquieu et de Voltaire, admirateurs inconditionnels des institutions parlementaires britanniques. Qui plus est, ils s’opposent au clergé en plus de réclamer l’abolition du régime seigneurial. C’est cette alliance contre nature, prétendument justifiée par un bel idéal de défense des opprimés, qui est à l’origine de nos institutions démocratiques.

En 1788, les Canadiens sont au nombre de 140,000 et les Anglais, de 20,000. Monseigneur Hubert, le deuxième successeur de Monseigneur Briand, entreprend de visiter son grand diocèse et de confirmer 45,000 de ses ouailles. Lors de sa tournée, il fait plusieurs constatations troublantes. Ses Canadiens sont en voie de paupérisation, ils sont les victimes d’un nombre croissant d’injustices, ils développent une rancœur grandissante contre les Anglais, ils font preuve d’indifférence devant la faible administration anglaise et ils s’insurgent contre la quasi-monopolisation des commerces de la fourrure du Nord-Ouest et du blé par les Anglo-Écossais qui profitent de leur situation pour s’emparer aussi de la richesse foncière. Ce bilan le bouleverse. Il cherche à persuader Carleton de corriger la situation et d’assurer aux Canadiens un minimum d’équité et de justice sociale. La réponse du Gouverneur, toujours fin renard, ne le satisfait pas. Il décide donc de se rendre à Londres et de faire part de ses constatations directement au gouvernement anglais.

Au moment où la Révolution française renverse la Royauté, Londres réagit et adopte la troisième constitution du Canada. Ce document divise le Canada en deuxprovinces : Le Haut-Canada et le Bas-Canada. Voilà les «loyalistes» satisfaits. Le législateur anglais justifie cette séparation par un désir de tenir compte des préjugés et des coutumes des habitants français et de veiller à leur conserver la jouissance de leurs droits civils et religieux. Par contre, pour satisfaire le «British Party», il accepte le principe d’une assemblée de députés et stipule qu’un septième des terres concédées reviendra à l’Église Anglicane. Les gouverneurs de chaque province gardent le pouvoir absolu.

À plus de 37 ans déjà, François (Xavier) souffre de la crise économique que connaissent les Canadiens. Il peine à vivre. Heureusement, il a la chance de rencontrer Thérèse Giroux. Le couple se marie le 23 août 1792 et s’installe à Beauport. Ils auront sept enfants, dont Jean-Baptiste. Sa nouvelle famille lui redonne de l’énergie et, malgré les temps très difficiles, il finit par se trouver du travail. Entre temps, il entend parler d’une région aux terres fertiles, au nord-ouest de Montréal, les Deux-Montagnes. On lui rapporte que la vie pourrait y être meilleure. Finalement, il se décide et part avec famille, armes et bagages. Il s’installe près du village de Saint-Benoît et s’engage comme laboureur chez un cultivateur. C’est à St-Benoît que naît Jean-Baptiste.

Montréal grandit et a besoin d’espace car sa population explose du fait de la forte immigration anglaise, écossaise et irlandaise. Dès 1804, la ville entreprend la démolition des fortifications qui la séparent de ses faubourgs. Un peu plus tard, un premier bateau à vapeur, naviguant entre Montréal et Québec, sera mis en service par le brasseur John Molson.

Dès la première session du premier parlement du Bas-Canada, deux partis s’affrontent: le parti des Canadiens, avec 34 députés et le parti des bureaucrates, composé surtout de Britanniques, avec 16 députés. C’est le parti populaire majoritaire des Canadiens qui s’oppose à un parti oligarchique et à un clivage intolérable. En effet, tous les débats sont teintés par des considérations linguistiques, religieuses et nationales. Londres impose l’anglais comme seule langue officielle du Bas-Canada. La bourgeoisie d’affaires britannique s’en prend aux droits des Canadiens et ceux-ci accusent les Anglais de vouloir provoquer une guerre civile. Le nouveau Gouverneur, James Henry Craig, entre dans le jeu et il devient clair, après quelques décisions injustes et scandaleuses, telle l’annulation de l’élection de 1808 remportée par les Canadiens, qu’il n’a aucune sympathie pour eux. Il est finalement rappelé à Londres en 1811.

À cette époque, Napoléon règne sur toute l’Europe et impose un blocus à l’Angleterre. En réplique, celle-ci, qui contrôle les mers du monde, empêche tous les pays de commercer avec les pays d’Europe. Les Américains perdent ainsi beaucoup de partenaires commerciaux. Les frustrations qui en résultent mènent au déclenchement de la guerre Anglo-américaine en 1812 et à des attaques contre les colonies britanniques du Canada. Une fois encore, devant cette invasion, les Anglais et les Canadiens s’unissent et défendent leurs territoires. À Châteauguay, les voltigeurs Canadiens de l’armée dirigée par Salaberry repoussent les agresseurs de la milice américaine et, sur ce, l’arrivée de 14,000 soldats britanniques les met en déroute. La paix est signée en 1814.

La guerre a démontré que les Canadiens et les Anglais peuvent coopérer en défendant leurs intérêts communs. Mais l’accalmie est de courte durée car les Anglais insistent pour imposer leur modèle de société, soitle pouvoir aux mains de l’aristocratie, la multiplication des échanges commerciaux entre les colonies, l’attachement inconditionnel à la Couronne et à l’Empire britanniques et une culture influencée par le protestantisme. En contraste, les Canadiens prêchent pour une société autonome, des pouvoirs exercés par la classe moyenne au nom de la classe défavorisée, une agriculture forte et le développement du commerce intérieur, le respect de leur droit de pratiquer leur religion. Canadiens et Anglais sont intransigeants dans leurs positions, têtus, sans respect pour les intérêts de l’autre, ce qui nuit au développement du Bas-Canada. La guerre menace à nouveau.

Dans les années 1815, une crise économique provoque le mécontentement des paysans. L’agriculture est au plus mal et le bois remplace la fourrure comme produit dominant de l’économie. C’est le fait de la bourgeoisie marchande anglaise qui refuse de faire place aux Canadiens, réduits au rôle de scieurs de bois ou fournisseurs de main-d’œuvre à bon marché.

Par contre, chez les Canadiens, une petite bourgeoisie professionnelle émerge et s’impose au Québec. Les membres de cette nouvelle élite sont issus du peuple. Fils de paysans, instruits dans les écoles et les collèges, ils sont devenus avocats, notaires et médecins. Ils ne peuvent être intégrés au génie, à l’armée, à la marine et à l’administration, car ces carrières leur sont interdites. Ils restent solidaires de la masse paysanne et ils se soutiennent mutuellement. Cette petite bourgeoisie s’oppose au régime existant et à l’aristocratie cléricale, elle est démocrate et vise à s’emparer du pouvoir politique, tout en développant le journalisme comme arme de combat politique et idéologique. Elle se caractérise par son nationalisme et son libéralisme politique.

En 1817, la Banque de Montréal est créée et devient la première au Canada. Montréal se développe grâce au commerce international.

François-Xavier vit des années difficiles. L’insertion de sa famille à la région des Deux Montagnes a été difficile. Il a dû apprendre le dur métier de cultivateur. Thérèse et lui se retrouvent isolés, loin de leurs familles qui sont demeurées à Québec. Leurs enfants aussi subissent cet isolement. À Québec, leur école comprenait plusieurs locaux et il y avait plusieurs maîtres. À Saint-Benoît, ils vont à l’école du rang, un bâtiment de bois n’abritant qu’une seule classe, dans laquelle une seule institutrice enseigne tous les niveaux élémentaires en même temps à ses élèves d’âges différents. Malgré tout, ils apprennent quand même, en plus de leur instruction de base, la recherche du bonheur, la politesse, les rudiments de l’hospitalité, le petit catéchisme et la force de la solidarité.

François-Xavier vit dans un milieu nationaliste. Il suit de près l’évolution de la politique et ses conséquences sur sa famille. Il souffre de la friction constante entre les Canadiens et les Anglais et ressent que, petit à petit, son peuple étouffe. Tout l’oppresse. Et plus particulièrementla pauvreté galopante des francophones, le fait que sa langue française n’ait plus valeur qu’en traduction, les scandales publics, dont celui de l’injustice des subsides discrétionnaires du Gouverneur en faveur des Anglais et le partage des droits de douane avec le Haut-Canada, même si ceux-ci ont depuis toujours été perçus et gardés par le Bas-Canada. Et puis, il y a cette rumeur à l’effet que les marchands Anglais auraient soumis un plan secret à Londres. Les deux Canada seraient unis en un seul pays. La manœuvre aurait pour but de donner la majorité aux Anglais dans le nouveau Parlement, bien que la population actuelle soit de 200,000 Anglais et de 300,000 Canadiens.