Tony


Depuis plus de 6 mois, Charles-Émile se livre, dans le sous-sol de sa shop, à des essais de fabrication de savon, de liquide à shampoo et d’un produit pour les « permanents » qui remplacent les machines à fils. Il veut concurrencer les produits « Tony », alors en vogue et utilisés par tous les salons de barbier et de coiffure. Dès qu’il a développé un nouveau mélange, il l’utilise ou le remet à Antoinette qui en fait l’essai. Ensemble, ils partagent les résultats, les commentent, puis il retourne au sous-sol pour chercher à améliorer son produit. Finalement, il a, à son avis, un bon shampooing, de bons savons et un liquide à « permanents ». Il achète des contenants, se fait imprimer des étiquettes, remplit les contenants avec Jean-Claude, colle les étiquettes et met les flacons en boîte. Jean-Claude l’accompagne dans sa première tournée des propriétaires de salons de Verdun, à qui il offre ses produits gracieusement.

Quelques semaines plus tard, lors d’une deuxième tournée, il apprend que l’accueil pour ses produits est mitigé. Mais il est agréablement surpris de voir 20% des utilisateurs en redemander. C’est un début. Il recueille les commentaires et retourne dans son sous-sol pour poursuivre sa démarche d’amélioration. Il décide de rencontrer M. Bellefontaine, le grand distributeur pour tous les salons de Montréal, afin de l’intéresser à acheter ses produits et à les distribuer. La chose est difficile. M. Bellefontaine tient à sa réputation de qualité et il ne veut pas risquer quoi que ce soit avec des produits d’artisans qui n’ont pas été testés ou utilisés comme le sont ceux des grandes compagnies. Néanmoins, il semble prêt à donner une chance à Charles-Émile parce qu’il le connaît depuis les tout premiers jours de sa carrière de barbier, qu’il l’a aidé et qu’il est sensible au fait qu’il ait toujours rencontré ses obligations financières envers lui. S’il place une commande, ce sera pour une grande quantité et Charles-Émile devra être en mesure de répondre à la demande si les produits sont bons et deviennent populaires. Charles-Émile sait qu’il n’est pas en mesure de répondre à une telle demande. Il avise M. Bellefontaine qu’il repassera le voir.

Les semaines qui suivent sont consacrées à trouver un partenaire financier avec l’audace et la vision nécessaire pour s’embarquer dans une telle affaire. Il finit par en dénicher un. Il se rend avec lui et Jean-Claude visiter une usine vide, près de Saint-Jean-d’Iberville. Après la visite, la discussion se poursuit autour de quelques bouteilles de bière, très tard. Jean-Claude, assis à une autre table, s’embête et commence à trouver la journée de plus en plus longue. Les semaines passent et le financier hésite, calcule, s’interroge sur les contretemps possibles à cause de la guerre. Charles-Émile attend. Dans l’intervalle, il poursuit sa fabrication artisanale et alimente les salons de Verdun, jusqu’au jour où une inondation majeure envahit tout l’ouest de la ville. Sa cave est remplie d’eau. Sa perte est totale, matières premières et production. Comme il n’est pas assuré, cet incident le bouleverse.

C’est l’occasion d’une profonde remise en question. Tout y passe, même la poursuite de ses activités de barbier. Son intérêt n’est plus le même. Les heures de travail sont longues. Souvent la shop ferme à 9 heures les soirs de semaine et à 10 heures les vendredis et samedis soirs. Il a perdu tout intérêt et toute motivation. Il aimerait bien faire autre chose. Un courtier en immeuble l’invite à travailler pour lui à temps partiel pour vendre des propriétés dans Verdun. Attiré par la proposition, il y pense. Il en parle à Antoinette qui le soupçonne plutôt de vouloir prendre la vie plus doucement en allant jouer plus souvent au bowling, comme il le fait occasionnellement ces jours-ci et en jouant aux cartes avec des amis, ce qu’il fait également. Elle lui admet qu’elle a moins d’entrain et qu’elle aimerait bien arrêter de travailler pour s’occuper des garçons. Charles-Émile se résigne, refuse l’offre et redouble d’ardeur dans son métier. Ils ont trop d’obligations en ce moment pour risquer quoi que ce soit, surtout qu’ils ne savent pas ce que la guerre leur réserve. Quant à ses projets de fabrication, il les met de côté, geste qu’il regrettera plus tard.