Suite… L’après-Meech


L’exercice de la Commission Bélanger-Campeau ne s’est pas déroulé sans des tensions parfois très vives entre les tenants des deux options.  C’est un autre des facteurs qui donnent à ses conclusions toute leur légitimité dans la mesure où elles ont fait l’objet de discussions très serrées dans un cadre offrant les meilleures garanties d’impartialité et qu’elles sont le fruit d’un compromis entre tous les intérêts en présence.  D’ailleurs, toute la démarche de la Commission Bélanger-Campeau témoigne d’un sens très élevé de la démocratie et de ses exigences.  C’est pourquoi elle demeurera une référence obligée chaque fois que l’on voudra faire cheminer les Québécois vers des décisions importantes.

Parallèlement à l’exercice auquel se livrait au Québec la Commission Bélanger-Campeau, le gouvernement fédéral avait mis sur pied le Forum des citoyens sur l’avenir du Canada dont il avait confié la présidence à Keith Spicer, un ex-journaliste à la personnalité flamboyante qui avait l’avantage de s’exprimer très couramment et très correctement en français.  Pour utile qu’ait pu être l’exercice, le processus qu’il suivit était très différent de celui de la Commission Bélanger-Campeau et était loin d’offrir les mêmes garanties d’impartialité et de rigueur. Le rapport qu’il déposa n’en concluait pas moins à la nécessité urgente d’une réforme du fédéralisme, la question québécoise ne constituant qu’une des nombreuses préoccupations que le comité avait répertoriées.  Même dans le reste du Canada, on commençait à entretenir des doutes sur la légitimité de l’ordre constitutionnel existant.

Au Québec, le parti du gouvernement se doit d’ajuster sa pensée constitutionnelle à la situation créée par le rejet de l’accord du lac Meech.  Pendant que la Commission Bélanger-Campeau fait son travail, le comité constitutionnel du Parti libéral, sous la présidence de Jean Allaire, prépare ses recommandations sur l’avenir politique du Québec. Elles surprendront par leur ton et leur teneur nettement nationalistes et concluront au besoin d’un important transfert de pouvoirs d’Ottawa à Québec.

Fidèle à la démarche qu’il s’est lui-même imposé en mettant sur pied la Commission Bélanger-Campeau, le gouvernement du Québec adopte le projet de loi 150 qui donne suite aux conclusions de celle-ci.  Pour expliquer son geste, il reprend les mêmes considérations qu’il a utilisées lorsqu’il a mis sur pied la Commission Bélanger-Campeau et il en ajoute de nouvelles :

« Considérant le rapport, les conclusions et les recommandations de la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec ;

Considérant que la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec reconnaît, outre la voie de la souveraineté politique du Québec, celle du renouvellement en profondeur du fédéralisme que rendrait possible l’établissement d’un nouveau partenariat de nature constitutionnelle ;

Considérant la volonté du Québec d’assurer l’égale compréhension de tous tant à l’égard des changements nécessaires pour rendre acceptable au Québec le système fédéral canadien qu’à l’égard d’une juste définition de la souveraineté et de ses implications politiques, économiques, sociales et culturelles ;

Considérant que le gouvernement du Québec conserve en tout temps sa pleine faculté d’initiative et d’appréciation des mesures favorisant le meilleur intérêt du Québec ;

Considérant que l’Assemblée nationale demeure souveraine pour décider de toute question référendaire et, le cas échéant, adopter les mesures législatives appropriées ;

Considérant, dès lors, qu’il y a lieu de prévoir la tenue d’un référendum sur la souveraineté du Québec, de créer une commission parlementaire spéciale pour étudier et analyser toute question relative à l’accession du Québec à la pleine souveraineté et de créer une commission parlementaire spéciale pour apprécier toute offre d’un nouveau partenariat de nature constitutionnelle faite par le gouvernement du Canada ; »5

Et le discours qu’il prononce à l’Assemblée nationale lors de la présentation du projet de loi, Robert Bourassa se trouve à définir lui-même deux nouvelles exigences que tout gouvernement se devra de respecter devant les choix constitutionnels que les québécois pourront être appelés à faire :

« Ce qui va guider le gouvernement ce n’est pas une formule politique plutôt qu’une autre, c’est l’intérêt supérieur des québécois.  Pour nous, la valeur suprême, c’est le progrès du Québec.  Les formules politiques doivent être subordonnées au progrès du Québec ».6

L’article 1 de la loi donne suite aux considérants dans les termes suivants :

« Le gouvernement du Québec tient un référendum sur la souveraineté du Québec entre le 8 juin et le 22 juin 1992 ou entre le 12 octobre et le 26 octobre 1992. Le résultat du référendum a pour effet, s’il est favorable à la souveraineté, de proposer que le Québec acquière le statut d’État souverain un an, jour pour jour, à compter de la date de sa tenue. »7

Dans les articles suivants, on forme deux commissions.  La première étudiera les questions afférentes à l’accession du Québec à la souveraineté et devra faire les recommandations appropriées dans l’hypothèse ou le gouvernement du Canada ferait au Québec une offre de partenariat économique.  La seconde étudiera toute offre d’un nouveau partenariat de nature constitutionnelle qui pourrait être fait par le gouvernement du Canada au Québec. Et, de façon à éviter que l’on ne retombe dans le piège de Meech où le Québec s’est engagé le premier dans une entente qui a été dénoncée par la suite, toute offre de révision de la constitution doit lier formellement le gouvernement du Canada et les autres provinces.

Notons au passage que c’est la première fois qu’un gouvernement du Québec formé par un parti politique autre que le parti souverainiste se trouve à confirmer, de façon aussi solennelle, la légitimité de l’option souverainiste.  Comme c’est le cas pour le fédéralisme, la légitimité de la souveraineté est assujettie à la condition qu’elle favorise le progrès, ce que les commissions devront examiner.

Si sur les plans de l’initiative et de la représentation la démarche proposée est tout à fait conforme à la tradition parlementaire dans la mesure où elle confère un avantage au parti ministériel, elle n’en constitue pas moins un recul par rapport à la Commission Bélanger-Campeau qui offrait davantage de garanties d’impartialité.  Manifestement, le gouvernement Bourassa ne voulait pas risquer de s’engager dans un processus qu’il ne contrôlerait pas et qui pourrait déboucher dans une direction qui ne lui convenait pas.

Pourtant, dans une situation comme celle que vit le Québec, l’impartialité constitue un ingrédient essentiel de la légitimité des conclusions auxquelles il en viendra relativement à son avenir constitutionnel. En effet, contrairement à la situation qui se présente généralement dans les cas où un gouvernement organise un référendum – on peut penser aux cas de la France qui s’est prononcée par ce moyen en faveur du traité de Maastricht ou à celui de la Suède qui a refusé de la même façon de se joindre à l’Union européenne – le Québec ne constitue pas une société homogène sur le plan ethnique, ce qui confère à son gouvernement des responsabilités additionnelles, particulièrement lorsque l’équilibre des rapports entre la majorité et les minorités peut basculer, comme c’est le cas quand l’avenir constitutionnel est en jeu.

Non seulement doit-il faire respecter les droits de la majorité à la pleine expression de son identité et au respect de sa volonté mais il doit le faire tout en assurant aux diverses minorités la protection des droits que la majorité est tenue de leur reconnaître.  Il s’agit d’un exercice très exigeant et délicat qui requière une grande force morale et un doigté exceptionnel en raison des contradictions à résoudre.  Se retrouvant coincé dans une situation où il devait se préparer à voir se matérialiser une option qui ne serait pas la sienne si elle devait éventuellement représenter le choix majoritaire des québécois, en plus de devoir assumer au nom de cette majorité ses responsabilités envers les minorités, le gouvernement Bourassa se montre disposé à sacrifier un peu de légitimité en retour d’un contrôle plus grand sur le processus. Il s’engage sur une voie dangereuse.

Au fur et à mesure que se dérouleront les travaux des commissions, on sentira le gouvernement de plus en plus soucieux de « conserver sa pleine faculté d’initiative et d’appréciation des mesures favorisant le meilleur intérêt du Québec » au sens où le Parti libéral l’entendait.  Avec le résultat que le gouvernement commence à gaspiller le capital de légitimité qu’il avait accumulé depuis le rejet de l’accord du lac Meech.

Aiguillonné par la démarche du Québec vers un référendum sur la souveraineté et par la nécessité d’y « renipper » la légitimité du fédéralisme pour l’occasion sans s’aliéner le reste du pays, Ottawa développe une série de vingt-huit propositions qui visent à refaire le consensus constitutionnel.  La tâche a été ardue car, loin de se rapprocher, les positions des différentes régions s’éloignent de plus en plus les unes des autres.  C’est donc sans grand enthousiasme que le pays prend connaissance de la réflexion fédérale qui sera présentée sous le titre « Bâtir ensemble l’avenir du Canada ».

Pour faire « prendre » sa réflexion, le gouvernement Mulroney a mis sur pied un comité mixte de la Chambre des communes et du Sénat 8 a qui il confie le mandat d’enquêter et de faire rapport au Parlement sur des propositions de renouvellement du Canada.  Le comité organisera des audiences publiques à travers le pays, entendra un nombre impressionnant de témoins après avoir reçu plusieurs milliers de mémoires et organisera dans différentes villes cinq grandes conférences nationales sur la réforme constitutionnelle.  Les efforts du gouvernement et du comité ne parviennent pas à masquer la cacophonie qui se dégage de tout ce processus et la légitimité du fédéralisme apparaît encore plus vacillante à son issue qu’elle ne l’était avant.  Le comité constate l’impasse dans laquelle se trouve le pays, l’intérêt que soulève la question constitutionnelle dans la population  et le désir des Canadiens d’avoir voix au chapitre.  Il recommande en conséquence l’adoption d’une loi qui permettrait au gouvernement fédéral de tenir un référendum sur d’éventuelles propositions constitutionnelles et il invite celui-ci à obtenir la collaboration des provinces, des deux territoires (Nord-Ouest et Yukon) et des dirigeants autochtones pour réagir à son rapport.

Les premiers ministres des provinces, à l’exclusion de Robert Bourassa pour le Québec, commencent alors à se réunir afin de pouvoir faire des propositions avant le référendum québécois.  Dans le courant de l’été 92, ils y parviennent et, disant y trouver l’équivalent de l’accord du Lac Meech, le premier ministre du Québec accepte de retourner à la table des négociations.  Commence alors un autre de ces « marathons de la dernière chance » dont l’histoire constitutionnelle canadienne est remplie et il se déroule, pour le Québec, dans les pires conditions.  Non seulement la négociation ne se fait-elle plus à deux comme l’avait annoncé Robert Bourassa au lendemain du rejet de l’accord du lac Meech, mais il y a des nouveaux joueurs à la table, les dirigeants des territoires et les autochtones de même que, en arrière plan, tout ce que le Canada compte de groupes de pression – largement dépendants, ô ironie, du gouvernement fédéral pour leur financement – qui se sont mobilisés pour laisser savoir aux élus que tout accord qui ne tiendrait pas compte de leurs revendications serait nul et non avenu.

Le gouvernement conservateur fédéral, confronté à l’imminence d’élections générales, cherche à plaire à tout le monde et à son frère.  Les intérêts sont si hétéroclites et les positions tellement divergentes que le consensus auquel on parvient constitue un méli-mélo de voeux pieux susceptible de toutes les interprétations possibles qui est loin d’offrir au Québec les garanties que recherchait Robert Bourassa en signant l’accord du lac Meech.  Il se retrouve donc nettement en deçà de la barre de légitimité qu’il avait lui-même définie et l’opinion publique québécoise est prompte à le comprendre.  Malgré la clameur qui s’amplifie, il invoque la conclusion de l’entente de Charlottetown pour justifier l’adoption d’une loi qui amende la Loi 150 et lui permet de tenir un référendum non plus sur la souveraineté du Québec comme le prévoyait la Loi 150 mais plutôt sur l’accord de Charlottetown à propos duquel les Canadiens des autres provinces seront également consultés en vertu de la loi référendaire fédérale le même jour.[1]

Pressés de redonner sa légitimité au fédéralisme dans les délais impartis par la Loi 150, Brian Mulroney et Robert Bourassa ont fait un gros pari.  Non seulement vont-ils le perdre mais leur stratégie du désespoir va se retourner contre le fédéralisme et contre eux.  A l’issue d’une campagne très difficile et pour le gouvernement Mulroney qui, déjà très impopulaire, voit sa stratégie contestée à travers le pays, et pour le gouvernement Bourassa qui en plus d’avoir à vendre un accord ne correspondant pas à ses propres critères, doit composer avec une fuite dévastatrice9,  le NON l’emporte dans 6 provinces dont le Québec.  Au lendemain du référendum pan-canadien sur l’accord de Charlottetown, la légitimité du régime fédéral est plus que jamais remise en question au Québec.  Robert Bourassa et Brian Mulroney ont perdu toute crédibilité sur la question du renouvellement de la fédération canadienne et, fait nouveau, certaines provinces de l’ouest commencent elles aussi à contester l’ordre constitutionnel existant.  Les institutions politiques canadiennes traversent une crise si grave qu’on peut désormais douter très sérieusement de leur capacité à la surmonter.

 


1 L’auteur tient cette information de l’ex Brigadier-Général Armand Roy, désigné par le haut commandement militaire canadien pour assister, conformément aux lois en vigueur, le gouvernement provincial dans le rétablissement de l’ordre au Québec.

2 En rétrospective, si l’on peut reprocher à Robert Bourassa d’avoir étirer la situation plus qu’il ne l’était nécessaire, on doit au contraire le remercier d’avoir fait preuve de la plus grande retenue dans l’utilisation des moyens qui étaient à sa disposition.  Les déchirements qu’auraient pu provoquer une intervention trop ferme auraient été bien plus dommageables pour le tissu social québécois qu’ils ne l’ont été en procédant comme il l’a fait.

3 Loi instituant la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec., 5 septembre 1990

4 Rapport de la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec, Éditeur du Québec, 1991

5 Projet de loi 150.

6 Débats de l’Assemblée nationale.

7 Loi 150.

8 La commission Beaudoin-Dobie.

[1] La question posée était « Acceptez-vous que la constitution soit renouvelée sur la base de l’entente conclue le 28 août 1992 ? »

9 Une conversation sur téléphone cellulaire entre deux proches collaborateurs du premier ministre Bourassa lors des négociations de Charlottetown a été interceptée et, dans la transcription qui en a été rendue publique, on apprend que Bourassa se serait « effondré » et aurait sacrifié sans contrepartie suffisante les intérêts du Québec.