L’hiver est dur. Antoinette, en dépit de sa grossesse qui avance rapidement, ne manque pas une journée de travail car la clientèle est de plus en plus nombreuse et exigeante. De la vitrine avant du magasin, elle regarde, en ce mois de mars 1939, l’épaisse neige qui tombe à gros flocons et qui bloque toutes les rues. Cela lui donnera un petit répit, car les équipes de la Ville, munies de leurs longues « grattes » en bois de couleur rouge tirées par des chevaux et les nombreux hommes équipés de grosses pelles, ne réussiront pas à déblayer le milieu de la rue avant 3 jours, laissant derrière eux d’immenses tas de neige de plus de 6 pieds de hauteur en bordure des trottoirs. La bête noire des chauffeurs d’autobus.
Antoinette se rend chez elle à pied. Elle se repose, pense à son bébé, puis s’occupe de ses garçons et des devoirs de Jean-Claude. Elle se laisse aller à rêver à l’été, durant lequel elle ne travaillera pas, à Pointe-Calumet où elle séjournera tout le mois d’août, en compagnie de ses garçons et du petit dernier, qu’elle nomme déjà Adhémar, le prénom de l’oncle Bibeau.
La tempête terminée et les rues de nouveau praticables, elle revient au travail, avec encore plus d’ardeur. En avril, elle aide Jean-Claude pour sa première communion, « le plus beau jour de sa vie » comme elle dit et reçoit toute la famille à la maison, après la cérémonie à l’église. Elle n’arrête pas, toujours debout, car son métier l’oblige. Elle se dépense, se fatigue, commet des imprudences et tout cela jusqu’au 31 mai où tout à coup, en plein travail, elle ressent de vives douleurs au ventre et s’effondre. Charles-Émile appelle le Dr Archambault, qui arrive à toute vitesse. Il s’occupe d’elle, la calme et constatant que les douleurs persistent et qu’elle n’a pas perdu ses eaux, il propose de l’amener sur-le-champ à l’hôpital. Antoinette refuse, car elle veut accoucher dans son lit, comme elle l’a fait les autres fois. Elle n’a pas confiance dans les hôpitaux.
Mais le bon docteur insiste. N’ayant pas ses entrées à l’hôpital du Christ-Roi de Verdun, il choisit l’hôpital des Saints-Anges de Lachine, à six milles de chez eux. Elle n’a pas le choix et se retrouve, une heure plus tard, à l’hôpital dans une chambre à 6 lits. Elle se sent mal, ses douleurs sont plus fortes. Finalement, après de longues heures, elle accouche d’Adhémar. Il est mort-né, étranglé par son cordon ombilical. Elle est exténuée. N’entendant pas de pleurs, elle s’informe, mais c’est le silence autour d’elle. « Non, non, ce n’est pas possible, non, non … » s’écrie-t-elle. Elle supplie, ne sait plus où elle est. Dans sa crise, elle est envahie par les remords et l’incompréhension. Tant d’injustice! Puis, la haine de son métier, de son salon et de ses clientes. Tout y passe. Elle les tient responsables de la mort de son bébé. Même le curé et la « dépression » sont pris à partie.
Elle finit par se calmer et pleure doucement en pensant que son bébé ne pourra pas être baptisé. La fatigue a raison d’elle et l’emporte dans un profond sommeil. Charles-Émile, pour sa part, impuissant devant ce drame et perturbé, reste avec elle. Il ne sait que dire. Quelques jours plus tard, elle quitte l’hôpital, épuisée et désemparée. Elle rentre chez elle et retrouve ses garçons qui lui redonnent espoir. Tout doucement, elle revit. Mais elle n’oublie pas. Ses meilleures clientes viennent lui rendre visite pour la consoler.
Elle reprend ses forces… lentement. Charles-Émile, qui s’occupe de Jean-Claude et de Pierre-Paul, les amène voir passer, sur la rue Sherbrooke près d’Atwater, le cortège du nouveau roi George VI, en visite au Canada, avec la reine Elizabeth et leurs jeunes filles Elizabeth et Margaret. Ils sont parmi une immense foule, très dense, qui s’amasse le long du trajet. Ils doivent se contenter de regarder les membres de la famille royale avec l’aide de périscopes individuels en carton aux couleurs de la Grande Bretagne, achetés par leur père auprès de vendeurs itinérants.
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