Abondance ou trop-plein ?
J’ai été l’un des privilégiés de la télévision: 33 opéras à L’Heure du Concert, 22 opérettes et de multiples émissions de variétés en trois ans et demi. Un contrat par semaine, parfois deux ou même trois! Claire Gagnier, Voland Guérard et moi formions une équipe qui revenait sans cesse devant les caméras. On nous réclamait de toutes parts, et pas seulement pour chanter: dans Les Plouffe, j’ai cassé la gueule de Guillaume par deux fois!
Notre trio était tellement bien rodé que le Barbier de Séville – dont la distribution comprenait aussi Pierre Duval, Napoléon Bisson et Fernande Chiocchio – a remporté en 1965 un trophée Emmy. La belle mise en scène de ce Barbier était l’œuvre du comédien Paul Buissonneau. Artistes québécois, nous étions célèbres jusqu’à New York!
Dans mon cas cependant, c’en est presque devenu trop.
Un certain dimanche soir que je n’ai pas oublié, je chante non pas une, mais deux opérettes: la première au canal français de 20 heures à 21 heures, l’autre au canal anglais à 22 heures (La Serva padrona de Cimarosa). Entre les deux, juste le temps de changer de costume, de maquillage et de personnage … Complètement épuisé, je rentre chez moi en taxi à minuit. J’irais récupérer ma voiture le lendemain … En allant répéter pour une autre Heure du Concert.
Durant cette époque. faste, nous enregistrons deux Bohème à Radio-Canada. Et deux I Pagliacci. Le premier, diffusé en mars 1958, a marqué la petite histoire de l’opéra au Québec. Il mettait en vedette Raoul Jobin, le grand ténor qui avait fait la gloire de l’Opéra de Paris pendant des décennies.
Jobin était mon aîné d’une vingtaine d’années. Je le connaissais pour avoir chanté avec lui à la radio ainsi qu’au Festival de Montréal dans Manon et Tosca au stade Molson.
Ce I Pagliacci fut son chant du cygne. «La commedia è finita!» Ce soir-là, en l’entendant cracher sa dernière phrase, qui est aussi la dernière de l’opéra, j’ai compris brusquement qu’il se parlait à lui-même. Aussitôt les caméras éteintes, un Raoul Jobin à bout de forces est venu s’appuyer sur moi de tout son poids. La voix cassée, il a murmuré: «Robert, c’est fini, je ne chanterai plus … » J’aurais voulu, à cet instant, que le public qui l’avait adulé ressente avec moi l’épuisement de cet immense artiste. Raoul Jobin n’avait que 52 ans.
Le même I Pagliacci s’est avéré d’ailleurs l’un des pires cauchemars de ma carrière. Depuis des jours, je le menais de front avec un Barbier de Séville à l’affiche au Théâtre Saint-Denis. Tous les jours, je répétais I Pagliacci en studio et, tous les deux soirs, je donnais une représentation du Barbier. En plus, je m’occupais activement de l’administration du Grand Opéra – une troupe que j’avais fondée en 1956 avec Yoland Guérard et dont j’assumais la direction artistique (j’y reviens plus loin). Ce qui devait arriver arriva: burn out! Le jour de la télédiffusion – en direct de I Pagliacci, entre la cinquième et la sixième représentation du Barbier, il ne me restait plus de voix. Ni pour parler ni pour chanter.
À 9 heures, en ce matin fatidique, j’entre en studio. Paniqué, je vais trouver le réalisateur, Françoys Bernier, et lui demande de laisser faire les tests de voix, s’il vous plaît, jusqu’à ce que je sois prêt. Les heures passent. Aucun progrès. De toute la journée ma voix ne revient pas. A 20 heures, la générale commence. Je suis encore muet… Tout le monde chuchote dans le studio. Rien à faire, pas un traître son ne me sort de la gorge. Et Wilfrid Pelletier qui se trouve à deux kilomètres avec son orchestre! L’Heure du Concert entre en ondes à 22 heures …
À 21 heures 55, stand by! Je sors de la salle et me précipite dans le studio 12 de la radio. Au piano, je joue un arpège dans le médium de ma voix en essayant de le chanter: do-mi-sol-do. Toujours rien. Je reviens au studio de télévision à moins trente secondes, comme un automate. Le Prologue de Tonio (mon personnage) ouvre l’opéra. Cet air dure huit minutes. Huit!
L’indicatif de l’émission me parvient à travers une espèce de brouillard mental, puis l’introduction de Henri Bergeron. Pendant ce temps, complètement affolé, j’apostrophe le Ciel: «J’ai fait ma part, Seigneur, fais la tienne! » Et je m’avance sur le plateau.
Quand le rideau est tombé, les gens du théâtre m’ont dit que j’avais chanté« comme un dieu ». Ils ignoraient que j’avais effectivement bénéficié de l’aide divine! Jusqu’à Wilfrid Pelletier qui m’a téléphoné à deux heures du matin: « Savoie, vous m’avez inspiré, je n’ai jamais entendu quiconque chanter aussi magistralement le Prologue, même pas Leonard Warren.» Mais combien j’avais souffert …
Le lendemain, après une nuit sans sommeil, j’affronte la dernière du Barbier. Après l’effort de la veille, ma voix est en lambeaux. Je préviens mes collègues que je ne chanterai pas les notes aiguës. Ils se montrent compréhensifs.
À mon entrée en scène pour la Cavatina du premier acte, le public, qui m’a entendu la veille à la télévision et ne soupçonne rien, me fait une interminable ovation. L’orchestre s’interrompt. Quand la vague s’apaise, je fais signe au chef et on recommence. Porté cette fois par l’affection et l’admiration du public, je chante tout, sol aigus compris.
La production fut un grand succès pour notre Grand Opéra. N’empêche qu’à ce jour, chaque fois que j’entends le Pas de deux du Casse-Noisette de Tchaïkovski, je suis parcouru de grands frissons. Cette musique était l’indicatif de L’Heure du Concert.
Cette aventure m’a cependant coûté très cher. Elle m’a forcé à interrompre toutes mes activités pendant sept longs mois. Plus d’une demi-année de repos vocal complet, voilà ce que m’ont rapporté mes excès. Quelle leçon!
Bref ces années de télé furent les années d’abondance. Artistes et téléspectateurs, tous ceux qui l’ont connue se souviennent de L’Heure du Concert. Tous les bons chanteurs canadiens de l’époque y ont chanté: Vickers, Verreau, Duval, les Simoneau et tant d’autres. Si les gens me reconnaissent encore aujourd’hui, s’ils s’arrêtent pour me saluer dans la rue, au restaurant, dans les aéroports, dans les petits villages de toute la province et jusqu’en Gaspésie, c’est grâce à la télévision. Ou, plus exactement, a la mission culturelle que notre société d’État exerçait alors dans la vie de la province.
Cette magnifique époque est révolue depuis 25 ans. En 1972 la télévision de Radio-Canada a diffusé son dernier opéra en direct: Faust de Gounod. Claire Gagnier et moi étions encore de la distribution.
Pourtant, le Québec sait encore chanter. Dommage qu’on l’encourage si peu …
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