L’inauguration du Kennedy Center
Au début des années soixante-dix, je vais à New York auditionner pour l’agent Thea Dispeker. Pendant que nous discutons dans son bureau, un assistant vient lui dire qu’on la demande au téléphone. Elle décroche l’appareil, échange quelques phrases, se tourne vers moi: «Monsieur Savoie, connaissez-vous par hasard le rôle de Falstaff? On cherche un baryton pour l’inauguration du Kennedy Center l’année prochaine à Washington.» Tu parles, si je connais le rôle!
Dispeker me prend aussitôt dans son écurie et je signe sur-le-champ un contrat prévoyant quatre représentations de Falstaff en six jours. C’est beaucoup, mais je compte sur ma forte constitution pour me tirer d’affaire.
Le metteur en scène sera John Houseman, l’acteur anglo-américain. Je connaissais Houseman pour l’avoir vu dans la série télévisée Paper Chase, où il incarnait un professeur de droit. Je l’aimais bien comme comédien, mais je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il connaît de la mise en scène d’opéra.
Les répétitions musicales se déroulent à New York en présence de Houseman, qui suit le texte mot à mot. Comme au cinéma, il chronomètre les secondes qui s’écoulent entre les répliques. Rien qu’à l’observer, je devine que la mise en scène avec lui sera problématique. A l’opéra, en effet, la cadence est marquée par la musique, et la musique varie obligatoirement d’une exécution à l’autre. La méthode de Houseman était vouée à l’échec, surtout que dans Falstaff les interventions chantées sont légion et les tempi très rapides.
Effectivement, une fois la mise en scène commencée, les choses se gâtent très vite. Nous marchons tout droit vers un cul-de-sac. Mes collègues sont tous des Américains et aucun n’a la moindre expérience de l’œuvre. De mon côté, je l’ai travaillée bien des fois, y compris avec Franco Zeffirelli. Aussi, devant notre impasse, je me résous à intervenir. En tête à tête avec Houseman un midi, je lui explique comment il faut procéder à l’opéra. Il saisit tout de suite et, à partir de ce jour, se laisse guider par son oreille, au grand soulagement de toute la distribution.
Nous passons à Washington les deux semaines suivantes: répétitions sur la scène flambant neuve, décors superbes, magnifiques costumes, tout baigne dans l’huile. Par ailleurs, la vente de billets va tellement rondement que la direction décide d’ajouter une matinée le dimanche. Nous ne donnerons plus quatre, mais bien cinq représentations en six jours.
Après la quatrième, j’étais mort. Les autres chanteurs aussi. Cela dépassait les limites de l’endurance humaine. Certains ont fait annoncer au public qu’ils avaient la voix fatiguée. En fait, nous étions complètement épuisés, non seulement vocalement mais physiquement. Personnellement, je ne pouvais même plus marcher. Les douze kilos supplémentaires du costume m’avaient achevé. Il m’a fallu retarder de 24 heures mon vol de retour sur Paris, prévu pour le lendemain de la dernière. Cette journée-là, je l’ai passée au lit. Heureusement, Air France traitait ses clients chanteurs aux petits oignons.
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