Rapatriement Forcé


Rapatriement Forcé

Au printemps 1954, je n’avais plus une lire et aucun moyen d’en gagner. Après mes débuts, j’avais cherché des contrats mais aucun projet ne s’était concrétisé. À la maison, le garde-manger se vidait. Nous en étions réduits au pain, au fromage et aux pâtes sans sauce. Je fondais à vue d’œil. Au bout de deux mois, je n’étais plus que l’ombre de moi-même et ne savais plus à quel saint me vouer.

Illustre Baritono !

Dans les années cinquante, la grande maison d’édition exerçait une énorme influence sur la vie musicale de Milan. Elle allait jusqu’à se réserver le droit, par exemple, de contester le choix d’un chanteur ou d’un chef d’orchestre dans les théâtres lyriques qui utilisaient ses ouvrages!

À la répétition générale deTosca, deux jours avant mes débuts officiels, se trouvaient plusieurs directeurs de maisons d’opéra et autres gens de théâtre. Après le deuxième acte, je vais m’asseoir à côté de mon maestro, dans la salle, pour recevoir ses commentaires. Quand je lui demande comment je me suis débrouillé, il répond, comme d’habitude: «Mia male» (pas mal). Narducci n’était pas très porté sur les compliments.

Derrière un homme me touche l’épaule.

«Bravo, dit-il, vous avez bien chanté. Mais vous vous êtes trompé à deux reprises.

– Où ça ? » dis-je, interloqué.

L’inconnu me signale deux fautes musicales qu’à son avis j’aurais commises.

« Monsieur, excusez-moi, mais c’est vous qui vous trompez, pas moi, Maestro Narducci va vous le dire ! »

Le type insiste et je commence à élever la voix. Mon professeur me tire par la manche.

– «Tais-toi, arrête de t’obstiner!» souffle-t-il.

Je n’y comprends rien, pourquoi Maestro ne remet-il pas cet ignorant à sa place ? Finalement je cède, très frustré, et me tais.

Le soir de la première, j’arrive tôt au théâtre et trouve dans ma loge une lettre portant la mention «Illustre baritono Savoie». Illustre, moi! J’ouvre l’enveloppe et lis « Caro e bravo signor Savoie, la partition deToscavient de me tomber sous les yeux et je constate que je me trompais l’autre jour. C’est vous qui aviez raison (…). » C’était signé Pietro Clausetti. Le directeur de la Casa Ricordi en personne !

C’est alors que la chance me fait signe. L’écrivain Yves Thériault, de passage à Milan, vient nous rendre visite à l’appartement. Mon ami ne s’étonne pas quand je lui confie mes soucis financiers, car ils sont bien visibles; j’ai perdu 22 kilos depuis notre dernière rencontre ! «Robert, tu ne sais pas ce qui se passe à la télévision de Radio-Canada ces temps-ci ? dit-il. Les chanteurs obtiennent des contrats très intéressants, tu sais: L’Heure du Concert diffusée en direct tous les jeudis, des pièces de théâtre, des émissions de variétés, etc.» Bref, Yves me conseille de rentrer au Canada.

D’accord, mais avec quel argent ? À court de solutions, je me résous à aller emprunter à la banque que fréquentait notre petite colonie canadienne-française de Milan. Cet établissement privé échangeait les dollars canadiens à un meilleur taux que les banques à charte.

Le patron signor Tolya, écoute attentivement mon histoire.

– « Et combien faut-il pour rentrer au Canada?

– Huit cent dollars américains. Ma femme et moi en aurions suffisamment pour prendre le bateau de Gênes à New York et, de là, l’avion pour Montréal. »

Signor Tolya se lève sur-le-champ et quitte la pièce. J’attends. Au retour, les huit cents dollars en main, il arrache une petite feuille de son bloc-notes et me la tend. «Firma», dit-il. Je signe le bout de papier, il le met dans sa pochette et me donne l’argent Sans autre forme de procès…

rapatr6.gif (824×647)Trois contrats de télévision plus tard, j’aurai remboursé ma dette. Mais quel exemple de confiance et de générosité. Un directeur de banque !

Par un beau matin ensoleillé de mars, Yves nous reconduit à Gênes, Aline et moi, et nous montons à bord du magnifique paquebot Constitution (celui-là même qui mènerait bientôt la belle Grace Kelly après de son prince). Pendant les dix jours de la traversée, je fais une véritable cure de récupération. Un marin m’ayant expliqué que le meilleur moyen d’éviter le mal de mer, c’est de manger, j’en profite. En l’espace de quelques semaines, je remonte à 92 kilos, poids que j’ai toujours conservé depuis.

De ce voyage il ne me reste qu’un seul souvenir mémorable: je remporte une partie de ping-pong par défaut. La mer est tellement agitée que tous les autres passagers inscrits au tournoi ont préféré demeurer dans leur cabine !

Aussitôt rentré au Canada, je téléphone à Françoys Bernier, réalisateur à Radio-Canada. Après une audition, les responsables de l’Heure du Concert – Bernier, Pierre Mercure, Gabriel Carpentier et Irving Guttman – retiennent mes services pour la fin de la saison. Ce faisant, ils m’ouvrent la porte d’un univers tout nouveau où je me sentirai bientôt comme un poisson dans l’eau: celui de la télévision.

Vive le jour de l’an !

En ce décembre 1953, mes copains canadiens décident qu’ils veulent fêter ensemble la veille du jour de l’an et me désignent volontaire pour organiser la fête. À moi de nous trouver un restaurant sympathique et de voir au menu.

Tout près de chez Maestro se trouvait, justement, un bon établissement de nom de Rigoli. On le croira ou non, mais le propriétaire de ce restaurant s’appelait Rigoletto, ses sœurs Gilda et Maddelena et son frère, Sparafucile. Dans la famille figuraient tous les personnages de l’opéra de Verdi.

Je me présente chez signor Rigoletto et lui demande si mes amis et moi pouvons fêter la Saint-Sylvestre chez lui. Nous serons vingt, dis-je. Il est d’accord. Le réveillon coûtera 5000 lires par personnes, soit l’équivalent de 9 dollars canadiens. Le lendemain, toute la compagnie accepte l’arrangement.

À 22 heures, le 31 décembre, nous nous présentons au restaurant, prêt à faire bombance. Champagne, antipasti de toutes sortes, dinde garnie à l’italienne, re-champagne, dolci variés, re-re-champagne. On rit, on s’amuse, on boit une tasse. À 3h30 le matin du 1erjanvier; je demande l’addition. Horreur !!! Les 5000 lires par convive, c’était seulement le couvert… Le montant total de l’addition ? Je ne m’en souviens plus. Je sais seulement que je n’osais pas l’avouer à mes amis.

Brusquement dégrisé, je vais trouver Rigoletto pour tâcher d’expliquer ma méprise, Après de longs palabres, le restaurateur consent à réduire la facture de moitié. Mais, même coupée en deux, elle dépasse largement nos moyens. Que faire ?

Joseph et moi réfléchissons un peu et, finalement nous optons pour la solution que voici: chaque convive versera tout de suite les 5000 lires du couvert et remboursera le solde … à tempérament. C’est ainsi que chacun de nous a réglé sa dette du Jour de l’an à raison de 1000 lires (1,50 dollars) par semaine jusqu’au 15 avril 1954 !

Chapitre 2: Intermède montréalais 

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