Les larmes du clown


Mimile,  je vais vous dire, il aurait très bien pu être cocher, comme son père.

 

Après tout, pourquoi pas ? Il faut reconnaître que son « vieux » avait fière allure quand il remontait le boulevard de la Madeleine, perché sur son fiacre aux armes de la « Compagnie Générale de Paris ». Le haut de forme bien ajusté sur le crâne, la barbe finement taillée, la livrée sans un faux pli, il était fier comme Artaban. Il faut dire aussi qu’à l’époque la « Compagnie », c’était une confrérie. Et son fondateur n’était pas n’importe qui : l’empereur Napoléon III en personne. Excusez du peu ! D’accord, elle ne s’appelait plus « Impériale », en ce début de vingtième siècle. Mais tout de même elle en imposait à tout le menu fretin qui galérait pour tenter de lui faire concurrence. Deux voitures par ci, dix voitures par là. Les autres ne faisaient pas le poids. Mimile le savait bien. C’était aussi pour cela qu’il était fier de son père, de son bel uniforme, de sa prestance. Il savait qu’il avait dû passer un examen avant de pouvoir conduire un fiacre dans la joyeuse pagaille des rues et des avenues de la capitale. Avec à la clef un beau livret, conservé à la Préfecture de police, s’il vous plait. Ça n’était pas donné à tout le monde, pensait-il. D’ailleurs ses copains de la communale de la rue du Mont-Cenis pensaient la même chose : « faut reconnaître que c’est quelqu’un ton daron ». C’est tout dire !

 

Alors, le moment venu, bien sûr, après quelques années de petits boulots et une tentative peu concluante d’apprentissage chez un menuisier de la rue de Belleville il s’était bien décidé à rejoindre, lui aussi, la fameuse « confrérie », à la grande satisfaction de son père. Seulement voilà, d’autres envies s’étaient mises à lui trotter dans la tête. Des envies nées tout d’un coup d’une découverte. Que dis-je, une découverte ? Un coup de foudre, un éblouissement, une révélation ! La révélation du cirque ! Ce miracle avait eu lieu un dimanche après-midi. Il devait avoir quinze ou seize ans lorsque ses parents l’avait emmené au Cirque Médrano, boulevard Rochechouart , à Montmartre. Un cirque en « dur », créé une dizaine d’années plus tôt par un espagnol au prénom de chef indien : Géronimo. (Ne cherchez pas le fameux bâtiment en rotonde : les bulldozers sont, hélas, passés par là dans les années soixante). Et, ce dimanche-là, il en avait pris plein les yeux ! Plein les yeux et plein la tête ! De lumières, de musique, de rires, de frissons, de vertiges, d’enthousiasme… Il en était ressorti bouleversé, subjugué, converti. Il avait découvert ce qui allait devenir sa vie, sa « confrérie » à lui : la « Piste » ! Non, décidément, il ne serait pas cocher. Adieu  livrée et haut de forme. Une tout autre tenue l’attendait, moins imposante, peut-être, mais tellement plus originale.

 

Et c’est là qu’il convient de lui tirer le chapeau à son « vieux », car, dès le début et malgré toute l’envie qu’il avait de voir son fils intégrer la prestigieuse Compagnie Générale de Paris, il n’avait aucunement cherché à lui mettre les bâtons dans les roues. Bien au contraire. Le métier de cocher avait cela de bon qu’il favorisait presque quotidiennement, au   hasard  des courses, des   occasions  de  contacts  dans  tous  les milieux. Or c’est ainsi qu’à deux ou trois reprises, stationnant en fin de soirée du côté de la place Pigalle, il avait pris en charge le même client : un grand type au profil de toréador, yeux sombres et cheveux noirs gominés, mais toujours affable et souriant, qui ne manquait jamais de bavarder quelques instants au moment de payer sa course, une fois arrivé à son domicile dans le quartier du Parc Monceau.  Il découvrit qu’il était trapéziste à Médrano dans le célèbre groupe des « Six Gomeras ». L’occasion était trop belle. Il s’enhardit à lui révéler la passion de son fils pour le monde du cirque et son envie d’y faire carrière. Et ce fut le miracle. Loin de tourner les talons en se fendant d’une banalité, le « toréador », arborant un large sourire, fouilla dans son portefeuille pour en extraire une carte de visite qu’il lui tendit.

 

– C’est merveilleux, à l’âge de votre fils, de s’être découvert une passion. Ce n’est pas si courant que ça, croyez moi. Dites lui donc de passer dimanche prochain après la représentation de la matinée. Qu’il se présente à l’entrée des artistes et montre ma carte au concierge. Il lui expliquera où me trouver.

 

Il est facile d’imaginer la joie de Mimile, battant des mains et sautant sur place ! Inutile de dire qu’il avait une bonne heure d’avance le dimanche suivant quand il s’est présenté devant la loge du concierge à l’entrée des artistes. Il avait mis son plus beau costume (tournure de style bien sûr : il n’en avait qu’un, taillé sur mesures dès la fin de sa croissance dans l’atelier exigu de Jacob Silberstein, près du Marché Saint Pierre au pied de la « Butte »). Il avait les mains moites et dansait d’un pied sur l’autre. Les bruits du spectacle arrivaient jusqu’à lui. Il entendit, soulagé, le tintamarre du  final, le déchaînement de l’orchestre accompagnant la sacro-sainte « Parade », les explosions de joie du public, les rappels, les « bis » des musiciens. Et puis le brouhaha des coulisses, une fois refermé le gros rideau de la piste. Le concierge lui fit signe d’attendre encore un peu. Un long quart d’heure passa. Et enfin la délivrance :

 

– Tu peux y aller, petit. C’est la porte 47 au fond du premier couloir.

 

Il se mêla avec ivresse à la foule des artistes et du personnel qui allaient et venaient en s’interpellant : musiciens, écuyères, clowns…mais aussi régisseurs, garçons de piste, accessoiristes…Devant la porte 47 ; il retint son souffle avant de frapper. Plusieurs voix crièrent entrez ! La loge en question était en fait immense, avec une batterie de tables de maquillages, une série de paravents d’habillage, des enfilades de barres portant des cintres. Les « Six Gomeras » se changeaient pour la pause avant la reprise de la soirée. Il repéra immédiatement le client de son père : il dépassait d’une tête le reste de la bande. Il était charpenté comme un athlète. Mimile devait apprendre plus tard qu’il était l’un des « porteurs » du groupe, celui qui se pend par les jambes au trapèze et dont le rôle est de récupérer le « voltigeur » en le saisissant par les poignets. Lui aussi le remarqua et son profil d’aigle s’éclaira immédiatement d’un sourire qui eut raison du trac de son visiteur.

 

– Ah, te voilà fiston ! Je parie que tu es le fils de mon cocher préféré !

 

La glace était rompue. Mimile abandonna sa main à la poigne rugueuse et légèrement adhérente du trapéziste.

 

– Alors, comme ça, t’as envie de venir chez nous ? Je veux dire dans la grande famille du cirque ?

 

– Ben, oui. Ça me plairait bien.

 

– Et tu veux faire quoi au juste ?

 

– J’sais pas trop, M’sieur. Clown, peut-être. J’y ai souvent pensé. Ou bien alors, trapéziste comme vous.

 

– Pourquoi pas. Mais dis-toi bien que dans tous les cas, il te faudra d’abord apprendre et apprendre encore, bref t’entraîner dur en partant de zéro. Et que ça va être long, très long. C’est le seul moyen : commencer au bas de l’échelle, t’immerger dans notre monde, voir ce qui t’attire le plus, laisser éclore tes propres talents. Tu en as forcément. Car, de toute façon, quel que soit « l’emploi » que tu choisiras, et c’est vrai aussi pour celui de clown, tu devras acquérir un maximum de techniques. Et ça, dans tous les domaines. Elles te permettront de construire ton personnage, ton répertoire, de marquer ton originalité, ce qu’on appelle d’un mot un peu pédant : ton « vocabulaire de cirque ». Jouer de plusieurs instruments, par exemple. Mais l’une des premières choses à faire, figure-toi, sera de te battre avec la gravité. Tu sais ce que c’est que la « gravité » ?

 

– Oui, M’sieur. C’est ce qui nous fait tomber par terre !

 

– Très juste. Eh bien, tu devras par exemple jouer les équilibristes. Une grosse boule, ou une planche posée sur un cylindre de bois suffisent pour commencer. De même tu devras apprendre à jongler avec des balles ou des massues: deux, puis trois, puis quatre…Dans ce dernier cas tu pourras même t’entraîner chez toi le dimanche ! Mais pour ce qui est de la boule, rassure-toi : au début on bloque ses mouvements  à l’aide d’un vieux pneu et puis ensuite on la coince entre deux rails ou deux tapis. Pareil pour le cylindre : tu commenceras avec un truc (une barre, n’importe quoi) pour t’appuyer ou te rattraper vers l’avant. Et ce sera la même chose pour l’équilibre sur un fil. Tu commenceras à 50 cm du sol, avant de monter à un mètre. Ça te permettra d’acquérir le réflexe de sauter sur le côté en cas de déséquilibre. Sans compter que l’on débute toujours avec un « tuteur », un bambou par exemple, qui fournit un troisième appui au sol.

 

Mimile buvait littéralement les paroles de son interlocuteur. Il était sur un petit nuage. Il se voyait déjà sur la piste, sous la lumière des projecteurs, le public retenant son souffle. Il lui fallut, pourtant, redescendre sur terre. Le trapéziste l’observait en souriant

 

– Pour commencer, fiston, si tu en es d’accord, bien sûr, je te propose, comme je te le disais, de te plonger dans l’ambiance, de te mêler à la troupe, de regarder, d’écouter, d’admirer…Et  pour  cela, l’une  des  meilleures  solutions, crois moi, c’est d’accepter pendant plusieurs mois de faire tous les petits boulots que le public ne voit pas, ou très peu, mais sans lesquels le spectacle ne pourrait pas avoir lieu. Il nous manque justement un employé dans l’équipe de ces auxiliaires qui interviennent dans tous les domaines : entretien de la piste, manutentions, mise en place et rangement des accessoires, préparation des entrées en scène…Et j’en passe. C’est la meilleure des écoles pour s’imprégner de la magie du métier et pour apprendre. Si ça te tente ?

 

– Et comment, M’sieur, que ça me tente !

 

– Dans ce cas, suis moi. Je vais te présenter au responsable du personnel.

 

 

*

 

*                      *

 

 

C’est donc ainsi que tout a commencé. Mimile plongea dans le vivier du Cirque avec enthousiasme et des projets plein la tête. Sa gentillesse, son application et son entrain firent le reste. Bref, il n’eut aucun mal à se faire adopter. Comme le lui avait conseillé son ami le trapéziste, il se fixa pour but de construire son personnage, son vocabulaire de cirque. En 1914, il avait vingt ans. Ses rêves furent stoppés net. Mais le miracle se produisit : il traversa les quatre années d’épreuves et d’horreurs de la Grande Guerre sans une égratignure. La paix revenue, il réintégra le bercail de Médrano. Les circonstances étaient propices : les parisiens avaient une envie folle d’oublier les années noires, de tirer un trait, de rire, de se distraire. Mimile s’était trouvé un partenaire de son âge, « Coco », le benjamin de l’équipe des « Six Gomeras », qui, blessé en 18 lors de la bataille de la Marne, avait dû renoncer aux exercices de voltige. L’entente fut immédiate car les deux compères étaient complémentaires : Coco fut le « le Clown blanc » et Mimile « l’Auguste ». Le directeur leur mit le pied à l’étrier en leur confiant des « entrées », destinées à servir, si nécessaire, d’intermèdes  entre deux numéros.

 

Il faut dire aussi qu’ils étaient à bonne école. C’était la grande époque d’un trio familial vedette, les Fratellini, que la presse et la radio ont immortalisés et dont le meneur de jeu était François. Pour Mimile, il fut plus qu’un maître, un véritable dieu. Ancien écuyer de voltige, il avait gardé une prestance extraordinaire, dans son habit lumineux de clown ; avec un maquillage très épuré : un masque blanc de Pierrot lunaire, éclairé seulement par quelques taches de couleur. Mais c’était par-dessus le marché un clown gai, chaleureux qui personnifiait la gentillesse, ce qui contribuait beaucoup à son succès, et à son aura.

 

Mimile suivit donc sa trace et puis, petit à petit, les années passant, formant avec son partenaire une équipe solide et complice, il devint l’un des artistes attitrés de la maison, figurant  en  bonne place  dans  le  programme, encouragé  à  présenter des prestations de plus en plus élaborées, de plus en plus originales, fidélisant un public de « fans », comme on ne disait pas encore à l’époque. Ce fut alors qu’il rencontra Yvette. C’était en 1930. Sur leur acte de mariage à la mairie du 18ème arrondissement, Mimile a indiqué : « artiste clown ». Et Yvette : « artiste lyrique ». En fait d’artiste lyrique, la pauvre courrait les cachetons dans les salles de café-concert des Grands Boulevards. Autant dire, la crise économique de 1929 étant de plus passée par là, que  le couple ne roulait pas sur l’or et que leur vie au quotidien, week-ends compris, à l’exception de la pause bienfaisante du matin, était hachée menue par les répétitions et les séances pour l’un, et par les passages en scène pour l’autre. Aussi, lorsque leur petite Aline vint au monde l’année suivante, le constat qu’ils furent bien obligés de faire fut un crève-cœur : ils durent admettre qu’ils étaient dans l’impossibilité de s’occuper de leur  bébé, de  trouver  le temps  de  jouer pleinement  leur  rôle  de  père  et  de mère, comme avaient le bonheur de le faire les couples qu’ils croisaient dans la cage d’escalier de leur immeuble de la rue Lepic. Ou bien, de temps en temps, dans les allées du square Saint-Pierre au pied du Sacré-Cœur, lors de leurs rares balades les jours de relâche. Ils se résolurent donc, la mort dans l’âme, à mettre Aline en nourrice chez une proche cousine de Mimile, au fin fond du bocage normand, du côté de Saint-Lô.

 

Et ce fut donc ainsi que, malgré tout, la vie d’artiste continua, dans le tourbillon des matinées et des soirées. Au milieu des rires et des flonflons. Porté par les cris et les applaudissements venus des gradins, l’ivresse de la communion avec le public, l’excitation de l’entrée en piste dans la tache éblouissante du projecteur, le déchaînement des cuivres de l’orchestre. Et puis la sortie sur un petit nuage quand la foule en réclame encore et que les poulbots des premiers rangs trépignent et crient à qui mieux mieux. Sans oublier le sourire amical et complice des copains du numéro suivant  qui attendent derrière le grand rideau rouge des coulisses.

 

Quand l’absence du bébé ne le taraudait pas trop, Mimile se sentait heureux. Oui, vraiment très heureux. Trop, peut-être ? Allez savoir ! Ça, c’est le genre de truc que sont capables de dire les maniaques de la philosophie à cinq balles. Ce qui est sûr, hélas, c’est que le beau rêve bascula un lundi matin, sans crier gare, sans faire de bruit. Presque en catimini : un simple télégramme réceptionné par la mère Piquemard, la concierge, et qu’elle tend au passage après avoir donné la porte. Elle a l’œil inquisiteur, on sent qu’elle aimerait bien savoir. Alors Mimile sursaute, prend le petit imprimé bleu, remercie d’un signe de tête et le fourre dans sa poche, en grimaçant un de ses célèbres « sourires de piste » qu’il sait si bien figer dans la salle de maquillage à grands renforts de poudre sèche blanche et de fard gras. Mais, pour le coup, plus question de le figer. Il est beaucoup trop inquiet. Alors il monte l’escalier quatre à quatre. Un tour de clef, la porte ouverte brutalement et sitôt refermée. Le papier bleu qu’on déchire, la petite bande blanche imprimée de quelques mots qui vous laissent incrédule mais vous poignardent, les jambes qui ne vous portent plus, la chaise sur laquelle on se laisse tomber.

 

Soyez courageux. STOP. Votre petite Aline décédée cette nuit. STOP. Méningite foudroyante. STOP. Venir au plus vite. STOP. 

 

                        Mimile fut à deux doigts de s’écrouler sur la moquette du vestibule. Les murs dansaient autour de lui. Ce genre de drame avait beau faire partie des angoisses des parents de cette époque-là, il n’y avait jamais songé. Son enfant venait d’être emporté par une méningite de type méningocoque, une forme particulièrement redoutable dans la mesure où le diagnostic doit être établi très rapidement et le vaccin adapté administré dans la foulée, afin d’éviter que le passage des microbes dans le tissu nerveux, puis dans le sang, ne provoque la septicémie fatale.

La suite fut un calvaire. Annoncer la terrible nouvelle à Yvette, la récupérer au fond de son désespoir, trouver la force nécessaire pour prendre la situation en main, informer la direction de « Médrano », se précipiter à la gare Saint-Lazare afin de prendre le premier train en partance pour Saint-Lô, serrés l’un contre l’autre dans une voiture de troisième classe…

 

Le reste est facile à imaginer. La bruine normande enchâssée, tenace, entre les arbres dénudés du petit cimetière, derrière le chevet de l’église paroissiale du 18ème siècle, les proches et les villageois (châles et manteaux noirs, costumes de mariage ressortis pour la circonstance) qui défilent à la queue leu leu pour embrasser Yvette recroquevillée sur elle-même. Et puis le train qu’il faut reprendre très vite dés le lendemain, car le Cirque, lui, n’attend pas (Le fidèle Coco, le partenaire des premiers jours a meublé l’absence comme il a pu, avec un débutant, mais la Direction s’impatiente). Et enfin la rue Lepic, sous le crachin elle aussi, pour tout arranger. Il fallut bien serrer les dents et « assurer » : pas question de louper la matinée du jeudi !

 

*

 

*                          *

 

Il est facile d’imaginer la scène. Ils sont programmés en seconde partie, juste avant les écuyères et après l’entrée en piste des « Six Gomeras », les trapézistes. Ils attendent leur tour, dissimulés derrière les plis du grand rideau des coulisses, à l’aplomb de l’orchestre. Ils ne perdent rien des « Ho ! » et des « Ha ! » poussés par le public à chaque fois qu’un porteur récupére en plein vol son voltigeur. Coco est inquiet. Il a posé sa main sur l’épaule de son partenaire qui garde les yeux baissés, jambes un peu écartées sur la sciure de la piste. « Ça va aller, mon pote, ça va aller. Un gros quart d’heure à tenir. Si tu sens que tu vas flancher, tu me fais signe : je reprends la main et j’abrège ». Mimile hoche la tête sans un mot. Un souffle rauque, tout au plus : « merci, Coco ». Le triple saut périlleux à deux voltigeurs vient de clore la prestation des « Gomeras », sous la houle des cris et des applaudissements du public. Le grand rideau vient de s’ouvrir. Mimile, comme dans un rêve, a le réflexe de s’écarter sur le côté. Il voit les « Gomeras » faire demi tour devant lui pour retourner saluer. Au moment où ils s’engouffrent dans les coulisses, son ami, le plus grand du groupe, vient lui serrer très fort les épaules. Alors Mimile lève enfin les yeux et s’accroche au regard de son mentor. Les applaudissements se sont calmés, l’orchestre a attaqué la ritournelle qui annonce que le moment est venu des gags et des pirouettes. « Tu vas le faire, Mimile, tu vas le faire. Je ne te quitte pas des yeux. Pour une fois, d’une certaine façon, ce sera toi mon voltigeur. Tu ne tomberas pas. Je te le promets ». La  tache  éblouissante  du  projecteur  vient  les chercher.  Coco s’élance le premier, un gourdin en carton à la main : « vous êtes là, les petits enfants ? ». Et le délire commence : « Ouiiiiiiii ! », hurlent les gamins en trépignant.

 

Mimile, alors, semble sortir d’un rêve. Il s’élance sur la piste, grimpé sur son gros ballon bleu semé d’étoiles d’or, vient buter comme prévu dans un tabouret qu’un accessoiriste a placé au bon endroit, tombe dans la sciure la tête la première, se rattrape à l’anse d’un seau posé sur une table, inonde ses immenses chaussures aux semelles béantes. Les mômes des premiers rangs crient de plus belle.

 

– Vous me faites honte, Môsieur Mimile ! Vous ne tenez plus sur vos jambes.

 

– Ce n’est pas de ma faute, Môsieur Coco, c’est de la faute à mes chaussures.

 

– Et qu’est-ce qu’elles ont donc vos chaussures ?

 

– Ma concierge m’a dit que c’était des vraies péniches !

 

– Et alors, en voilà une raison.

 

– C’est que je n’ai pas le pied marin !

 

Explosion de rires du public bon enfant de l’époque. Et voici la machine à peu près sur les rails. Les gags se succèdent, ponctués de coups de gourdins et de coups de pieds au fesses abondamment distribués par Coco, le clown blanc , Mimile, dans le rôle de l’auguste, alternant, comme il se doit, fous rires bruyants et  pleurnicheries, les deux ponctués  par les grimaces, sublimées par son maquillage, qu’il vient distribuer en bord de piste aux gamins qui battent des mains.

 

– Môsieur Mimile, savez-vous quelle différence il y a entre une panthère, un chou-fleur et une belle-mère ?

 

– Ah ben ! Elle est duraille la question ! J’donne ma langue au chat, Môsieur Coco !

 

– C’est pourtant simple : la panthère est tachetée par la nature, le chou-fleur est acheté par la ménagère et la belle-mère est « à j’ter » par la fenêtre ! Vous êtes ignare, Môsieur Mimile ! (Nouveau coup de gourdin sur la tête). Je vais vous donner une chance de vous rattraper : savez-vous quel est l’animal le plus contrariant ?

 

– Ah ça, oui je sais ! C’est l’âne !

 

– Non, Môsieur, ce n’est pas l’âne, c’est le rat !

 

– Le rat ! Et pourquoi ça ?

 

– Parce que quand on dit blanc, systématiquement le rat dit noir !

 

Leur numéro était bien rodé. Il se poursuivit ainsi pendant une dizaine de minutes. Et puis soudain tout bascula. Coco s’en rendit compte immédiatement. Au beau milieu d’une réplique et alors qu’il venait de recevoir son nième coup de bâton, la pleurnicherie légendaire de Mimile se mua brusquement en un sanglot déchirant. Sous le regard impuissant du grand Gomeras, il tomba à genoux sur la piste, il hoquetait, il était secoué de spasmes, il avait du mal à retrouver sa respiration. Le public, plié de rire, prenant la scène pour du grand art, applaudissait à tout rompre. Il fallait pourtant réagir. Très vite. Coco souleva tant bien que mal son partenaire par le col et le fond de son immense pantalon à carreaux et il trouva même la présence d’esprit d’improviser :

 

– J’en ai par-dessus la tête de vos comédies, Môsieur Mimile. Je vais vous embarquer chez le directeur. Ça m’étonnerait fort qu’il vous garde.

 

Il fit un signe discret au chef d’orchestre qui regardait la scène, interloqué. Dieu merci, il réagit immédiatement. Les ritournelles du final inondèrent le chapiteau. Coco, soutenant son ami tout en se retournant vers le public, les yeux levés au ciel comme pour le prendre à témoin dans un ultime gag improvisé, réussit enfin à s’engouffrer entre les deux rideaux qui commençaient à s’ouvrir et à se réfugier dans la pénombre d’un recoin. Tous ceux qui attendaient en retrait des tentures avaient compris. Ce fut le grand Gomeras qui recueillit Mimile dans ses bras, tel un pantin désarticulé. Le régisseur lança de tout urgence l’entrée en scène des écuyères, alors que dans les gradins le public réclamait Mimile à grands cris. « Reviens, le clown, reviens !! » s’époumonaient des dizaines de gamins du premier rang, grimpés sur le petit muret du bord de piste.

 

Mais « Le Clown » ne revint pas. Tandis que les écuyères en tutu rose enchaînaient depuis un moment les figures de leur numéro, Mimile allongé sur un brancard, recouvert d’un manteau hâtivement jeté par l’un des trapézistes sur son costume multicolore, serrant dans sa main une petite chaîne dorée au bout de laquelle était accrochée  la médaille de baptême de sa fille à l’effigie de la Sainte Vierge, se laissa docilement emmener vers la sortie du Cirque, devant laquelle venait de se garer l’ambulance des urgences de l’Hôpital Lariboisière.

 

Rochefort du Gard, Février 2013

 

 

Nota : Les répliques des deux partenaires sont extraites du répertoire « Les meilleures histoires de Cirque », publié en 1955 par le clown MYLOS aux éditions Paul Beuscher.