François Duprac, la troisième génération, a maintenant 44 ans. Il a, depuis la mort de son père Jean-Baptiste, subi pendant des semaines le bombardement de la ville de Québec par les canons de la flotte britannique. Participant à sa défense, il a vu les Anglais monter à l’Anse-aux-Foulons. Désemparé à l’annonce de la mort de Montcalm sur le champ de bataille, il est révolté du peu de renforts envoyés par le roi Louis XV pour les protéger et lui permettre de conserver ses acquis. Avec son épouse Geneviève Maheu, qu’il a épousée à Beauport le 9 février 1714, ils forment une famille unie avec leurs sept enfants, parmi lesquels François-Xavier. Les tensions militaires et politiques ajoutent à leurs inquiétudes, car ils n’ont aucune idée de ce que l’avenir leur réserve. Ils craignent les Anglais qu’ils voient débarquer en conquérants dans leur pays. Ils s’inquiètent de ce qui leur restera et de ce qui adviendra de leur langue, de leur gagne-pain et de leur religion.
En 1761, lors des négociations sur l’issue d’un des conflits de la Guerre de Sept Ans, les représentants des gouvernements français et britannique expriment, séparément, la même opinion. La pêche au large des côtes de Terre-Neuve constitue une source de richesse et de puissance plus précieuse que les territoires du Canada et de la Louisiane réunis. En 1763, la France reconnaît formellement la victoire anglaise par le Traité de Paris. La signature de ce document marque la fin officielle de la présence française dans la région du Saint-Laurent. La France ne conserve que les ports de pêche de Saint-Pierre et de Miquelon, de même que des droits de pêches sur les bancs de Terre-Neuve.
Une clause particulière du Traité de Paris permet aux habitants de l’ex-Nouvelle-France de quitter le pays conquis, après avoir vendu tous leurs biens. Les grands marchands d’affaires et les plus riches bourgeois – plus de vingt d’entre eux sont millionnaires – quittent le pays avec leurs biens pour retourner en France, laissant ainsi leurs compatriotes Canadiens, pauvres et peu instruits, à leur triste sort sous la botte des Anglais. Les grands marchands français sont remplacés par de grands marchands anglais.
François et Geneviève restent au pays avec leur famille, même s’ils commencent à éprouver un sentiment d’infériorité. Peu fortunés, ils ne peuvent partir et, tous les jours, ils vivent de plus en plus difficilement les changements qui se précipitent autour d’eux. François est hanté par un sentiment de découragement et d’impuissance. Il trouve consolation dans la religion catholique que le Traité lui permet de pratiquer. Il se réfugie donc à l’église et cherche des encouragements auprès du curé. Mais il n’y trouve pas une vision de l’avenir qui l’inspire. Accablé par ses soucis et la pauvreté de sa famille, il tombe malade, ce qui ne fait qu’ajouter à sa détresse.
Le sentiment d’«infériorité» qui s’empare de François et de ses compatriotes Canadiens ne découle pas seulement du vide créé par le départ des riches. Cela n’aide sûrement pas, mais la cause principale est la difficile insertion de la Nouvelle-France dans l’ensemble colonial de l’Angleterre.
Assez rapidement, une colonie anglaise se forme ici. Par la force des choses, elle se trouve à exercer une pression constante à l’assimilation de la population Canadienne qui, en réaction, se perçoit de plus en plus comme dominée. Les changements dans les rapports survenus depuis la conquête lui font l’effet d’une oppression. Tout s’en ressent, depuis le développement de l’économie jusqu’aux moindres aspects de la vie quotidienne des Canadiens. La réalité s’impose rapidement à eux: l’anglais est devenu la langue de l’industrie et du commerce. La vie quotidienne, quant à elle, se déroule en français. Et les langues «sauvages» servent à la chasse et la pêche.
En 1763, le roi d’Angleterre Georges III proclame la première constitution Anglaise pour la colonie. Elle devient «Province of Quebec». Le territoire des Canadiens (on appelle ainsi les Canadiens français) est limité à la vallée du Saint-Laurent. La loi devient la common law et pour accéder aux postes administratifs, un Canadien doit renier sa religion. Le gouvernement local est dirigé par un Gouverneur disposant de tous les pouvoirs (le poste d’Intendant n’existe plus) et d’une chambre législative composée de députés élus. Mais cette chambre n’est pas responsable. En effet, le Gouverneur peut renverser toute décision et n’en faire qu’à sa tête. De toute façon, cette chambre ne verra jamais le jour.
La proclamation Royale modifie aussi les conditions des traités négociés par les Canadiens, dans le passé, avec les peuples aborigènes. Alors que ces traités avaient été d’abord et avant tout signés pour assurer la paix et faciliter le marché des fourrures sans qu’il soit question de concéder un droit de propriété sur les terres, la nouvelle proclamation crée un «territoire Indien séparé» qui demeurera sous administration de la couronne britannique et sur lequel les blancs ne pourront s’établir, à moins que la Couronne n’achète leurs terres aux autochtones. Ce territoire, immense, s’étend du sud de Montréal jusqu’à la Floride. À l’est, il est bordé par les Appalaches et à l’ouest, par le Mississipi. Il comprend les Grands Lacs.
James Murray est nommé Gouverneur. Surprise agréable, il se révèle très sympathique à la cause des Canadiens. Ce fait lui vaudra d’être éventuellement rappelé à Londres. Il sera remplacé par Guy Carleton.
En 1774, face à la situation des 13 colonies britanniques américaines de la côte Atlantique qui s’élèvent contre le gouvernement de Sa Majesté, Carleton fait approuver «l’Acte de Québec», la deuxième constitution du Canada. C’est une opération qui vise à amadouer les Canadiens pour empêcher qu’ils ne se joignent à la rébellion américaine qui s’annonce. La nouvelle constitution restaure les lois civiles françaises, la religion catholique et la langue française. Les Canadiens peuvent maintenant occuper des postes administratifs. Mais ce développement survient bien tard. La classe dirigeante est soit partie, soit ruinée et les candidats sont rares.
Les colonies britanniques américaines veulent que les Canadiens brisent leur joug et s’engagent avec eux, les «Fils de la Liberté», dans une guerre d’indépendance. Carleton n’a que 1,500 hommes pour défendre la Colonie et il doit pouvoir compter sur la population canadienne pour l’emporter. Monseigneur Briand, l’évêque de Québec, n’hésite pas une seconde à soutenir la Couronne britannique. À cela, deux raisons: il apprécie la politique de conciliation menée par Carleton depuis son entrée en fonction et il redoute le fanatisme anti-catholique des Américains. La classe dirigeante suit Monseigneur Briand qui menace d’excommunication ceux qui seront complices des révolutionnaires américains. Une milice est formée en toute hâte et elle vient gonfler les rangs de l’armée du Gouverneur. Les soldats américains, après avoir gagné Montréal dont le siège durera 7 mois (les Montréalais refusent de s’unir aux colonies américaines) et Trois-Rivières, se buttent aux Canadiens qui défendent le fort Saint-Jean et résistent pendant 45 jours. Usés par un hiver particulièrement rigoureux, les Américains battent en retraite devant 10,000 hommes fraîchement débarqués d’Angleterre. Le Québec ne fera donc pas partie des futurs États-Unis. Mais, de son côté, la Couronne britannique se retrouve avec une colonie française et catholique.
En 1776, les colonies américaines se proclament indépendantes et créent les États-Unis d’Amérique. Par contre, neuf mille «loyalistes» des ex-colonies britanniques américaines, désireuses de demeurer fidèles à l’Angleterre, rejoignent le Canada. Ils s’installeront dans les Cantons de l’Est, au sud de Montréal et dans les régions à l’ouest de l’Outaouais et au nord de l’Ontario. La proportion des Anglais au pays s’en trouve du coup fortement augmentée. Ce fait nouveau aura une très grande influence sur les institutions nouvelles. Par exemple, c’est à cette époque que sera lancé à Montréal un important journal anglais, «The Gazette». Il existe toujours.
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