Hô Chi Minh
par Claude Dulong Sainteny
En 1956, j’arrivais à Hanoï, jeune mariée, ignorant tout de l’Extrême-Orient et n’ayant jamais pénétré dans un pays communiste. Une invitation de Pham Van Dong, premier ministre de la RDVN, ou République démocratique du Vietnam, nous attendait pour dîner, le lendemain soir à 18h3o au palais. Palais qui était celui de nos anciens gouverneurs…
Nous arrivons, il faisait nuit, jardin obscur, un escalier de pierre très raide, des salons plutôt démeublés, ouverts à tout vent, avec ventilateurs au plafond. Pham Van Dông tout seul, assis bien droit dans un fauteuil, vêtu d’un mao noir qui ne manquait pas d’une austère élégance. Nul autre convive. Très mauvais dîner, très mauvais vins dont un mousseux chinois sucré, imbuvable. Au dessert, tous les sujets de conversation possible étaient épuisés, la chaleur accablait malgré le ventilateur. J’étais la seule femme; était-ce à moi de donner le signal… ? Le boy avait disparu, mais peut-être allait-il revenir avec quelque friandise superfétatoire, car je perçus un léger bruit du côté du couloir par où se faisait le service. Ce couloir était masqué par un rideau. Le rideau se souleva à demi et j’entendis : « Coucou ! »
C’était Hô Chi Minh. Égal à lui-même dans sa défroque de chauffeur colonial: une tunique de toile kaki clair mal boutonnée sur des pantalons tirebouchonnés, au menton sa célèbre barbiche, aux pieds ses célèbres spartiates, portées sur des chaussettes. A la main une petite canne de jonc qui donnait à l’ensemble la dernière touche chaplinesque. Canne tout à fait inutile, car il marchait fort prestement.
Il prit une chaise et nous restâmes là, provincialement, autour de la table, moi muette, l’écoutant, stupéfaite, évoquer les personnalités françaises qu’il avait connues avant la guerre, comme si, précisément, il n’y avait pas eu de guerre. « Il va bien, Monsieur Un tel ? Et le président X ? Et le gouverneur Y ?… Je suis bien heureux de l’apprendre, vous leur transmettrez mon souvenir« .
Enfin nous nous levâmes. Alors Hô Chi Minh, à moi: « Est-ce que vous aimez les fruits de notre pays? » Je réponds, bien entendu: « Beaucoup, Monsieur le Président. Alors tenez, me dit il, emportez ceux ci« . Et il me verse dans les mains le reste du contenu du compotier que le boy avait laissé au centre de la table.
Ce ne fut pas un petit effort que de descendre dans la nuit très noire le très raide escalier de pierre du palais sans laisser échapper le moindre des fruits tropicaux dont m’avait fait offrande le naufrageur d’empires…
Si je vous ai raconté cette anecdote, c’est pour vous montrer le côté comédien d’Hô Chi Minh. Car c’est un aspect essentiel de sa personnalité, à cause duquel, précisément, on s’est longtemps interrogé sur cette personnalité. Il paraissait à la fois trop vif et trop fluet, trop bon enfant et même clownesque pour qu’on mesurât sa force de caractère, son inébranlable détermination et l’ascendant qu’il pourrait exercer. Ce n’était pas un agitateur comme un autre. Comment le voir avec un couteau entre les dents ?
Son entourage a d’ailleurs très vite compris qu’il tenait un « personnage » exceptionnel et s’est employé à fortifier sa légende, au mépris parfois de sa vie privée ou de ce qu’il lui en restait. Un exemple, emprunté à une période plus tardive de son existence. En 1954 l’entourage choisit une jeune et belle personne, cadre du parti, pour assurer « l’équilibre psychophysiologique et la bonne santé de l’Oncle ». Mais la demoiselle demande d’abord le mariage. Alors là, refus, « parce que le mariage ne serait d’aucun profit politique pour l’Oncle ».
Les flous, obscurités, imprécisions chronologiques ou autres dans la biographie d’Hô Chi Minh, ne tiennent pas seulement au secret observé par tous les révolutionnaires, ou aux lacunes de notre information: elles procèdent souvent de ce même besoin de légende, elles ont également valeur de symbole. Ainsi, Hô est probablement né en 1892, il l’a écrit lui-même dans un temps et dans des circonstances où il n’avait aucune raison de mentir; pourtant, c’est la date de 1890 qui a été retenue par l’histoire officielle et qui est gravée sur son cénotaphe. Pourquoi ? Peut-être pour avoir un chiffre rond, plus facile à graver dans les mémoires; peut-être aussi pour que Hô ait nettement dépassé la cinquantaine quand il apparaît sur la scène, ayant pris ce nom qui lui restera. Cinquante ans, c’est l’âge de la sagesse, l’âge où l’on est digne de l’appellation Bac, l’oncle, et pas n’importe quel oncle, mais le frère aîné du père, un homme d’autorité, digne d’exercer le pouvoir. Le mois et le jour mêmes de sa naissance ont été changés: les biographes officiels ont choisi et imposé le 19 mai, parce que c’est le jour de la fondation du Viêt Minh en 1941.
Quant aux identités multiples (on a recensé jusqu’à cent soixante-cinq pseudonymes), elles ne tiennent pas non plus à la seule volonté de dissimulation. Les noms aussi doivent avoir une valeur symbolique. Ainsi Nguyên Ai Quôc, le nom qu’il a le plus longtemps employé, signifie Nguyên le patriote. Quant au nom qui lui est resté, il vient de Hô qui est le patronyme d’un empereur réformiste du XVe siècle, Chi Minh signifiant : Celui qui éclaire.
Il était le fils d’un lettré du Nord Annam, d’origine paysanne, qui était devenu un petit fonctionnaire impérial. Mais l’homme buvait et fut révoqué en 1911: il aurait fait bastonner à mort un de ses subordonnés. Retenons que la famille se trouva dès lors plongée dans la pauvreté et presque dans l’indigence, malgré les petits secours que Hô lui enverra.
Il avait lui-même suivi une brève scolarité à Hué. On pense qu’il a obtenu le certificat d’études primaire franco-indigène. Au moment de la révocation de son père, il est répétiteur dans une école privée. Plus pour longtemps. Il va s’en aller parcourir le monde. Est-ce que la révocation du père, par le sentiment d’injustice qu’elle a pu engendrer, a joué dans cette décision ? Difficile à dire : ce qui est sûr est que les jeunes nationalistes d’Indochine obéissaient tous au même slogan : « aller étudier à l’étranger et revenir aider le pays ». Il fallait notamment comprendre d’où provenait cette supériorité ou cette prétendue supériorité des pays occidentaux qui leur avait permis de dominer une partie de l’Asie.
En avril 1911, Hô, sous le nom de Nguyên Ai Quôc, s’embarque donc sur l’Amiral Latouche Tréville, des Chargeurs réunis. Ses camarades de soute l’appellent l’étudiant, car entre les manœuvres il passe son temps à lire. Il bourlingue ainsi jusqu’en 1913 comme garçon de cabine, aide cuisinier, relâche dans des ports d’Afrique, d’Europe, d’Amérique.
Pendant la Grande Guerre il est un temps à Londres où il vivote des plus bas métiers: balayeur de neige, chauffeur de chaudières. Puis, réussissant à se faire embaucher au Carlton dans la brigade du grand chef Escoffier, il se spécialise dans la pâtisserie, mais surtout il perfectionne son anglais, qu’il parlera presque couramment. Toujours, partout, dans cette première période de sa vie, il cherche à s’instruire par tous les moyens.
Il dira plus tard qu’il était en France quand la révolution russe a éclaté. Il se peut que, là aussi, il y ait une volonté de symbole. On comprend pourquoi: les mutineries dans les troupes françaises coïncident chronologiquement avec la révolution russe. Pour d’autres, Hô ne serait arrivé en France qu’en 1919. Je proposerai 1918, parce qu’on trouve cette année-là dans La Vie ouvrière, journal socialiste, la petite annonce suivante :
« Si vous voulez garder un vivant souvenir de vos parents ou amis, faites agrandir vos photos chez Nguyên A Q, 9, impasse Compoint (17e). Beau portrait, beau cadre à partir de 45 francs ». Il gagnera aussi son pain en tant que dessinateur d’antiquités asiatiques.
L’important est de savoir qu’il adhère au parti socialiste et découvre par un camarade les thèses de Lénine sur le problème des nationalités et des peuples coloniaux. « Dans ces thèses, écrira-t-il plus tard, il y avait des termes politiques difficiles à comprendre. Cependant, en les lisant et relisant plusieurs fois, j’étais arrivé à en saisir l’essentiel. Les thèses de Lénine suscitaient en moi un grand enthousiasme, une grande foi et m’aidaient à voir clairement les problèmes. Ma joie était si grande que j’en arrivais à pleurer. Seul dans ma chambre, je m’écriais, comme si j’étais devant une grande foule : « Chers compatriotes opprimés et misérables, voici ce qu’il vous faut! Voici le chemin de votre libération ! »
Son premier coup d’éclat est proche. Ayant rédigé en collaboration avec quelques camarades les « Huit revendications du peuple annamite », il loue un complet chez un fripier pour pouvoir pénétrer au palais de Versailles où se tient depuis le 18 janvier 1919 la conférence de la paix, et dépose le texte entre les mains d’un conseiller du président Wilson. Wilson avait présenté au Congrès ses propres quatorze points dont l’un était le règlement des questions coloniales. Hô ne reçoit que de brefs remerciements. Il est quand même devenu un personnage en s’avançant ainsi à visage découvert dans le pays qui domine le sien; les militants de la CGT distribuent six mille exemplaires de son texte sur la voie publique.
En décembre 1920, participant au 18e congrès du Parti socialiste à Tours, il lance : « Je ne comprends rien aux grands mots dont vous vous servez, mais je comprends fort bien une chose […]les adhérents à la deuxième Internationale n’ont pas dit un mot sur le sort des peuples coloniaux« . Il vote donc, le 30 décembre, pour l’adhésion à la Troisième Internationale.
En juin 1923, départ pour l’URSS. Moscou donne alors priorité au soutien des nationalismes révolutionnaires d’Asie. L’Internationale entreprend donc de recruter des militants coloniaux pour l’Université des travailleurs d’Orient (KUTB). Hô Chi Minh va être le premier Vietnamien à assimiler la théorie révolutionnaire au cours d’une immersion de dix-huit mois en Union soviétique.
Il a fait l’éloge de cette Université des travailleurs d’Orient, qui, écrit-il, abritait sous son toit l’avenir des peuples coloniaux, en formant un millier d’ étudiants et d’étudiantes de soixante-deux nationalités, tous « ardents et graves », car ils avaient souffert et mesuraient l’importance de leur mission.
Ce qui l’attire aussi et surtout à Moscou, c’est l’intégration à une organisation de combat telle que le Kominterm, disposant d’un réseau mondial. Il dira plus tard, en 1945, à l’un de ses interlocuteurs américains: « Arracher l’indépendance à une puissance comme la France est une tâche formidable qu’on ne peut accomplir sans aide extérieure et pas nécessairement une aide en armes. On ne gagne pas l’indépendance en jetant des bombes et par des actes de ce type. Ce fut l’erreur que les premiers révolutionnaires ont commise. On gagne l’indépendance en s’organisant, en faisant de la propagande, en se formant et en se disciplinant. On a aussi besoin d’une foi, d’un évangile, d’une analyse pratique, on peut même parler d’une bible. Le marxisme-léninisme m’a fourni cette panoplie« .
Il n’oublie jamais lui-même l’importance de la pédagogie. En novembre 1924, ayant rejoint la mission soviétique de Borodine auprès du gouvernement révolutionnaire de Sun Yat Sen à Canton, il met en place et anime pendant deux ans une organisation révolutionnaire vietnamienne, en abrégé le Thanh Niên, à partir d’un groupuscule d’activistes qui survivait en exil à Canton. Il enseigne à ses adeptes les rudiments du léninisme, leur fait acquérir des concepts et un langage avec lesquels les Vietnamiens ne sont pas familiers. Qu’est-ce que le capitalisme, le prolétariat ? Qu’est-ce qu’une révolution par rapport à une révolte, etc. Jusqu’à 1927 il ne formera pas moins de deux cents can bô (cadres) au rythme de vingt à trente par trimestre. Les meilleurs éléments sont ensuite infiltrés ou ré-infiltrés en Indochine. L’un d’eux est un jeune mandarin de haut rang: Pham Van Dong.
Hô n’aura jamais de graves différends avec ses maîtres de Moscou ; ceux-ci lui reprocheront tout de même son nationalisme et l’importance qu’il attache à la paysannerie. Sur ce point-là pourtant, c’est lui qui avait raison. La classe ouvrière, à l’époque, n’était pas une force en Indochine.
Nous n’allons pas le suivre pendant toutes les années obscures où il œuvre dans l’ombre à la réalisation de son idéal, sans échapper toujours aux diverses polices qui commencent à découvrir son action : la police de Chang Kaï Chek, aux frontières chinoises, celle des Anglais à Hong Kong qui, après l’avoir capturé, finira par le libérer, alors que la France demandait son extradition. Mais, à partir de 1933, ses activités étant maintenant connues, il a perdu la possibilité d’agir en Indochine où sévit d’ailleurs une sévère répression contre dirigeants et militants nationalistes. On compte alors dix mille prisonniers politiques dans nos bagnes et prisons, et je ne parle pas des guillotinés.
Mais quand, en 1941, Hô Chi Minh après un nouveau séjour à Moscou, un autre à Yunan, capitale de la Chine rouge de Mao Tse Dong, repasse la frontière à pied, portant sa valise en rotin et sa machine à écrire, la situation de l’Indochine a radicalement changé; elle lui ouvre des perspectives qu’il va exploiter avec la plus grande astuce.
La défaite et l’invasion de la France en 1940 ont porté un coup fatal à notre prestige en tant que colonisateurs. De plus, les Japonais, alliés des Allemands, mettent à profit la capitulation française pour pénétrer en Indochine ; en 1941 ils l’ont entièrement investie.
Hô Chi Minh comprend alors, et c’est capital, que la révolution sociale doit Céder le pas, momentanément, à la révolution de libération nationale. Ainsi pourra-t-il réaliser une sorte d’union sacrée, pour l’indépendance, de divers milieux sociaux et mouvements nationalistes. L’instrument de cette lutte sera le nouveau parti que Hô crée le 19 mai 1941 dans la grotte de Pac Bo, dans les calcaires du pays Nung, où il s’est installé, près de la frontière chinoise. Ce parti, c’est, en abrégé, le Viêt Minh dont le nom complet signifie « Ligue pour l’indépendance du Vietnam ». Bientôt, la, ou plutôt les grottes de Pac Bo deviennent un lieu de ralliement. Hô y est rejoint par une de ses plus remarquables recrues, Vo Nguyên Giap, le futur général Giap. A eux deux, profitant de notre faiblesse, ils créent une zone dite « libérée », le Viêt Bac. Il y en aura bientôt six autres. Une arrestation et un nouvel emprisonnement par les Chinois de Chang Kaï Chek interrompent un temps les activités de Hô Chi Minh, mais en septembre 1943, sous ce nom qu’il ne quittera plus, il est de retour à Pac Bo et endoctrine les partisans de plus en plus nombreux qui viennent le rejoindre. Car il apparaît maintenant que la France ne peut plus prétendre à dominer l’Indochine.
En effet, les humiliations n’ont pas cessé depuis celle de 1940. Nous nous sommes soumis à toutes les exigences des Japonais, qu’on ne peut pas détailler ici. Et quand la guerre dans le Pacifique tourne à l’avantage des Alliés, l’occupation douce, si l’on peut dire, des Japonais, se transforme en mainmise totale et sanglante, car ils ne veulent pas perdre la base indispensable que constitue pour eux l’Indochine. Ce fut le coup de force du 9 mars 1945. On sait les horreurs auxquels il donna lieu.
Qu’a fait la France pendant ce temps pour tenter de rentrer en Indochine ? En novembre 1944 le Commissariat aux Colonies, qui recherchait tous les administrateurs disponibles pour assurer la’ relève outre mer, avait affecté Pierre Messmer à Calcutta pour y créer la Mission militaire de liaison administrative chargée de préparer la mise en place de notre administration en Indochine, quand le progrès des opérations militaires le permettrait.
Passons sur les détails. Vous les trouverez dans les ouvrages de Pierre Messmer lui-même. Il suffit de savoir que l’opération aérienne qui devait le larguer au Tonkin avait été si mal pensée qu’elle coûta la vie à l’un de ses camarades et que lui-même ne survécut et n’échappa au Viêt Minh que par des prodiges d’endurance et de ruse. Ajoutons qu’il y eut en tout sept opérations de ce type et que les sept échouèrent pour les mêmes raisons: ignorance à Paris de la réalité indochinoise du moment et particulièrement de l’implantation du Viêt Minh au Tonkin.
Une autre équipe française, dirigée par Jean Sainteny, avait été envoyée par la DGER en Chine méridionale, à Kun Ming, qui était le centre nerveux de la guerre dans le Sud-Est asiatique ; il s’y trouvait notamment une forte antenne de l’OSS, c’est-à-dire des services secrets et subversifs des Etats-Unis.
Cette équipe, Mission V, se rendit compte, elle aussi, que Paris s’aveuglait sur la situation de l’Indochine et elle constata tout de suite, avec l’amertume qu’on imagine, que les Américains de l’OSS à Kun Ming mettaient tout en oeuvre, notamment en lui refusant des avions, pour qu’elle ne parvînt pas à Hanoï. Les ordres venaient de Roosevelt en personne, que son anticolonialisme rendait aveugle aux vrais dangers.
Rien d’étonnant, donc, à ce que les Américains de Kun Ming aient fort bien accueilli Hô Chi Minh. Hô Chi Minh qui, vous vous en souvenez, est revenu en février 1943 dans sa grotte de Pac Bo. Il faut dire qu’il a réussi un « coup » extraordinaire. Ses hommes ayant trouvé dans la jungle un aviateur américain abattu, il est allé lui-même à Kun Ming pour l’y ramener. Hô va obtenir de l’OSS argent, armes et munitions, appui d’une équipe parachutée qui le rejoindra dans la jungle avec un opérateur radio et des entraîneurs pour ses guerilleros.
Ne négligeant aucune piste, Hô Chi Minh a également pris contact par des voies détournées avec Mission V. Et, pour montrer sa bonne volonté, il lance en juillet une attaque contre la station climatique du Tam Dao et y fait libérer cent quatre-vingt Français que les Japonais y avaient internés. Après quoi, le 30, il fait savoir qu’il est prêt à venir à Kun Ming, début août, pour discussions.
Depuis le mois de mai Jean Sainteny envoyait des messages à la DGER de Calcutta, dont il dépendait, pour savoir s’il pouvait, et de quelle façon, répondre à ces ouvertures. Car Hô a fait dire qu’il était prêt à coopérer avec des éléments de la « France nouvelle » pour chasser les Japonais d’Indochine, qu’il avait d’importants moyens à sa disposition, mais qu’il n’entendait pas accepter le principe de la ré-instauration de la souveraineté française. Jean Sainteny n’a pas reçu de réponse précise, même lors du séjour qu’il à fait à Paris en juillet à cette fin.
Le 11 août, les bombes atomiques étant tombées le 6 et le 9 sur Hiroshima et Nagasaki, il s’impatiente et souligne qu’il y a maintenant risque que « Masque » (c’est le nom de code du Viêt Minh) ou autre parti indigène tente de recevoir la capitulation japonaise ou de prendre le pouvoir« . Le 12 août, autre télégramme : il attend toujours des instructions pour répondre « aux ouvertures qui ont été faites, alors, ajoute-t-il, que ceci est une question d’heures…« .
En effet. Le Japon capitule le lendemain 13, et, pour comble de malheur, les Alliés attendent le 2 septembre, jour de la reddition officielle, pour envoyer des troupes en Indochine. D’où un vide politique et militaire, qui constitue une aubaine inespérée pour les mouvements nationalistes, et surtout pour le Viêt Minh, le mieux préparé. Le 15 août, Jean Sainteny a reçu enfin un télégramme retransmis par Calcutta, mais qui dit, je cite: » GPRF Gouvernement provisoire de la République française pris de court par la capitulation japonaise compte sur nous pour parer au plus pressé ».
Les 16 et 17 août, au cours d’un Congrès national du Viêt Minh, Hô Chi Minh fait connaître qu’il n’a pas reçu de réponse des Français. A la suite de quoi le Congrès approuve le déclenchement de l’insurrection dans tout le pays. Il s’agit de prendre le pouvoir et de former un gouvernement provisoire pour, en effet, parler au nom du Vietnam quand les Alliés arriveront. Giap entreprend aussitôt la lutte contre les partis nationalistes rivaux, par tous les moyens.
Le 19 août, des éléments Viêt Minh prennent le contrôle de Hanoï. Le 2 septembre, alors qu’est signée la capitulation japonaise en baie de Tokyo, Hô Chi Minh, sur la place Ba Dinh, proclame l’indépendance du Vietnam et la création d’une République démocratique. Les Japonais laissent faire.
Dans l’intervalle, Mission V avait enfin réussi à parvenir à Hanoï le 22 août, s’était installée « au bluff » au palais du Gouvernement, mais elle y était sous l’étroite surveillance tant des Américains de l’OSS qui l’avaient escortée que des militaires japonais, toujours présents malgré les circonstances, et bientôt des Chinois aussi. Car c’est aux Chinois que les Alliés, ayant divisé l’Indochine en deux zones à hauteur du 16e parallèle, ont confié le désarmement des Japonais au Tonkin. Aux Chinois, qui avaient jadis pendant dix siècles occupé l’Indochine et qui la considéraient toujours comme une province satellite. Décision catastrophique, prise à la Conférence de Potsdam où la France n’était pas conviée.
Sous les pressions conjuguées dont ils sont l’objet, les membres de Mission V parvenus à Hanoï seront contraints, le 10 septembre, d’abandonner le palais pour aller camper dans des locaux de fortune. Leur présence, les contacts qu’ils ont pris et maintiennent avec les Français de Hanoï ont néanmoins rendu l’espoir à ceux-ci, qui, menacés, spoliés, agressés, vivaient dans la terreur et se croyaient abandonnés.
Le Viêt Minh et son chef avaient des difficultés d’un autre ordre. Si les Japonais laissaient faire et même leur passaient ou vendaient des armes avant de partir, comment allaient agir les Chinois ? Ces Chinois de Chang Kaï Chek avec lesquels Hô a eu si souvent maille à partir et qui ont en Indochine leurs propres protégés.
Passons sur le déferlement de cette armée de pillards, atteignant avec ses services annexes quelque 200 000 hommes, qui s’abat sur le Tonkin, volant tout sur son passage, jusqu’aux boutons de porte. Les protégés de ces nouveaux occupants (on ne peut pas les appeler autrement), ce sont des mouvements nationalistes rivaux du Viêt Minh. C’est une des raisons pour lesquelles Hô Chi Minh fait des gestes en faveur des Français.
Il faut rappeler que, dans l’intervalle, l’amiral Thierry d’Argenlieu avait été nommé par le général de Gaulle haut commissaire et commandant en chef des forces militaires en Indochine. Mais l’amiral n’avait pas pu dépasser Chandernagor. C’est là que Jean Sainteny va le trouver, le 1er octobre, pour l’informer de la gravité de la situation. En sortant de son bureau, il se trouve en présence d’un officier général qu’il ne connaissait que par des photographies de presse: C’était Leclerc qui, lui, avait été nommé par de Gaulle commandant supérieur des troupes en Extrême-Orient.
Rencontre qui a son importance, car les renseignements fournis à Leclerc en cette occasion le convainquirent que la solution de force était impossible. Je le souligne, car on a tendance à trop simplifier les attitudes respectives de Leclerc et de Thierry d’Argenlieu: le premier aurait toujours été pour la négociation, le second toujours pour la force. C’est inexact: ils ont tous les deux évolué devant la pression des événements, malheureusement en sens inverse. En ce mois d’octobre 1945, Leclerc, jugeant en stratège, n’oublie pas que, s’il a pu reprendre pied militairement en Cochinchine, c’est avec l’aide des Anglais. Mais au Tonkin il n’a rien à espérer de personne et surtout pas de nos « alliés » chinois. Pour pouvoir y débarquer, il faut donc que soit obtenu l’accord du gouvernement en place, celui d’Hô Chi Minh, donc, qui devra prendre la responsabilité de faire accepter à la population le retour de forces françaises, et avec lequel on puisse ultérieurement traiter des problèmes en suspens. Sinon, c’est le déclenchement d’une guerre de jungle, impossible à gagner. C’est pourquoi Leclerc, une fois bien informé, va encourager Jean Sainteny à traiter avec Hô Chi Minh. Et s’il le pressera de conclure, « fût-ce au prix d’initiatives qui pourraient être désavouées« , je cite, c’est aussi parce que des raisons climatiques et logistiques lui imposent de débarquer au début de mars 1946 ; en cette période seulement il aura les bateaux qu’il lui faut et les grandes marées leur donneront le tirant d’eau nécessaire pour parvenir jusqu’au port de Haïphong.
Avant d’aller plus loin je voudrais vous rassurer sur le sort de Pierre Messmer. On avait fini par le retrouver dans Hanoï. Ayant réussi à échapper au Viêt Minh (il a raconté comment), il se trouvait, en assez piètre état, dans une annexe de la résidence du général Lou Han, commandant des troupes chinoises. C’est là que Jean Sainteny alla le rechercher, le 26 octobre, et je ne résiste pas à vous citer leur premier dialogue. Jean Sainteny: « Je suis heureux de vous voir« . Pierre Messmer: « Je m’excuse d’arriver avec un tel retard« . Il y a là un côté Stanley et Livingstone qui est assez piquant, malgré les circonstances.
Les négociations entre Hô Chi Minh et Jean Sainteny durèrent près de six mois, de nuit, dans une villa de Hanoï. Le premier était généralement assisté de Hoang Ming Giam, son futur ministre des Affaires étrangères, le second de l’administrateur Léon Pignon et, pour le détail des questions militaires, du général Salan, tous deux enfin envoyés à Hanoï pour appuyer Mission V. La discussion la plus ardue concerna la traduction du mot Dôc lâp ; pour les Vietnamiens il signifiait indépendance, les Français s’en tenant à: « autonomie ». Le 14 février 1946, Leclerc télégraphia à Paris « qu’il fallait aller jusqu’au mot même d’indépendance pour éviter le risque d’aller à un échec trop grave ».
Hô Chi Minh finit par se résigner à la formule « Etat libre », et cet Etat libre ferait partie de la Fédération indochinoise et de l’Union française, comme l’avait voulu la déclaration gouvernementale du 24 mars 1945. En ce qui concerne la réunion des trois Ky – Tonkin, Annam, Cochinchine – qui était une revendication essentielle du Viêt Minh, comme de tous les mouvements nationalistes, le gouvernement français s’engageait à entériner les décisions qui seraient prises par les populations annamites lors d’un referendum. Il faut rappeler que la Cochinchine, à la différence du Tonkin et de l’Annam, avait le statut de colonie et qu’elle était la plus riche région d’Indochine.
La signature des accords eut lieu le 6 mars à 16 heures, dans la villa où l’on se réunissait habituellement. Jean Sainteny fit part à Hô Chi Minh de sa satisfaction. « Et moi, répondit-il, j’ai de la peine, car, au fond, c’est vous qui avez gagné. Vous savez bien que je voulais plus que cela. Enfin, je comprends que l’on ne peut tout avoir en une fois. » Sur quoi, il lui sauta au cou, en déclarant: « Ma consolation, c’est l’amitié« !
Le 18 mars, Leclerc put faire son entrée dans Hanoï, au milieu des Français en délire. Il devait plus tard, dans un lumineux rapport au gouvernement, résumer la situation en ces termes :
« Si nous avions trouvé, outre les Chinois, un pays soulevé contre nous ou simplement en désordre, nous pouvions évidemment débarquer à Haï Phong, mais – je l’affirme catégoriquement – la reconquête du Tonkin, même en partie, était impossible. Ce n’est pas avec une petite division – et en 1946 – que l’on conquiert un pays surexcité, armé et grand comme les deux tiers de la France. En outre, le problème n’aurait pas tardé à prendre une ampleur internationale. C’est pourquoi on ne soulignera jamais assez l’importance des accords qui ont été conclus Leur signature, dans les conditions où elle s’est produite, constitue un véritable tour de force. Seule, la personnalité de M. Sainteny, que je connais peu et avec qui je n’ai aucune attache spéciale, aidé du général Salan, a permis de surprendre nos adversaires et de traiter avec avantage [ … ]. Au moment où les Chinois ne cachent pas leur dépit et où le Président Hô Chi Minh se défend auprès de ses subordonnés d’avoir été joué, il importe que le gouvernement français mesure la difficulté du travail accompli« .
Il est vrai qu’Hô Chi Minh avait pris des risques en signant: il fut qualifié de traître par certains des siens et même par des nationalistes d’autres tendances.
Et pourtant il avait gagné un point important, qui allait d’ailleurs être une nouvelle source de désaccord entre Leclerc et d’Argenlieu. Après avoir cédé sur l’indépendance, il avait en effet demandé qu’on mît au point sans délai, avant signature des accords, les modalités de la relève des troupes françaises, qui allaient entrer au Tonkin, par les troupes vietnamiennes (qui étaient essentiellement les siennes). Cette relève était prévue, puisque le Vietnam devenait un « Etat libre ayant son gouvernement, son armée et ses finances », mais les Français comptaient bien gagner du temps. Or un grave incident les en empêcha : les Chinois, malgré les accords particuliers conclus avec eux aux fins de libre passage, avaient ouvert le feu sur les troupes de Leclerc le 6 mars à l’aube, quand les bateaux qui les amenaient étaient arrivés en vue de Haï Phong. Et ce ne fut pas une salve d’intimidation: il y avait eu vingt morts et une quarantaine de blessés. Il n’était pas question de faire face à deux adversaires à la fois. Il fallait donc impérativement faire signer les accords franco-vietnamiens à Hô Chi Minh, lequel exigeait toujours qu’y fussent incluses les modalités de la relève des troupes. Tout ce qu’obtinrent les négociateurs français fut de faire reporter ces modalités sur un accord annexe. Mais il était désormais écrit noir sur blanc dans un document officiel que les troupes françaises auraient quitté l’Indochine au bout de cinq années, et, bien que cette clause ne concernât que les troupes à terre, l’amiral en fut durablement choqué, et d’autant plus qu’étant alors à Paris, il n’avait pas été consulté.
Il fit néanmoins bonne figure et voulut solenniser la conclusion des accords en recevant Hô Chi Minh. Jean Sainteny le lui amena le 24 mars, en hydravion, sur le croiseur l’Emile Bertin. en baie d’Along. L’amiral avait bien fait les choses, déployant dans ce cadre grandiose les fastes de notre marine pour accueillir le petit homme en kaki: revue navale, marins en grande tenue, etc. En repartant, Hô eut ce mot: « L’amiral a cru m’impressionner avec ses vaisseaux, mais ils ne peuvent pas remonter nos fleuves« .
Restaient à meubler les accords du 6 mars qui, comme leur titre l’indique, n’étaient qu’une « convention préliminaire ». Deux conférences étaient prévues à cette fin : l’une, préparatoire, à Dalat. Le choix de l’autre donna lieu à bien des discussions qui n’améliorèrent pas les relations de l’amiral avec Leclerc. Celui-ci voulait Paris pour éloigner Hô Chi Minh de son pays et éviter une collusion sino-annamite ; d’Argenlieu voulait une ville d’Indochine, Saïgon, ou encore une fois Dalat, pour éloigner Hô de Paris où il risquerait de trouver trop d’audience auprès des communistes français, et aussi pour éviter qu’il fût d’ores et déjà reçu en chef d’Etat dans la capitale de la France. Les deux séries d’arguments étaient valables et l’on ne voit pas ce que gagna le gouvernement en choisissant Fontainebleau.
Le 31 mai, Hô Chi Minh quitta Hanoï pour Paris, mais à l’arrivée il n’y avait pas de gouvernement français pour le recevoir. Celui de Félix Gouin venait d’être renversé. Ce n’est pas tout ; par la radio de l’avion Hô venait d’apprendre que, le 1er juin, l’amiral Thierry d’Argenlieu, au cours de la conférence préparatoire de Dalat, avait fait proclamer la Cochinchine, un des trois Ky, république autonome. Hô envisagea de repartir, on le persuada de rester en lui expliquant que serait valable que si elle était confirmée par le referendum prévu ; puis on l’expédia à Biarritz chargeant Jean Sainteny de le distraire en attendant la formation d’un gouvernement les parties de pêche au thon avec les marins basques, les promenades sur le sable, les excursions gastronomiques (il y a encore une auberge à Biriatou dont le livre d’or doit conserver la signature d’Hô Chi Minh). La joyeuse troupe alla même jusqu’à Lourdes…
Le 8 juillet, ouverture de la conférence de Fontainebleau. Tout se passa mal. L’française, qui pourtant avait approuvé sans réserves les accords du 6 mars, chauffa de son mieux l’entourage d’Hô Chi Minh, compromettant sciemment les chances d’un règlement que la droite encourageait nos négociateurs à l’intransigeance et criait à la trahison. Le 1er août, quand on apprit que l’amiral avait convoqué à Dalat une (2me) conférence aux fins de déterminer la position qu’occuperait la Cochinchine dans la Fédération indochinoise, aux côtés du Laos et du Cambodge, ce fut la suspension immédiate des négociations. Elles reprirent quel tard sur l’intervention d’Hô Chi Minh, mais la confiance était morte. Pham Van Dông, après un discours enflammé, quitta les lieux avec la délégation vietnamienne.
Mais Hô Chi Minh, lui, ne partit pas. Quand on lui demandait pourquoi, quand on lui représentait que sa présence à Hanoï pourrait apaiser le climat politique qui y régnait, il répondait « Je ne veux pas repartir les mains vides, je serais discrédité et donc impuissant« . A Marius Moutet, le ministre des Colonies, un de ses anciens camarades de la deuxième Internationale, il avait dit : « Armez mon bras contre ceux qui cherchent à me dépasser, vous n’aurez pas à le regretter ». Et c’est cours de cette conversation qu’il ajouta, avec une espèce de résignation, cette phrase souvent citée depuis : « S’il faut nous battre, nous nous battrons. Vous nous tuerez dix hommes pendant que vous en tuerons un, et c’est vous qui finirez par vous lasser. »
Depuis la fin de son séjour officiel, Hô Chi Minh, ne pouvant plus rester l’hôte de installé à Soisy sous-Montmorency, chez les Raymond Aubrac, qui étaient de ses chauds partisans, et il y rencontrait qui il voulait, y compris Maurice Thorez. Après la signature, le 14 septembre d’un modus vivendi qui n’était que bonnes paroles, il traîna encore deux jours. Enfin il prit le train non pas l’avion, et, en descendant vers Marseille, s’arrêta à Lyon, puis à Avignon, pour rendre visite à des compatriotes, anciens combattants de 39 45 qui étaient restés en France. A Marseille, quelques cris de viêt gian (traître) s’échappèrent du groupe de Vietnamiens venus à la gare. Le 19 septembre enfin, il s’embarque. Le 21 octobre à Haïphong, puis le 23 à Hanoï, il parle à la foule sur le ton de l’apaisement, dit que la conférence reprendra en janvier, puis réussit à faire entonner par ses compatriotes la Marseillaise après l’hymne vietnamien. Ce fut sa dernière manifestation profrançaise.
Le 20 novembre, une jonque chinoise de contrebande transportant de l’essence est saisie par notre marine dans les eaux du port de Haïphong. La question de la souveraineté douanière était une de celles qui était restée en suspens. Des tu vê, sortes de miliciens Viêt Minh, ouvrent le feu sur nos marins qui remorquaient la jonque. Vive réaction de notre part. Néanmoins, un cessez-le-feu est assez rapidement conclu. Mais, le 22, le haut-commissariat de Saïgon, par la bouche du général Valluy, assurant l’intérim de l’amiral (en mission à Paris) donne ordre au commandant d’armes de Haïphong de se rendre maître de la ville. Vingt mille morts selon le Viêt Minh, quelque deux cents selon les Français.
Le lendemain 23 novembre, le gouvernement réexpédie en toute hâte Jean Sainteny en Indochine, nanti des pleins pouvoirs civils et militaires. Il arrive à Saïgon le 26, mais le général Valluy le retient quelques jours au motif que les opérations de nettoyage à Haïphong n’étaient pas complètement terminées. En outre, on lui remet la note d’instruction suivante: « L’honneur militaire étant sauf, le prestige restauré et accru, l’imposition de conditions draconiennes serait une faute politique. Il importe désormais [ … ] de ne pas contraindre Hô Chi Minh et son gouvernement à des solutions désespérées« . En conséquence, Jean Sainteny était prié de ne pas s’installer au palais du Gouvernement général, « ce qui serait interprété comme une provocation délibérée signifiant le retour aux méthodes de force« .
Le 2 décembre, il arrive à Hanoï, demande à voir Hô Chi Minh. Le lendemain, on lui apporte la note suivante : « Je serais très heureux de vous recevoir cet après-midi, entre 17 et 19 heures. A cause de mon état de santé actuel, il est bien entendu que c’est une visite entre vieux amis… »
Hô Chi Minh est en effet au lit, apparemment fiévreux, entouré de deux de ses collaborateurs, qui ne quittent pas la pièce. Aucune conversation possible, sauf de vagues regrets.
Le 11 décembre, on remet à Jean Sainteny un « appel » de Hô à l’assemblée et au gouvernement français, non signé. Le texte est renvoyé et il fallut plusieurs jours pour qu’on le rapportât signé.
Le 19 décembre, c’est le coup de force Viêt Minh. On entend à la radio un appel de Hô à la résistance nationale: « Que celui qui a un fusil se serve de son fusil ! Que celui qui a une épée se serve de son épée ! Et si l’on n’a pas d’épée, qu’on prenne des pioches et des bâtons« . Dans Hanoï la voiture de Jean Sainteny saute sur une mine. Le 24 février suivant, quand il sera en état de regagner la France, il recevra de Hô Chi Minh la lettre suivante :
« Cher ami,
Je viens d’apprendre que vous allez rentrer en France. Je vous envoie mes vœux de bon voyage et de bonne santé. Je suis sûr que, comme moi, vous regrettez profondément que notre travail commun pour la paix soit démoli par cette guerre fratricide. Je vous connais assez pour vous dire que vous n’êtes pas responsable de cette politique de force et de reconquête.
C’est pourquoi je tiens à vous répéter que, malgré ce qu’il est arrivé (sic), vous et moi nous restons amis. Et je peux vous affirmer que nos deux peuples aussi restent amis.
Il y a déjà assez de morts et de ruines! Que devons nous faire maintenant, vous et moi ? Il suffit que la France reconnaisse l’indépendance et l’unité du Vietnam, et immédiatement les hostilités cesseront, la paix et la confiance reviendront et nous pourrons nous mettre au travail et à la reconstruction pour le bien commun de nos deux pays. Etc.
Souhaitons que Dieu nous accorde le succès.
Votre dévoué
Hô Chi Minh »
Alors, évidemment, la grande question, c’est: duplicité du début à la fin ? Des bonnes paroles pour endormir l’adversaire et soigner sa propre image, pendant qu’on fourbit ses armes, qu’on lâche ses miliciens, qu’on transforme Hanoï en champ de mines ? Rien à sauver du personnage, en ce qui nous concerne du moins ?
Il me semble que la réalité est plus complexe. Hô Chi Minh voulait l’Indochine, mais il ne voulait pas nécessairement la guerre. C’était plutôt un homme de subversion, qui savait attendre et, la situation internationale étant ce qu’elle était, le parti communiste exerçant alors en France l’influence qu’on sait, il devait bien penser qu’il arriverait ainsi à ses fins. Mais à côté de lui il y avait quelqu’un qui voulait la guerre: c’était Giap. Il nous haïssait. Sa femme et sa belle-sœur étaient mortes par nos soins, il voulait nous punir, il voulait du sang. Il avait rongé son frein pendant les tentatives de conciliation, il jugeait qu’il avait assez patienté et l’on peut penser qu’il y avait eu une sorte d’accord entre lui et Hô Chi Minh : Vous négociez, mais moi, pendant ce temps, je mets au point le déclenchement des hostilités en cas d’échec des négociations. Et ceci expliquerait la lenteur mise par Hô Chi Minh à rentrer en Indochine après l’échec de Fontainebleau. Ce qui n’exclut pas qu’il ait éprouvé une certaine crainte à rentrer « les mains vides« , comme il disait.
J’ajoute que Giap aimait la guerre et que, comme chacun sait, hélas, il avait l’étoffe d’un grand stratège. Je signale à l’intention particulière de Jean Tulard, que l’idole de Giap, c’était Napoléon ; il était capable de dessiner au tableau noir tous ses plans de bataille, et, au temps où il était professeur d’histoire, il punissait impitoyablement ceux de ses élèves qui ne savaient pas lui dire à quelle heure exacte la garde avait donné à Iéna, à Austerlitz ou ailleurs.
Ce qui est mensonger dans la lettre d’Hô Chi Minh, citée plus haut, ce n’est pas ses regrets pour le passé, mais ses propositions pour l’avenir : « nous pourrons nous mettre au travail et à la reconstruction pour le bien commun de nos deux pays« . Car, une fois signés les accords de Genève en 1954 après l’atroce guerre d’Indochine, il y eut bien une tentative de coopération. C’est à cette fin et aussi, naturellement, pour sauver ce qui pouvait l’être des intérêts français, que Pierre Mendès France, président du Conseil, renvoya Jean Sainteny à Hanoï. Or, en dépit des embrassades et, de temps en temps, des petits dîners, comme on a vu au début, rien de durable ne put être échafaudé, parce qu’au plan de la politique intérieure Hô Chi Minh mettait en place une démocratie populaire de la plus pure espèce avec laquelle la coopération économique était très difficile, pour ne pas dire impossible, malgré quelques petits succès du début. Il faut avouer que les Américains ne facilitaient pas les choses pour des raisons exactement inverses de celles de 1945. Revenus de leurs erreurs, ils ne songeaient plus qu’à contenir la poussée communiste en Asie, soutenaient de toutes leurs forces le Sud Vietnam et n’étaient pas loin de considérer la présence d’une représentation française au Nord comme une trahison. Mendès France, en l’y envoyant, n’avait pas mesuré le peu d’autonomie dont jouissait alors la France en politique étrangère. Et pourtant il avait accepté de ne donner que le titre de Délégation générale et non celui d’ambassade, à cette représentation française. Et pourtant il avait refusé la réciprocité diplomatique à la RDVN, ce qui ulcérait Hô Chi Minh et son gouvernement. Au bout de quelques années seulement, ils obtinrent d’avoir à Paris un attaché commercial, rien de plus, et durent s’en contenter pendant longtemps.
Il y avait un autre problème. La France, en la personne de ses représentants à Hanoï, pouvait elle rester muette devant les rigueurs du régime ? Car, une fois mis en place et malgré les bonnes paroles, il ne cessa de se durcir. La réforme agraire donna lieu à des procès publics, dont ceux de certains prêtres, la plupart vietnamiens, mais deux Français n’y échappèrent pas; quant aux évêques, on les confina dans leurs diocèses. Il fallut bien agir pour les uns et les autres et même une fois pour des Européens de l’Est, trois Hongrois qui se trouvaient à Hanoï comme coopérants et manifestaient trop clairement leur hostilité au régime qui sévissait, et au Nord Vietnam, et chez eux. J’ai raconté dans un livre de souvenirs comment ils furent aidés à fuir.
Ce dernier épisode irrita durablement Hô Chi Minh, et d’autant plus qu’il ne parvenait pas à comprendre comment le tour de passe-passe avait pu être joué; mais il en soupçonnait assez pour qu’après cela c’en fût fini des petits dîners et des contacts personnels. Et ses ministres n’étaient pas plus accueillants.
Pourtant, quand, plus tard, en 1966, le général de Gaulle envoya Jean Sainteny en mission auprès d’Hô Chi Minh, il n’y eut que des sourires et, s’agissant de la lettre d’introduction du Général, que des plaisanteries: « Vous introduire auprès de moi, ce n’est vraiment pas la peine! Nous nous connaissons bien, je pense, et depuis longtemps… Et puis ne m’appelez plus Monsieur le Président, c’est ridicule entre nous! »
Le politique avait avalé l’humiliation et le comédien avait repris le dessus.
A propos de Claude Dulong-Sainteny1
Claude Dulong-Sainteny a été élue à l’Académie des sciences morales et politiques le 4 décembre 1995, dans la section Histoire et Géographie, au fauteuil laissé vacant par le décès de Jean Laloy.
Archiviste-paléographe, licenciée ès Lettres, ancienne élève de l’Ecole pratique des hautes études (philologie romane), ancienne élève de l’université de Harvard, Claude Dulong a également occupé des fonctions à la direction des bibliothèques, à l’Organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) ainsi qu’à l’Alliance française. Elle a en outre été conservatrice de la bibliothèque Jean Lebaudy.
Ses oeuvres :
1951 – Un amour déchiffré, La Rochefoucauld et Mme de La Fayette (en collaboration).
1952 – Banquier du roi. Barthélemy Hervart, 1606 1676.
1956 –Trente ans de diplomatie française en Allemagne. Louis XIV et l’Electeur de Mayence (1648 1678).
1958 – Asie jaune, Asie rouge.
1969 – L’Amour au XVIIe.
1980 – Anne d’Autriche.
1984 – La Vie quotidienne à l’Elysée au temps de Charles de Gaulle.
1984 – La Vie quotidienne des femmes au Grand Siècle.
1986 Le Mariage du Roi Soleil.
1989 – La Dernière Pagode.
1990 – La Fortune de Mazarin.
1991 – Histoire mondiale des femmes (en collaboration).
1993 – Marie Mancini.
1996 – Amoureuses du Grand Siècle.
1999 – Mazarin.
2002 – Mazarin et l’argent.
[1] Claude Dulong-Sainteny en quelques mots :
Le métier dhistorien s’apparente à celui du détective: rien de plus excitant. Mais toutes les enquêtes n’aboutissent pas : rien de plus frustrant. Et dans le meilleur des cas la récompense est mince. Comment faire comprendre au public la somme de recherches qui sous-tend une seule page, parfois, ¬un seul paragraphe, d’un seul volume ? « Allez aux sources ! Allez aux sources ! » me répétaient mes professeurs de l’école des chartes. C’est qu’il faut établir l’authenticité d’un document avant de l’utiliser. La règle a l’air simple, elle semble aller de soi, et pourtant elle est tous les jours violée parce qu’elle exige d’abord une formation spécifique, ensuite une persévérance et une rigueur infinies. Il faut tout vérifier jusqu’au filigrane du papier qui sert de support aux documents que vous déchiffrez. Car si votre document du XVIe siècle a été écrit sur du papier du XIXe siècle, il va de soi que c’est un faux. Mais les amateurs, qui croient qu’être historien, c’est raconter l’histoire, se soucient bien de tout cela ! Ils veulent faire vite et gros pour allécher les médias. En histoire, je crains aussi les penseurs et les modes. Le prix du blé, les variations climatiques nourrissent les grandes synthèses sociologiques d’aujourd’hui. Cette approche n’est pas toujours innocente. Elle part souvent d’une idée préconçue, parfois d’une idéologie : l’individu ne serait pour rien dans son destin, il n’aurait pu influer sur les événements. C’est faux (voir Jean-Paul II, voir De Gaulle et tant d’autres). Pour expliquer le déroulement de « Histoire, la psychologie a autant de valeur que la climatologie. Voilà pour la méthode. Après quoi il ne reste plus à l’historien que de savoir écrire !
Pas de commentaire