Comme bien des matins, le frère Cécilien demande à Claude d’aller au restaurant «La Petite Chaumière»acheter deux exemplaires du journal «Le Canada». Claude part à la course, les trouve, les paie et, tout excité, il rentre ventre à terre. C’est qu’il a lu la manchette «LA GUERRE EST FINIE». C’est le 8 mai 1945. C’est la victoire. La guerre en Europe prend fin. Hitler s’est suicidé dans son bunker à Berlin. Essoufflé, un point au ventre, il remet les journaux au préfet de discipline tout en criant sa joie. Le frère, tout aussi excité, l’enserre par les épaules. Ils partent comme deux gamins et descendent quatre à quatre les marches du grand escalier jusqu’à la salle de récréation. Claude crie à tue tête «La guerre est finie, la guerre est finie, la guerre est finie…» et les élèves se lancent à sa suite en entonnant: la guerre est finie, la guerre est finie… C’est la cohue.
Le frère attache les pages du journal autour des grandes colonnes rondes de la salle et tous se bousculent pour être les premiers à lire les dernières informations et à voir les photos de ce jour inoubliable. En un rien de temps, la salle de récréation est pleine. C’est avec un plaisir réel qu’ils accueillent tous cette grande nouvelle. Plusieurs ont des parents dans les forces armées. Ils ont maintenant la certitude de les revoir sains et saufs. Deux membres des familles Dupras et Labelle se trouvent encore en Europe. Claude sait maintenant qu’ils rentreront au Canada. Cette guerre a été tellement dure et dévastatrice que les parents de soldats sont fort soulagés par la confirmation de la victoire finale.
Le directeur du Collège annonce que ce sera un congé pour tous. Claude appelle ses parents: ils sont tout aussi excités par cette bonne nouvelle. Il passera cette journée avec ses copains. C’est un congé spécial, comme plusieurs autres (environ sept ou huit) dans l’année. Ce n’est pas un jour de sortie, mais un congé de cours.
Le dernier congé avait été accordé lors de la visite du Cardinal Villeneuve. Il avait été reçu comme un prince au Collège – les cardinaux ne sont-ils pas Princes de l’Église ? -. Les frères lui ont élevé un trône avec grand escalier au centre de la salle de réception. Le tout avait été recouvert de tapis «de Turquie» et orné de décorations dorées et de corbeilles de fleurs. Après la messe, le Cardinal est arrivé vêtu de ses habits d’apparat de couleur pourpre (c’est la couleur de l’esprit). Sa soutane, sa cape et sa très longue traîne qui est tenue par des élèves. Il porte son chapeau cardinalice à large rebord sous lequel il cache une calotte rouge et, à son cou, une longue chaîne en or et sa croix épiscopale. Deux grandes décorations étoilées en or incrustées de pierres précieuses sont épinglées sur sa soutane à hauteur de poitrine. Au doigt, Claude remarque son gros anneau en or garni d’une pierre précieuse bleue (cet anneau est baisé par les milliers de fervents qui se jettent à genoux devant lui, selon le rituel établi). Et enfin ses souliers sont de satin et ses bas de couleur rouge. Quel effet !
Il domine l’assemblée. Les élèves sont assis plus bas autour de lui, béats d’admiration, impatients d’entendre son allocution à laquelle ils allaient d’ailleurs réserver un accueil enthousiaste. Avant de partir, il s’est adressé par hasard à Claude, assis au premier rang, pour lui demander si les élèves attendaient de lui quelque chose de particulier. Et Claude de répondre, la voix assurée, «un congé !». Ce qui a provoqué les applaudissements frénétiques de ses camarades. Le cardinal, avec le sourire, a acquiescé de la tête. Voilà de quoi rendre une visite inoubliable.
Pour occuper les élèves durant ces jours de congé, les Frères organisaient des activités particulières: excursions sur le Mont-Royal, au Musée de cire ou à l’Oratoire. Il y avait toujours un dessert spécial au repas du soir et la journée se terminait généralement par la projection de films. En cette journée du 8 mai 1945, la strap du frère Cécilien est restée bien sagement dans son tiroir.
Le vendredi suivant la victoire, en rentrant à Verdun avec son père, Claude remarque les nombreuses banderoles accrochées aux rampes des balcons. Welcome Home John ou Peter, Brian, James, William etc… et avec leRed Ensign (c’est le drapeau qu’utilise alors le Canada). Rouge, il contient un petit Union Jack dans le coin supérieur gauche et un blason aux armoiries du Canada au milieu. Il s’agit en fait du drapeau de la marine britannique sur lequel on a apposé les armoiries du Canada. Il y a aussi des banderoles portant les mentions «Welcome Home Jacques»ou Pierre, ou Roger, ou Roland devant les logements de Canadiens français. Le Red Ensign est alors remplacé par le drapeau du Sacré-Cœur (c’est le fleurdelisé: chaque fleur de lis est en diagonale avec, en son centre, le cœur agonisant de Jésus) et le drapeau pontifical blanc et jaune.
Son père lui explique que ce sont les parents de soldats partis à la guerre qui ont posé ces banderoles (on peut s’en procurer chez Eaton). Ils les avaient sous la main depuis longtemps et ils attendaient anxieusement le retour des leurs pour les installer. Ils sont heureux de le faire maintenant même s’ils n’ont aucune idée de la date exacte du retour de leurs fils. C’est une façon pour eux d’exprimer leur joie à l’annonce de la fin de la guerre et d’afficher leur fierté que leur fils ait été l’un des braves à risquer sa vie pour ses concitoyens. En arrivant devant leur maison de Crawford Park, Claude est tout surpris de voir une banderole accrochée au balcon. Son père lui dit que les locataires du 2ième, M. et Mme Brinton, ont demandé la permission de l’accrocher car ils n’ont pas de balcon. Claude est fier de ce geste.
Le lendemain, il s’empresse d’aller voir Mme Brinton. Elle lui montre les lettres de son fils et lui exprime son espoir de le revoir bientôt. Il est parti à la guerre avant que les Brinton emménagent dans la nouvelle maison. Dans ses lettres, sa mère lui a fourni tous les détails de leur nouveau logement, des propriétaires et du voisin, photos à l’appui. Sur l’une d’elles on peut voir la famille Dupras, avec Claude et Pierre-Paul. Dans sa réponse le fils a promis de rapporter un souvenir de guerre à chacun des deux garçons. Il rentre en septembre. Promesse tenue ! Il rapporte à Claude un képi allemand avec une croix gammée. Pierre-Paul reçoit un souvenir du même genre.
Le samedi après-midi, Claude et Pierre-Paul sont les spectateurs fébriles d’un grand défilé, organisé spontanément pour marquer la fin de la guerre. Y participent les corps de l’armée canadienne auxquels appartiennent les jeunes soldats de Verdun, la fanfare du régiment des Blackwatch avec ses cornemuses, celle de l’École supérieure Richard de Verdun, quelques troupes scoutes, les représentantes d’organismes féminins de bénévoles de guerre, de nombreux porte-drapeaux affichant les couleurs des Alliés et de nombreux bataillons et plusieurs autres représentants de divers groupes. Le défilé emprunte la rue Verdun d’une extrémité à l’autre. Une foule en liesse applaudit chaleureusement chaque régiment et peloton qui défilent devant elle et particulièrement les femmes bénévoles qui ont tant aidé les familles et les soldats de Verdun. L’euphorie de la victoire atteint son paroxysme.
Pourtant, malgré la fin de la guerre en Europe, la guerre se poursuit en Asie contre le Japon. Le rationnement est maintenu, car il faut continuer à nourrir nos soldats à l’étranger. Il faudra attendre encore deux longues années avant que ces mesures ne soient levées.
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