Fin mai, début juin 1944, Verdun est ébranlée par une série de bagarres entre marins et civils. Ces derniers, les Zootsuits, tiennent leur nom de leur costume, le zoot suit. Ils sont d’ethnies et de langues différentes, quoique majoritairement français et italiens. Le zoot suit est très populaire chez les jeunes dans les années 40. Il se compose d’un veston long (aux couleurs vives et variées) qui tombe jusqu’aux genoux. La coupe est ample, les épaules très larges et rembourrées.La culotte est bouffante, très étroite à la cheville et se porte très haut au-dessus de la taille. L’ensemble se complète d’une boucle-cravate géante, un chapeau à bord très large, des souliers brillants très pointus et une longue chaîne qui pend de la taille au genou avant d’aller se loger dans la poche droite. Cette mode, populaire en Amérique du Nord et en Angleterre, constitue pour les jeunes un symbole de provocation et de non-conformisme. Mais pour le gros de la population et les militaires, elle est plutôt un symbole antipatriotique et antisocial qu’on associe aux bagarres, aux beuveries et à l’oisiveté. Depuis 1942, cette mode est, à toutes fins pratiques, illégale. Elle contrevient aux règles sur le rationnement des fibres et des textiles établies par le gouvernement et au style vestimentaire règlementé par la Commission des prix.
Des affrontements mineurs surviennent entre des militaires, plus particulièrement des marins Canadiens anglais et les Zootsuits. Mais il y a exception à cette règle, comme les événements du 31 mai 1944, où les Zootsuits s’en prennent à un groupe de militaires Canadiens français à l’île Sainte-Hélène.
Samedi le 3 juin, un groupe de plus de 100 marins turbulents se forme, en fin de journée, sur la rue Ste-Catherine Ouest et descend la rue Atwater vers Verdun. Mis au fait, le commandement militaire dépêche des patrouilles pour surveiller la situation et maintenir l’ordre. Les marins convergent sur le Pavillon de danse donnant sur le fleuve à hauteur de la rue Woodland. La rumeur d’un possible affrontement circule depuis quelques jours à Verdun. Charles-Émile, friand de ce genre d’événements, est là avec son fils Claude sur le boardwalk. Un grand écran projette un sing-song pour le plus grand plaisir de la foule des Verdunois venue participer à la fête. Dupras père et fils ont tôt fait de remarquer la présence d’une soixantaine de Zootsuits et de plusieurs jeunes réunis par groupes de dix ou vingt et qui tiennent de petits conciliabules pendant que tout le monde chante. Un nombre inhabituel de policiers et de patrouilleurs militaires circule autour du Pavillon. Tout à coup, une clameur s’élève au loin, en provenance de l’est du boulevard Lasalle. Elle s’amplifie rapidement. Les organisateurs interrompent la projection du sing-song et conseillent aux spectateurs de quitter prestement les lieux et de retourner chez eux. Les Zootsuits et leurs jeunes sympathisants, informés de l’arrivée imminente des marins, se munissent de bouteilles et de bâtons et se barricadent dans le Pavillon. Pressentant un affrontement brutal, Charles-Émile et Claude s’esquivent en courant vers l’ouest, sur le boardwalk, jusqu’à ce qu’ils aient parcouru une distance respectable.
Ils apprendront le lendemain que, dès leur arrivée, les marins ont brisé les bancs de béton installés à l’extérieur du Pavillon et ont utilisé les morceaux comme pilons pour défoncer la porte et les murs du Pavillon. Ils ont ensuite ordonné à toutes les jeunes filles de quitter les lieux (sauf deux d’entre elles qui portaient un zoot suit). S’est alors engagée une bataille féroce. Les marins ont infligé une raclée magistrale aux Zootsuits (y compris aux deux filles), les ont déshabillés, ont déchiré leurs vêtements et les ont laissés en caleçons. Plusieurs des patrouilleurs militaires se sont joints aux marins au lieu de chercher à maintenir l’ordre. La bagarre a duré une heure. À 23:00, tout était terminé.
Le lendemain, La Presse rapportera que «les bagarres ont pris des proportions graves à Verdun». Plusieurs bagarres ont en effet éclaté à Montréal, Verdun étant le site de la pire confrontation. Des douzaines de Zootsuits, marins, témoins et policiers ont été blessés. 37 marins sont arrêtés. La nouvelle fait la une des journaux à travers le pays jusqu’au 6 juin, alors que s’engageront en Normandie des batailles autrement plus lourdes de conséquence. Le Pavillon de danse de Verdun est déclaréout of boundspour la marine canadienne.
Une commission d’enquête reçoit le mandat d’établir les responsabilités dans cette affaire. Elle se compose de militaires Canadiens anglais. Elle ne siègera qu’une seule journée et produira un rapport de trois pages. Sur un mode à la fois défensif et agressif, elle dénonce le mauvais climat des relations entre civils et militaires à Montréal, absout les marins et s’en prend aux Zootsuits pour leurs affronts passés à l’égard des militaires. Les commissaires iront même jusqu’à conclure que les agissements des marins constituaient en fait un service rendu à la population car la police civile se montrait incapable d’agir.
Le fameux rapport contient également une «observation» que plusieurs Verdunois vont plutôt considérer comme une insulte. En effet, les Zootsuits seraient une nouvelle version juvénile des «chemises brunes» de la défunte organisation fasciste canadienne française dirigée par Adrien Arcand. Plusieurs de ses sympathisants seraient d’origine italienne et auraient posé des actes illégaux pour forcer le gouvernement à relâcher leurs parents détenus dans des camps de concentration (effectivement, il y en a quelques uns au Canada et plusieurs Italiens soupçonnés de sympathies fascistes y ont été internés). Mais – ignorance réelle ou mauvaise foi ? – les commissaires ne semblent pas savoir que la plupart de ces prisonniers ont déjà été relâchés depuis que l’Italie a rejoint les Alliés, il y a un an environ. La principale recommandation du rapport est de décréter immédiatement l’application de la Loi sur les mesures de guerre à Montréal, la police s’étant montrée incapable d’empêcher les émeutes. Il serait de plus injuste de confiner les marins à leurs baraquements, car ils ne peuvent être tenus responsables de la situation. Pourtant, rien ne pouvait être plus loin de la réalité.
Ces tensions, cette bagarre entrée dans la légende et ce rapport profondément biaisé vont susciter de profonds remous dans la population verdunoise, en plus de contribuer à creuser le fossé d’incompréhension qui existe entre Canadiens anglais et Canadiens français. Tout cela est de fort mauvais augure pour Charles-Émile et Antoinette. Ils souhaitaient vivre à Verdun en paix et en bonne harmonie avec tous leurs concitoyens, quelque soient leur ethnie, leur langue ou leur religion. Verdun est leur ville et ils s’y sentent bien depuis le premier jour où ils ont déménagé de Saint-Henri. Ils y ont bâti leur nid et un commerce prospère. Ils ont réussi à placer leurs enfants dans de bonnes écoles pour leur assurer une éducation de qualité, ce dont ils rêvaient depuis si longtemps. Ils sont profondément troublés par les malaises qui affectent leur municipalité et se sentent impuissants devant ces phénomènes dont l’ampleur les dépasse. Ils misent sur la fin rapide de la guerre pour qu’on puisse oublier ces mauvaises querelles et reprendre la vie normale d’avant-guerre.
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