Le Jour J


Leur guerre contre l’Allemagne est en constante progression. Elle épuise de plus en plus les Russes, même si les Américains leur envoient armes et munitions. Pour modifier la donne, Staline souhaite voir les Alliés lancer une opération majeure en Europe de l’Ouest, en ouvrant un nouveau front contre l’Allemagne. Son calcul est simple. L’ouverture d’un nouveau front réduira considérablement le nombre des troupes allemandes qui lui font face. Accepté au sommet de Québec, ce projet d’invasion est baptisé OperationOverloard. Les effectifs (parmi lesquels on retrouvera un important contingent de militaires canadiens) et le matériel nécessaires seront réunis en Angleterre, transformée pour l’occasion en vaste camp militaire, puis traverseront la Manche pour débarquer sur les côtes normandes.

En effet, c’est La Normandie qui est choisie. Les côtes bretonnes sont trop éloignées, les terres en Hollande inondées, les courants des côtes belges trop forts et les Alliés savent que les Allemands les attendent au Pas-de-Calais, où se trouve le bras de mer le moins large séparant la France de l’Angleterre. Les Alliés préparent une bataille décisive, une invasion amphibie gigantesque qui transportera dès le premier jour 132,715 soldats sur le continent. Pour que l’opération soit couronnée de succès, trois pré requis: le contrôle de l’air au-dessus de la Manche, celui de la mer et l’effet de surprise. Les deux premiers ne posent guère de problèmes. Quant au dernier, les Alliés mettent au point, dans le plus grand secret, un plan très élaboré – baptisé Fortitude – visant d’une part à confondre les Allemands sur les intentions véritables des Alliés quant au jour et à l’heure du débarquement et d’autre part à les affaiblir considérablement dès que l’invasion sera lancée.

Depuis 1941, les Alliés sont parvenus à percer les codes de communication des services secrets allemands. Ils ont donc entrepris de répandre la rumeur d’une invasion dans la région du Pas-de-Calais. La manœuvre réussit. En 1943, le commandant des armées allemandes en France, le Feldmarshal Von Rundstedt, est convaincu que l’invasion aura bel et bien lieu à cet endroit. Pour maintenir les Allemands sur les dents et les enraciner dans cette conviction, les Alliés créent une armée américaine fictive à Douvres, en Angleterre, face au Pas-de-Calais. Le «commandant» en est supposément le général américain George C. Patton. La ruse fonctionne. Le décryptage des communications allemandes leur confirme que Von Rundstedt est plus préoccupé par ses problèmes de béton et de pétrole que par l’éventualité d’une invasion.

Comme tout le monde, Charles-Émile et Antoinette attendent le jour J avec impatience. Ils en parlent pleins d’espoir. Ce sera le commencement de la fin pour Hitler et la guerre prendra fin plus rapidement.

Le 2 juin, le Général de Gaulle est à Alger et reçoit un message chaleureux de Churchill le priant de rentrer immédiatement à Londres dans le plus grand secret. Le 4 juin, jour fixé pour l’invasion, une terrible tempête fait rage dans la Manche alors que le Général Eisenhower ordonne le lancement de l’opération. Les météorologues le convainquent d’annuler son ordre. De Gaulle est dans le train du Premier Ministre, à Portsmouth, où il a été convié à déjeuner. Tout de suite, celui-ci lui annonce que le débarquement est imminent et lui fournit les détails du dispositif militaire.

De Gaulle, qui n’a pas été tenu au courant des préparatifs, ne cache pas son admiration pour l’ampleur de l’opération. À la fin du déjeuner, Churchill propose de parler de politique. «Politique ? Pourquoi ?» dit de Gaulle, «Je suis venu parler du débarquement». Churchill insiste et lui expose son plan. Il veut trouver un accord entre son pays et la France pour l’administration du territoire français libéré. Le général affirme «C’est la guerre. Faites la guerre, rien ne presse. Après, on verra !». Mais Churchill ne se démonte pas. «Le gouvernement français existe, je n’ai rien à demander dans ce domaine aux États-Unis d’Amérique, non plus qu’à la Grande Bretagne! », d’ajouter de Gaulle, en colère. Il tente depuis neuf mois de discuter des futurs rapports de la France libérée avec le commandement militaire. En vain. C’est Roosevelt qui veut une administration militaire. Mais de Gaulle ne veut rien savoir d’une telle tutelle. Churchill se fâche et ajoute: «Chaque fois que j’aurai à choisir entre Roosevelt et vous, je choisirai Roosevelt». Il menace de Gaulle de le laisser à l’écart (de la libération). Le déjeuner se termine malgré tout par un toast de Churchill à de Gaulle «qui n’a jamais accepté la défaite». À 16 heures, Churchill amène son invité rencontrer Eisenhower qui lui tend le texte de sa proclamation. «Vous, une proclamation au peuple français ? De quel droit ?», s’exclame de Gaulle. Il lit le texte et se raidit. Eisenhower prend la France sous son autorité. C’est comme si tout ce que de Gaulle a fait depuis le 18 juin 1940 l’avait été vain. Devant la réaction du Général de Gaulle, Eisenhower l’invite à proposer des modifications.

Le 5 juin, une éclaircie s’annonce et Eisenhower lance ces mots célèbres, passés à l’Histoire, «OK ! Let’s go !». Il a reçu les changements proposés par de Gaulle, mais celui-ci apprend que le message de «Ike» a déjà été enregistré et que 40 millions de tracts le reproduisant sont prêts à être largués sur la France. Pour sa part, la BBC a diffusé des «messages personnels» à la Résistance française. Il s’agit en fait d’un appel à l’insurrection générale, sans qu’on en ait prévenu de Gaulle. Or celui-ci est opposé à cette stratégie. Churchill le rejoint en fin d’après-midi et lui dit que les Alliés souhaitent le voir s’adresser aux Français… après Eisenhower. De Gaulle refuse tout net et retire le concours de la Mission Française de Liaison administrative qui devait assurer les premiers contacts en Normandie libérée. Eisenhower s’emporte. À 22:30, le cabinet anglais, par la voix d’Anthony Eden du Foreign Office, menace de rompre les relations franco-britanniques. En apprenant la chose, de Gaulle traite Churchill de gangster. Churchill parle de trahison «en pleine bataille» et demande à Eisenhower «qu’on mette de Gaulle dans un avion et qu’on le renvoie à Alger, enchaîné si nécessaire».

Le 6 juin, peu après minuit, 2,395 avions et 867 planeurs larguent 22,000 parachutistes dans la nuit, aux deux extrémités de la zone d’action de l’assaut. De peine et de misère, les troupes alliées s’emparent de leurs cibles. Mais elles perdent la moitié de leurs effectifs.

À 04:00, la tension baisse. De Gaulle accepte d’enregistrer son message, libre de toute contrainte. Il laisse ensuite partir 20 officiers de liaison administrative. Pendant ce temps, 5,000 navires de toutes tailles traversent la Manche pour envahir la Normandie dans la surprise la plus complète. Simultanément, ils envoient du côté du Pas-de-Calais de longs convois de petits bateaux équipés de radar pour simuler les mouvements d’une véritable armada. La diversion est efficace. Rommel (chargé de la protection du littoral) est parti en congé quelques jours pour voir son épouse. Hitler n’est même pas réveillé par ses adjoints. Le débarquement commence dès 06:30. Les Américains attaquent les plages Utah, Omaha (qui deviendra le lieu de la plus sanglante bataille). À 07:30, les Britanniques sont à la plage Gold, les Canadiens à la plage Juno et les Français et les Britanniques à la plage Sword.

La mer est houleuse, la marée basse. Plusieurs engins de débarquement heurtent des mines et sautent. D’autres s’enlisent dans des dunes de sable au fond de la mer. De nombreux soldats débarquent dans près de 2 mètres d’eau. Plusieurs se noient. Les troupes allemandes, qui surveillent la côte de leurs blockhaus, résistent bien. De leur côté, les soldats Canadiens mènent de durs combats, particulièrement entre Courseulles-sur-Mer et Bernières-sur-Mer. Ils ont ouvert des brèches et y entrent avec leurs chars. Ils ont tellement de succès que la tête de pont (espace occupé reliant d’autres bataillons) du premier jour atteint 10 à 12 kilomètres de profondeur. C’est la plus longue tête de pont de toutes les armées participant à l’invasion. Les soldats sont surpris de constater que la population n’a pas été évacuée. Ils voient des civils émerger des caves avec leurs dernières bouteilles de Calvados pour leurs libérateurs. Ces Français sont aussi très surpris de constater que beaucoup d’entre eux parlent la langue française. Plusieurs viennent de la 3ième division canadienne: les Chasseurs de la Reine, le Régiment de la Chaudière et un régiment du Nouveau-Brunswick.

À 17:30, Churchill et ses adjoints écoutent la BBC qui transmet le message du Général de Gaulle. Il ne tient aucunement compte des positions de Roosevelt: «les consignes données par le gouvernement français et par les chefs français qu’il a qualifiés pour le faire doivent être exactement suivies». Il appelle les Français aux armes et non à l’insurrection. Il ne fait aucune allusion à la proclamation d’Eisenhower faite quelques heures auparavant et réaffirme aux Alliés l’existence d’un gouvernement français. Churchill, ému par son courage et son obstination, verse quelques larmes. Il sait que de Gaulle a remporté son bras de fer contre Roosevelt et lui.

Au soir du 6 juin, le bilan sur les plages est de 2,500 morts, dont 359 Canadiens et 8,500 blessés, disparus ou prisonniers, dont 715 Canadiens. Même si le débarquement a réussi, aucun des objectifs initialement prévus pour ce jour-là n’a été atteint.

Le message du Général de Gaulle est transmis au Canada. Charles-Émile et Claude l’écoutent attentivement, impressionnés par son contenu et la qualité du français de son élocution. Ils sont emballés par le sens patriotique du message et la vision qu’il exprime. Ils croient que de Gaulle est un des principaux artisans du débarquement, alors qu’il n’en est rien. Stupéfaits d’apprendre le grand nombre de victimes alliées, ils sont émerveillés du courage des soldats qui ont réussi à traverser les défenses côtières installées par les Allemands, les mines marines, les immenses blocs de béton, les chevaux de frise hérissés de charges explosives, les mines terrestres, les fossés profonds, les hauts murs de béton, les barbelés… Et en plus, ils ont essuyé le tir nourri des batteries allemandes, cachées dans les blockhaus en béton.

Dans les jours qui suivent, les Alliés installent sur toute la côte une solide tête de pont et déversent sur les plages des centaines de régiments en renfort. Ils réussissent le tour de force de construire en dix jours deux ports artificiels en pièces détachées, à Arromanches et à Saint-Laurent (qu’ils perdent peu après dans une grosse tempête). Celui d’Arromanches, conçu par les ingénieurs anglo-américains, consiste en 230 énormes caissons de béton (60 mètres de long, 18 mètres de large et 20 mètres de haut) construits en Angleterre, assemblés sur place en pleine mer en un arc de cercle long de 7 kilomètres formant une digue protectrice contre les courants et les tempêtes. À l’intérieur, l’eau est calme et les bateaux viennent décharger leur cargaison sur des appontements flottants qui suivent les marées et qui sont reliés par des jetées flottantes (pour les camions sur la rive). Le rythme de déchargement, de plus en plus important, atteindra les 10,000 tonnes de matériel par jour. De plus, les Alliés installent un pipeline entre l’Angleterre et les côtes normandes pour approvisionner leurs troupes.

Si Hitler avait réagi au lieu de demeurer convaincu, comme Von Rundstedt et Rommel, que cette invasion était une diversion et que la vraie invasion surviendrait plus tard au Pas-de-Calais, il aurait dépêché sa 15ième armée de 150,000 soldats vers la Normandie au lieu de la garder en poste au Pas-de-Calais. C’eut été un vrai désastre pour les alliés.

C’est lors du Jour J qu’Hitler perd la guerre. Les Allemands sont désormais obligés de combattre sur deux fronts et même trois si l’on compte l’Italie. L’histoire de la 1ière guerre mondiale enseigne qu’une telle situation n’était pas tenable. Bien au fait des conséquences, certains généraux allemands voient venir la défaite. Ils planifient l’assassinat d’Hitler, qu’ils ratent de peu le 20 juin. Il n’est que blessé et s’en sauve.

Les jours et les mois suivants, Charles-Émile et Antoinette se passionnent pour le mouvement des troupes alliées, qu’ils suivent pas à pas. Ils se réjouissent de la libération rapide de la France et de celle de Paris en août. Claude suit également l’évolution de la situation tout au long du mois de juin en lisant attentivement le quotidien «Le Canada». Chaque page double du journal est affichée sur les colonnes rondes en béton de la salle de récréation. Il assiste aussi à la réunion que tient le Frère Cécilien chaque vendredi pour résumer la situation et commenter les nouvelles de la guerre.