le 15 mars 2003


Ce message de Mansour à Claude lui résume brièvement la vie de son frère Ali avec qui Claude, à la suggestion de Mansour, espère écrire une autobiographie commune.

Le 15 mars 2003

Claude

Merci dem’avoir retransmis les dernières conversations que toi et mon frère Ali avez eues dernièrement.

Tu ne peux pas imaginer tous les efforts que je dépense pour convaincre Ali qu’il était non seulement dans son intérêt personnel de s’engager dans le projet que tu proposes, mais qu’il était de son devoir, vis-à-vis de ses camarades de maquis, ses frères, son père et tout le peuple algérien qui l’a protégé pendant des années de lutte contre les forces de sécurité françaises, d’accepter ce projet d’autobiographie.

Pour comprendre un peu sa réticence vis-à-vis de ce projet (qui se fera enfin de compte, j’espère, avec ton assistance) il faut comprendre le milieu culturel qui l’a façonné tout le long de son parcours. De tous les Oubouzars, il a été l’enfant le plus imbu de la culture islamique. Nous étions 4 frères dans les années 40 et 50. Il a été le seul à être choisi par mon père pour s’inscrire à l’école franco-musulmane d’Alger. Son plus jeune frère de 3 ans (Chérif) avait passé le même examen d’entrée à cette école et il avait réussi bien mieux qu’Ali. Pourtant mon père avait empêché Chérif de rejoindre son frère aîné à la medersa d’Alger. Il avait peur qu’Ali ne puisse pas entrer en compétition avec son plus jeune frère. A l’époque, mon père avait déjà décidé qu’il devait être remplacé en tant que grand imam de Tizi Ouzou par son fils Ali. Mais ce que mon père ne savait pas à l’époque c’est que la medersa d’Alger était devenue un véritable centre d’éducation française. Durant son passage dans ce lycée franco-musulman, Ali a été non seulement mis en contact avec la civilisation musulmane mais aussi avec la civilisation française.

Je me souviens des effets de cette ambivalence culturelle qu’Ali a vécue à travers un petit incident à la maison entre lui et Chérif, bien avant le début de la guerre de libération en 1954. Chérif, qui avait été obligé de rester au lycée français de Tizi Ouzou, pour une raison dont je ne me rappelle pas, n’évoluait que dans un milieu français. Nous avions une voisine française (Mme Berthier) qui, pour une raison ou une autre, adorait Chérif. Elle avait pratiquement tout fait pour le considérer comme un membre de sa propre famille. Elle avait deux enfants du même âge que Chérif. Tous les week-ends, elle invitait Chérif à aller à la pêche et en pique-nique avec toute sa famille. Et quand Ali venait en vacances scolaires, il avait très peu de temps avec son jeune frère qui était de plus en plus absorbé par la communauté française de Tizi Ouzou. Un jour Ali a finalement demandé à Chérif si il était encore algérien ou s’il pensait qu’il pouvait un jour se croire français culturellement. Durant toute cette période, je reconnais que Chérif, tout comme Ali le disait, n’avait pas un seul ami algérien autour de lui. Et pourtant, c’est cet adolescent, bien plus à l’aise avec les français de Tizi Ouzou, qui a fait le sacrifice suprême, en fin de compte, pour que l’Algérie se libère du joug colonial français. Je te raconte ce petit incident familial pour essayer de te donner une perspective de la formation de mon frère Ali.

Après avoir servi dignement son pays en temps que maquisard, Ali a vécu le monde politique de l’Algérie qui se formait alors qu’il était stationné en Égypte. Il n’avait aucune intention d’abandonner son engagement physique pour la lutte de libération même quand il était stationné dans ce pays. Le Chef de la Willaya 3, le colonel Amirouche, qu’il a servi pendant plus de deux ans, a envoyéun message à la délégation du FLN au Caire de le faire arrêter, de l’accuser de faire partie de la soi-disant bleuité (infiltration des maquis FLN par tous ceux qui savent lire et écrire en français) et de l’exécuter sur le champ. Mais Krim Belkacem, chef de la délégation FLN au Caire et chef incontesté de tous les maquis algériens, avait recommandé à Ali de prendre un bourse et de reprendre ses études pour résister à ce vent de folie qui soufflait dans les maquis algériens. Il a choisi d’aller en Allemagne. C’est là qu’il a finalement terminé la construction de l’individu qu’il est aujourd’hui. Il a été très rapidement subjugué par le romantisme allemand et les philosophes allemands du 19ième et 20ième siècles.

Comme tu vois, Ali est un individu difficile à comprendre et encore très difficile à s’associer avec quiconque si ses valeurs morales sont remises en question.

Je crois plus que jamais qu’une double autobiographie comprenant la tienne et celle d’Ali sera un très grand événement non seulement pour un grand nombre d’Algériens mais aussi pour toutes les gens du monde qui cherchent sérieusement à comprendre les barrières qui nous empêchent encore de croire à une humanité unie derrière le même objectif, à savoir comprendre son voisin.

A très bientôt.

Mansour