L’arrivée à Montréal


Le 15 avril, tel que prévu, Fidel Castro quitte La Havane et se rend à Washington. Ce voyage est suivi de près par la presse mondiale et tout le monde s’y intéresse vivement. Les membres de la Jeune Chambre sont motivés et doublent d’effort car ils s’occupent aussi des activités normales de leur mouvement. À Washington, Fidel, en plus de ses conférences, rencontre privément le vice-président Nixon, le secrétaire d’état américain et des sénateurs du comité des relations extérieures du Sénat. Au Canada, par contre, aucun représentant des gouvernements canadiens ou du Québec n’a suggéré une rencontre privée. Des hommes d’affaires inconnus de Claude veulent le voir quelques minutes, disent-ils. Il y a parmi eux le fils du réputé général Andrew G. L. McNaughton, qui fut ministre du gouvernement King à la fin de la guerre. Il se dit ami de Fidel, connaît bien les Cubains et veut lui vendre des armes. Il joue avec le prestige de son père pour avancer sa cause. C’est une vraie peste. Lui et son associé, John D. Vago, ne cessent d’appeler Claude ou de le rencontrer à l’improviste pour le persuader de prévoir une rencontre personnelle avec le leader maximo. Claude s’informe et apprend que le fils, Andrew McNaughton, n’a pas bonne réputation. Claude résiste, pour deux raisons. Il ne se sent pas habileté à organiser de telles rencontres pour Fidel et il n’a pas confiance dans cet individu. Celui-ci argumente et menace de faire annuler la visite à Montréal par ses amis cubains qui voyagent avec Fidel. Claude n’y croit rien mais ne prend pas risque. Il demeure prudent et ne lui dit ni oui ni non. Les seules rencontres qu’il croit logiques sont avec des représentants des gouvernements. Il contacte Daniel Johnson, ministre des ressources hydrauliques du Québec, député de Bagot et ancien conseiller juridique de la Jeune Chambre. Il lui demande si le gouvernement veut rencontrer privément Fidel. Johnson hésite et refuse. La consigne du gouvernement provincial est de ne participer à aucune des activités de Fidel. Il parle au colonel Pierre Sévigny, député fédéral progressiste-conservateur de Longueuil, et reçoit une réponse semblable. Claude est étonné. Les politiciens manquent une belle occasion de favoriser le développement futur des affaires du Québec et du Canada. Pour toute explication, il croit que la théorie d’assassinat avancée par la Gendarmerie Royale du Canada a influencé tout ce monde.

Justement, le commissaire adjoint McKinnon de la GRC l’a appelé suite à son retour de Cuba, pour fixer un rendez-vous. La rencontre a lieu dans une des salles de l’hôtel le Reine Élizabeth. Claude s’y présente avec Jean-Paul Lucchési et est surpris d’y trouver une trentaine de jeunes officiers de la police montée canadienne. Mckinnon qui sourit (tiens, tiens, pense Claude, il sait sourire) présente à Claude ses nouveaux membres et à eux leur nouveau président. Claude introduit Lucchési, l’organisateur général de la visite de Fidel Castro à Montréal. Il donne la main à chacun des «faux membres» et se rend compte que ce sont des gars en bonne forme car ils serrent fort. Ils sont tous en civil et portent au revers de leur habit un petit insigne d’une feuille d’érable dorée. McKinnon explique que la sécurité autour de Fidel Castro sera très dense et que seul Claude Dupras sera avec lui dans le noyau de personnes qui l’entoureront. Claude réclame que les membres de son comité de direction et Lucchési soit du groupe mais McKinnon affirme qu’ils sont nombreux et le «noyau» deviendrait incontrôlable. Il n’a pas le choix s’il veut assurer la protection de Fidel… et la sienne. Il demande à chaque jeune policier de bien regarder Claude pour se rappeler de sa physionomie car ils auront à s’assurer qu’il est près de Fidel Castro. Quant à Claude il n’a qu’à se rappeler de la feuille d’érable dorée pour reconnaître ses «faux membres».

La rencontre terminée, le commissaire adjoint demande à Claude et à Lucchési de rester avec lui pour les renseigner sur les autres mesures de sécurité envisagées. À l’aéroport, dit-il, l’avion sera dirigé sur une piste loin des bâtiments. Toutes les autos et tous les autobus pour le transport de la délégation cubaine devront être près de la piste afin que chacun puisse s’y rendre à pied. Des barricades seront installées le long des bâtiments de l’aéroport pour contenir les curieux qui veulent voir Castro. Elles seront contrôlées par les policiers de l’aéroport et de la GRC. Quelques policiers habillés avec la tunique rouge et le chapeau Stetson à large bord (c’est l’image romantique de la police montée connue dans le monde entier) accompagneront Claude et le maire pour accueillir Fidel. Le trajet du cortège jusqu’à l’hôtel le Reine Élizabeth ne sera pas dévoilé pour éviter des rassemblements aux intersections. Seule la GRC le connaîtra et il pourra être modifié si elle le juge à propos. À l’hôtel, d’autres policiers en tunique rouge seront là pour former unehaie d’honneur et Claude devra s’assurer que Fidel entre immédiatement dans le lobby de l’hôtel. Les «faux membres» seront tous sur le trottoir et entoureront le groupe pour le diriger vers les ascenseurs. Seuls Claude et Fidel prendront leur ascenseur avec quelques «faux membres» et quelques agents de sécurité du leader cubain. Pour coordonner le tout la GRC a l’intention de rentrer en contact avec ces agents lorsqu’ils seront à New York et Claude suggère à McKinnon de parler à Jinez Jesus Pelletier, son garde du corps. Fidel sera amené directement à la suite royale et l’entrée de la suite sera très contrôlée. Lorsque Castro se rendra à la conférence de presse ou ailleurs le même scénario sera suivi. Claude est surpris de tant de précautions mais comprend et veut collaborer totalement.

Le 22 avril, alors que Fidel est à Princeton, Claude Dupras reçoit un appel de Teresa Casuso. Elle lui annonce qu’il lui faut annuler l’étape de Montréal de la visite de Fidel Castro car il doit rentrer au pays, après un arrêt à Boston, suite à des développements politiques importants. Profondément désappointé, Claude lui dit que ce n’est pas acceptable. Il argumente que les citoyens de Montréal et du Canada attendent Fidel, que la campagne du jouet cubain remporte un succès inespéré, que des efforts et des dépenses importantes ont été faites pour bien recevoir Fidel et qu’une annulation irait à l’encontre de la bonne image qu’il veut projeter et du goodwill qu’il veut créer en Amérique. Claude propose de couper une journée du programme de la visite et de tout concentrer sur le 26 avril, si la délégation cubaine peut arriver plus tôt. Il suggère qu’elle soit à Dorval pour 11h00 et qu’il réaménagera le programme en conséquence. Teresa Casuso dit comprendre, elle en parlera à Fidel et le rappellera. Désappointé, il craint que tout soit fini. Quelques heures plus tard, il reçoit l’appel de Teresa Casuso qui confirme que le voyage sera écourté. Il arrivera à 17h00, le 26 avril, et partira le lendemain matin vers 7h30. Le programme du samedi sera respecté. Claude communique le nouveau programme à Gilles Tittley, afin que l’Hebdo Jeune Commerce, publié dans deux jours, reflète les changements. Ainsi les membres seront avisés directement et à temps. La signature du livre d’or, la visite à la Dominion Engineering, le dîner privé avec le conseil et le grand banquet sont annulés. Claude avise le maire de la situation et lui réitère son invitation à le joindre pour accueillir Fidel à l’aéroport de Dorval. Sarto Fournier accepte.

Le 24 avril, alors qu’il est au bureau, il reçoit un appel téléphonique d’une dame qui parle le français avec un accent espagnol. Elle se présente comme étant la ministre de la santé du gouvernement cubain. Elle vient d’arriver à Montréal, dit-elle, et veut lui parler de la visite de Fidel Castro. Encouragé (Claude doute toujours que Fidel vienne à Montréal), il va la rencontrer à l’hôtel le Reine Élizabeth. Elle est en compagnie de quelques personnes dont deux barbudos en costume de combat. La présence de ces deux soldats impressionne les gens de l’hôtel. Claude rencontre une dame d’une quarantaine d’années à l’allure vraiment imposante et déterminée. Elle lui raconte qu’elle arrive de New York (elle est membre de la délégation cubaine) et vient à Montréal pour s’assurer que Fidel visitera l’hôpital Sainte-Justine où elle a étudié dans sa jeunesse. Elle a beaucoup de respect pour cette institution dédiée aux soins de l’enfant et veut impressionner son premier ministre afin qu’il comprenne mieux les projets hospitaliers qu’elle proposera pour Cuba. Claude se rend bien compte qu’elle n’est pas au courant des modifications au programme et lui apprend que le temps de visite à Montréal a été tronqué et que Fidel n’arrivera qu’à 17h00. Une visite, comme elle l’espère, est impossible dans les circonstances, d’autant plus que la visite d’un hôpital n’a jamais été mentionnée par Teresa Casuso. Elle réagit mal à la nouvelle et demande à son assistante de rejoindre cette dernière. Quinze minutes plus tard, elles sont en ligne. Claude ne comprend pas tout ce qui se dit mais réalise que la ministre de la santé a du bagou. La conversation terminée, elle annonce que Fidel sera à Montréal à midi et qu’il accepte de visiter l’hôpital. Heureux de la tournure des évènements Claude, estime qu’il pourrait être à l’hôpital à 14h30. Il reste à confirmer ceci avec les dirigeants de l’hôpital. Claude fait quelques appels et le directeur général de Sainte-Justine lui confirme que la présidente de l’hôpital accepte avec plaisir de rencontrer la ministre de santé de Cuba. Ils se dirigent vers l’hôpital et, chemin faisant, elle lui dit qu’il prend la mauvaise direction. Claude l’assure que non. Arrivé devant l’hôpital sur le chemin de la Côte Sainte-Catherine, la ministre lui dit «mais ce n’est pas l’hôpital Sainte-Justine». Claude ne comprend pas et l’assure que c’est bien cet hôpital. «mais non, mais non, il est sur la rue Saint-Denis». Claude vient de comprendre. Elle a étudié à l’ancien hôpital Sainte-Justine de la rue Saint-Denis mais depuis 1953 l’hôpital est déménagé dans un nouveau complexe hospitalier très moderne et est affilié à l’université de Montréal. Il est devenu l’un des centres pédiatriques les plus importants au Canada. La ministre est surprise. Madame Beaubien les attend.

Justine Lacoste-Beaubien est née en 1877. Depuis qu’elle est jeune fille elle accueille chez elle les membres de sa parenté qui sont malades; qu’ils soient jeunes ou âgés. Un jour, elle rencontre la première femme médecin francophone au Québec, Irma Levasseur, qui s’est donnée comme mission d’assainir la santé publique au Québec. Déjà, elle vient en aide aux mères nécessiteuses et aux enfants souffrant de malnutrition. Elles ont une idée commune, celle de créer un hôpital pour enfants. En 1907, elles accueillent leurs premiers patients sur la rue Saint-Denis, près de la rue Roy, dans un petit hôpital de 8 lits. Devant la demande croissante, elles déménagent sur la rue Delorimier et leur établissement a maintenant une capacité de 34 lits. Madame Beaubien a une facilité surprenante pour solliciter des fonds, l’aide de médecins et de bénévoles. Les besoins se font sentir sans cesse et elles agrandissent le troisième hôpital de la rue Saint-Denis de 60 à 300 lits. En 1923, Irma Levasseur quitte pour fonder l’hôpital de l’Enfant-Jésus de Québec et pour lequel elle trouve la plus grande partie du financement. Madame Beaubien, pressée par le grand nombre d’enfants qui requiert des soins spécialisés rêve de créer un institut pédiatrique universitaire dans un plus grand hôpital. Avec l’aide du gouvernement de Duplessis et de ses nombreux donateurs, elle entreprend, dès 1951, la construction de ce nouveau bâtiment sur le chemin de la Côte Sainte-Catherine. Il a 800 lits et est affilié à l’université de Montréal. Ce n’est qu’en 1966, que madame Beaubien quittera la direction de l’hôpital pour une retraite bien méritée après 60 ans de services dévoués.

Madame Beaubien a 82 ans et elle peine à marcher lorsqu’elle reçoit quand même madame la ministre de la santé de Cuba et Claude Dupras. La ministre semble la reconnaître et lui rappelle son temps à son hôpital de la rue Saint-Denis et la bonne impression qu’elle en a gardée. Madame Beaubien se dit honorée de la recevoir à son bureau et qu’elle anticipe grandement la visite possible de Fidel Castro. Elle invite la ministre à faire un tour rapide de l’Hôpital, avec son adjointe. À son retour elle fixe avec elle la liste des départements que Fidel aurait intérêt à visiter. Madame la ministre part enchantée de cette rencontre. Elle est convaincue que Fidel sera très impressionné par le nouvel hôpital et cela pour le plus grand bien de son pays.

Enfin, le 26 avril arrive. Claude n’a reçu aucune autre communication de Teresa Casuso. Les journaux rapportent la visite à Boston et un petit entrefilet dans l’un deux souligne que la prochaine étape est Montréal. Claude dit à Lucchési «je vais croire qu’il est là quand je verrai la porte de son avion ouvrir et que je l’apercevrai». Claude et son épouse Manon sont à l’aéroport depuis 11h00. Tous les responsables de la Jeune Chambre sont présents. Fidel doit arriver à midi et ils sont prêts. Les véhicules pour le transport sont en place, près de la piste. Quelques limousines ont été louées pour Fidel et les ministres. Elles sont suivies d’une longue file d’automobiles, celles des membres de la Jeune Chambre et il y a aussi des autobus. Déjà, quelques centaines de curieux attendent derrière les barricades près du bâtiment de l’aéroport. La police montée a fait son travail et l’inspecteur responsable coordonne le tout avec Lucchési. Claude s’informe auprès du personnel de la tour de contrôle de l’aéroport de Dorval si l’heure de l’arrivée est fixée. Aucune information n’est disponible à 11h30, Claude s’informe à nouveau. Rien. Il demande de rejoindre la tour de l’aéroport de Boston pour savoir si l’avion de Fidel a décollé sinon qu’elle est l’heure prévue de son départ. À midi, il est toujours à Boston. 12h30, même chose. 13h00 aussi. Claude n’est pas très optimiste et se dit qu’il ne viendra pas. À 14h00, un contrôleur aérien de la tour lui annonce que les deux avions sont dans les airs. Ouf ! Quel soulagement !