L’invasion de Panama


À leur sortie 20ième étage, il y a trépidation. La tension est dans l’air et tous les journalistes cubains sont entassés devant l’ascenseur. Ils attendent Fidel Castro. Claude est pris dans la tourmente et le «noyau» a beau faire un effort pour se frayer un chemin vers la suite, rien n’y fait. Il se dissout devant les poussées et les cris de la masse de journalistes cubains. Ils sont déchaînés par une dépêche reçue, il y a à peine quelques minutes, de leurs services de nouvelles : «Des soldats cubains envahissent Panama».

Ils ont appris qu’une bande de 35 hommes et une infirmière ont amerri, vendredi soir dernier, sur la Playa Colorado, à 60 milles au nord-est de Panama City, après avoir navigué sur un voilier à partir de Batabano à Cuba, depuis le 19 avril dernier. Leur but est de lancer une guérilla dans les montagnes panaméennes contre le président et dictateur de Panama, Ernesto de la Guardia, similaire à celle de Fidel Castro. Trois membres du groupe ont été capturés dont deux Cubains et un Panaméen. Trois autres se sont noyés dont Enrique Morales Brid, le fils du juge-en-chef panaméen. Le chef du groupe s’est réfugié à l’ambassade brésilienne de Panama le jour même. Il a demandé l’asile politique et attend un sauf-conduit pour quitter le pays. Les autres envahisseurs se cachent sur la côte caribéenne de Panama. Les journalistes croient que le gouvernement révolutionnaire de Fidel Castro est à l’origine de cette invasion et qu’il a d’ailleurs l’intention de l’étendre à d’autres pays. En effet, Fidel alimente depuis un certain temps cette rumeur en dénonçant le régime du dictateur Rafael Molino Trujillo de la République Dominicaine. Il s’attaque aussi, verbalement, à la dictature des Somoza qui mènent le Nicaragua, de père en fils, depuis 40 ans, dont l’actuel président est Anastasio Somoza Debayle, et à celle du régime de Ydigoras Fuentes au Guatamela. Ces trois dictateurs ont été mis en place par le gouvernement des USA et mangent dans leur main. Fidel critique aussi ce qui se passe en Haïti, la première république noire au monde. Elle est sous la poigne de papa doc Duvalier et de sa bande de tontons macoutes.

La tension est forte dans le hall des ascenseurs du 20ième étage de l’hôtel le Reine Élizabeth. Les nombreux journalistes, Fidel, Claude, le garde-corps Pelletier, Teresa Casuso, le ministre Fresquet, l’organisateur général Lucchési et plusieurs autres sont entassés les uns près des autres. Les questions des journalistes fusent à tue-tête de toutes parts vers le chef cubain toujours habillé de sa vareuse et de sa casquette vert olive. On laisse sous-entendre que l’invasion a été planifiée et dirigée à distance par le frère de Fidel, Raul Castro, qui est le chef des forces armées cubaines. Il est calme, sourit et attend que le ton baisse pour se lancer dans sa réplique. Il commence sur un ton de plaisanterie: «Seuls les dictateurs parlent d’invasion de leur pays par Cuba. Les pays libres ne sont pas inquiets». Il continue sur un ton plus sérieux : «nous respectons le principe de la non-intervention. Mais tous les peuples qui souffrent sous une dictature auront toujours notre sympathie et tout le support moral que nous pourrons leur donner».

Claude se sent privilégié d’être littéralement collé sur Fidel Castro et de l’entendre énoncer les principes qui le guident et la politique de son gouvernement révolutionnaire. Fidel entreprend d’expliquer clairement la position de son gouvernement: «Nous croyons que la crise dans les Caraïbes est due à la structure économique et sociale qui jaillit de ces gouvernements. Tant que la base de vie de ces pays est la dictature, le désordre économique et l’injustice sociale, les crises internes et externes subsisteront et établiront le rythme de leur histoire. C’est le chaos qui précédera la lumière, comme disaient les philosophes qui précédèrent Socrates. Aujourd’hui, on parle de la crise des Caraïbes comme on parle de celles de Berlin et du Moyen-Orient. Même avant qu’un incident ait lieu, les services de presse abondaient avec de telles nouvelles. Il y a quelques jours, Fuentes déclarait que son pays ne reconnaîtrait pas un pays envahi par Cuba. Trujillo déclarait un état d’urgence sous le prétexte de la pseudo attitude agressive du gouvernement révolutionnaire de Cuba, L’improbabilité des telles actions de notre part est évidente. Ce qu’ils veulent créer, c’est la confusion. Comment voulez-vous qu’un gouvernement révolutionnaire comme le nôtre ait une attitude agressive? Le contraire est vrai et nécessaire, car il doit adopter des positions prudentes et d’attentes, particulièrement pour ses affaires extérieures afin de consolider les éléments et les institutions du pays pour assurer la victoire de la révolution».

 

Il confirme que: «les hauts officiers du gouvernement révolutionnaire de la république de Cuba, le Premier ministre, le chef des Forces Armées et le ministère des affaires extérieures de l’État ont exprimé, à plusieurs occasions, leur respect pour les traités internationaux, pour le principe de la non-intervention dans les affaires internes des autres pays et pour la liberté des peuples de régler leurs propres problèmes. Il est par contre difficile pour les forces armées cubaines d’empêcher, en tout temps, le départ d’expéditions de Cuba. Il est impossible d’exercer une vigilance parfaite de nos côtes. N’a-t-on pas vu, durant la dernière guerre mondiale, les troupes alliées atterrir en Europe malgré les puissantes armées de l’Axe ? La crise actuelle dans les Caraïbes vient d’un plan agressif contre Cuba généré par les forces réactionnaires à l’intérieur et à l’extérieur de mon pays».

Il précise: «Le fait que l’invasion de Panama fut organisée par des Panaméens à partir du sol cubain, devient un prétexte additionnel pour les ennemis de Cuba. Le chef de nos Forces Armées a déclaré qu’elle a les caractéristiques d’une provocation. Le communiqué de presse d’aujourd’hui du ministre des affaires extérieures de Cuba établit clairement la position de notre gouvernement révolutionnaire. La preuve de la véracité de ce communiqué réside dans le fait qu’en deux occasions précédentes nous avons pu arrêter deux expéditions semblables vers Haïti et le Nicaragua. J’ai déclaré, il y a quelques jours à Washington, que Cuba a un respect absolu pour la loi internationale. Sur ce point, il n’y a pas de doute possible puisque l’ambassadeur de la république de Panama n’a pas accusé Cuba car il sait qu’il est impossible de nier la neutralité de l’État cubain dans cette situation. Ce qui est triste dans tout cela est le fait que des Cubains se sont joints à cette invasion alors que leur responsabilité fondamentale, comme celle de leurs compatriotes, est de renforcer la révolution cubaine et de ne pas provoquer de révolte dans d’autres pays. Ils ont créé des possibilités contre-révolutionnaires contre Cuba et contre les mouvements radicaux d’Amérique latine qui oeuvrent pour la libération de leur peuple. C’est un geste négatif. Aujourd’hui, la crise des Caraïbes est à l’avant-scène internationale. Comme je l’ai dit précédemment, du chaos vient la lumière. De la crise actuelle viendra le nouvel ordre. Le gouvernement cubain a démontré qu’il respecte la loi internationale et sa position est inchangée. Cuba sort renforcé contre les conspirations internationales et combattra mieux ceux qui de l’intérieur veulent créer l’anarchie et la confusion. L’hystérie, les complaintes et le sensationnalisme ne nous intéressent pas».

Fidel Castro parle depuis plus d’une heure et les journalistes présents sont mystifiés par son élocution. Le calme est revenu. Ses agents de sécurité l’entourent et le dirigent lentement vers la suite royale. Claude le suit de près, son esprit encore sous le choc de l’émerveillement du moment magique qu’il vient de vivre. Il n’a pas trop compris le sens de cette réplique (c’était en fait un vrai discours) donnée en langue espagnole mais il a clairement saisi que Fidel avait bien démontré son point de vue et qu’il a été bien compris. Dans la suite royale, il rencontre l’interprète de Fidel qui lui résume les réponses de son Premier ministre. Claude est ébahi par ce qu’il entend et regarde Fidel avec beaucoup d’admiration. Celui-ci est toujours assis dans le même fauteuil, qu’au début de l’après-midi, et fume un long Cohiba. D’ailleurs, Claude est entouré de barbudos qui fument tous des cigares mais sûrement de moins bonne qualité que celui leur chef. Il remarque que ces individus ne sont pas habitués à vivre dans un tel luxe. Manon et Claude en voient même un en train d’éteindre son cigare dans le tapis de laine blanche de la suite royale. La prochaine étape est la Danse du jouet cubain pour clôturer la campagne. Elle est fixée à 23h00.