Chez nos cousins de France


Chez nos cousins de France

Treize ans plus tard, j’étais confortablement installé dans mon emploi de baryton résidant au Royal Opera House à Londres. Un­ emploi que j’avais adoré mais que je songeais maintenant à quitter, malgré l’immense prestige de Covent Garden. J’avais envie, désormais, de mener une véritable carrière internationale. Je recevais depuis quelque temps des offres d’engagement alléchantes sur le continent, mais mon contrat du ROH m’interdisait de les accepter.

J’ai alors décidé de jouer le tout pour le tout.

Mon ami André Turp avait déjà franchi le pas; il avait abandonné le ROH pour aller chanter en France. Suivant son exemple, je suis parti pour Paris où mon copain m’a présenté à son agent, Janine Rapicault.

Vagent est la personne qui trouve et planifie les engagements du chanteur. Payé à commission, il retient en général 10 p. cent de son cachet pour l’opéra et 20 p. cent pour les concerts. AVANT les dépenses. Pendant un certain temps, j’ai eu trois agents en même temps: Rapicault en France, Finzi à Londres et Dispeker à New York.­

Choisir un agent n’est pas chose facile. En fait, on ne le choisit pas, c’est plutôt lui qui vous choisit.

Certains imprésarios sont bien vus des directeurs de théâtre, d’autres moins. Les premiers décrochent tous les bons contrats et les autres prennent ce qui reste … Si bien qu’un agent peut faire ou défaire la carrière d’un artiste. Quand un artiste change d’imprésario à l’expiration de son contrat et que sa carrière démarre en flèche, ce n’est pas qu’il a subitement plus de talent!

Mes relations avec Janine Rapicault ont plutôt mal commencé. Le premier engagement qu’elle signe pour moi est la création mondiale, à Bordeaux, de La Fille de l’homme, un nouvel opéra de Pierre Capedevielle. Cette décision de Janine m’a vraiment fait problème. Comme personne ne me connaissait encore en France, je redoutais que la critique et le public ne me classent sur-le-champ comme interprète de musique contemporaine. Pour le répertoire courant, que je préférais, on se tournerait à mon avis vers d’autres barytons. Janine, qui était quand même une femme compétente, n’aurait pas dû accepter.

Je reconnais cependant que les artistes ne peuvent se passer des agents. D’ailleurs, j’ai bien failli l’apprendre à mes dépens la fois où j’ai remplacé Otakar Kraus au Welsh National Opera. Parti de Covent Garden à la dernière minute (encore une fois), j’étais arrivé à Cardiff juste à temps pour la générale.

Je montais sur scène quand le directeur de l’opéra, un homme très correct, vient me trouver pour conclure le contrat. «Quel cachet prendrez-vous pour chanter Scarpia?» s’enquiert-il. Je réponds résolument: «Le même que celui d’Otakar.»­

Kraus, très connu dans toute l’Europe, était à l’époque le principal Scarpia de Covent Garden. Il était sûrement bien payé. Je continue:

«Comme ça, vos budgets ne seront pas déréglés. Vous voyez comme j’ai l’esprit pratique! – Vous êtes sûr?

– Mais oui.

– Vous allez le regretter.

– … »

Et le directeur de m’informer en toute confidence du cachet de mon collègue. Il avait bien raison, je me serais mordu les doigts. Amis chanteurs, ne faites pas comme moi. Dans ce métier, les cachets sont les montants inscrits au contrat, pas ceux que vos collègues se vantent de toucher! Bref, un imprésario n’aurait jamais commis pareille bévue.


Le coq de Strasbourg

Cette année-là, l’Opéra du Rhin montait Les Mines de soufre de Richard Rodney Bennett, un compositeur anglais contemporain. L’opéra était très lugubre, violet foncé si vous voulez.

Un jour, en répétition, le chef d’orchestre remarque dans la partition une indication de l’auteur: « Chant de coq ». Il demande au régisseur de trouver un chant de coq quelque part. Ayant cherché partout, le régisseur revient:

«Je regrette, mais je n’en ai pas trouvé. Si vous voulez, ajoute-t-il à la blague, je peux aller à la campagne en enregistrer un!­

– Non, laissez faire, on trouvera bien. »

A la colonelle*, arrivé au même passage, le chef se rend compte qu’il n’a toujours pas de chant du coq. Il interrompt l’orchestre et demande à haute voix: «Où est le coq?» Pas de réponse.

Il se trouve que mon personnage entre en scène, juste après le solo du volatile, en chantant Il est huit heures! Aussi je m’avance sur scène et propose: «Maître, je peux peut-être chanter le coq, moi … » Tout le monde se met à rire, sur les planches comme dans la fosse. Mais le chef est sérieux et moi aussi.

«Bon, dit-il, essayons, Savoie, puisque vous voulez bien.»

Je me plante bien sur mes deux pieds et j’auditionne pour le coq. Applaudissements, profonds saluts à la ronde et voilà le chef qui consent finalement à rire. J’ai chanté le coq tous les soirs … pour le même cachet .

*Certaines répétitions portent des noms. Les répétitions musicales se déroulent généralement avec piano; à l’italienne, on chante avec orchestre, sans mise en scène (les artistes sont assis en rangée au bord de la scène, directement devant le chef); à la colonelle, on répète en costume et dans les décors, sans les maquillages, et avec permission de s’arrêter pour régler des problèmes; le lendemain, à la générale, tout se passe exactement comme dans une vraie représentation. A moins de problème grave, aucune interruption n’est autorisée. Le chef d’orchestre et le metteur en scène communiquent leurs remarques aux artistes à la fin.


Mises à part les premières mondiales – La Fille de l’homme à Bordeaux, Le Joueur de Prokofiev à Toulouse, Mariana Pineda de Louis Saguer à Marseille, etc. – Janine et moi faisions bonne équipe. Les contrats se succédaient à un rythme assez constant. Elle m’envoyait très souvent chanter à Bordeaux, notamment. (Quand je rentrais à la maison, je disais aux enfants: « Si vous racontez que papa revient de Bordeaux, n’oubliez pas d’ajouter FRANCE.» On ne sait jamais ce que les Montréalais auraient pu croire … )

C’est à Janine que je dois d’ailleurs le plus précieux souvenir de toute ma carrière en France: celui d’une tournée de quarante représentations, en 1970, d’un opéra magnifique et malheureusement méconnu: Don Quichotte, de Massenet. À cette occasion, Joseph Rouleau et moi, deux Canadiens, avons fait redécouvrir aux Français, en Don Quichotte et Sancho, une œuvre qui n’avait pas été jouée dans l’Hexagone depuis des décennies. Les Français ont adoré.

Cette tournée était organisée par la Réunion des théâtres lyriques municipaux de France, un réseau national de maisons d’opéra.

En France – c’est encore le cas aujourd’hui – les villes géraient leur théâtre lyrique de la même façon que n’importe quel autre équipement municipal. Elles engageaient des musiciens, des chanteurs, des choristes, un corps de ballet, des metteurs en scène et des machinistes exactement comme elles employaient des urbanistes, des comptables ou des ingénieurs. Bref, le directeur du théâtre était ni plus ni moins qu’un chef de service.

Cela peut paraître incongru chez nous, mais dans bien des pays d’Europe, la culture est subventionnée au même titre que, disons, l’entretien des parcs. Ce système permet d’intégrer la vie culturelle aux activités normales et essentielles de la ville. (Ce concept, je me suis échiné à le promouvoir ici pour ouvrir des débouchés à nos jeunes artistes, mais sans succès, comme on le lira plus loin.)

Bref, beaucoup de villes françaises, certaines d’à peine 20 000 habitants, possédaient leur propre théâtre lyrique. Bien qu’indépendants, ces théâtres constituaient un véritable circuit de tournée. L’Opéra du Rhin, par exemple, offrait aux chanteurs des contrats très recherchés leur assurant parfois jusqu’à dix-huit représentations du même opéra dans trois théâtres. Nous chantions les six ou sept premières à Strasbourg, puis nous descendions à Mulhouse, en Alsace, pour terminer la tournée à Colmar.

À mi-chemin entre Mulhouse et Colmar, j’avais déniché une merveilleuse pension dans un patelin minuscule perdu sur une route départementale: Thierenbach. Encore aujourd’hui, le lieu est pratiquement introuvable sur les cartes, et pour cause: il se limite à exactement deux bâtiments, soit un «pèlerinage» (basilique qui accueille des pèlerins catholiques) et une belle ferme-auberge. Mes collègues et moi nous installions à Thierenbach pour deux semaines entières, un luxe très rare pour des bohèmes comme nous. En revenant de Mulhouse ou de Colmar le soir, nous trouvions, dressée pour nos appétits d’ogres, une table fabuleusement garnie de produits de la ferme, de pâtés et de choucroute, le tout arrosé de bons vins du pays. Parfois aussi, les Vonesch, patrons de l’auberge, accompagnaient «leurs chanteurs» à l’opéra.

En général, cependant, le séjour en hôtel dépassait rarement six jours. Pour me créer un semblant de chez moi dans une ville, je tâchais d’obtenir d’une fois à l’autre la même chambre dans le même hôtel. Parfois j’y retrouvais les mêmes blattes. Non, pas les mêmes, d’autres. En tout cas, il fallait les exterminer soi-même avec la bonbonne laissée exprès dans la chambre … Est-ce pour cette raison que les hôteliers français consentaient d’office aux artistes des remises de 50 p. cent? Blague à part, cette généreuse tradition faisait plaisir; on n’imagine pas pareil privilège en Amérique. Les patrons d’hôtel connaissaient aussi nos préférences. Toujours nous demandions une chambre complète (avec salle de bains) et donnant sur la cour (pour avoir la paix).

ooo

Sur les milliers de kilomètres que j’ai parcourus en voiture sur les routes d’Europe et, en particulier, de France, il est un trajet que je ne suis pas près d’oublier: ma traversée des Alpes, en avril 1967.

Pendant un engagement à Lausanne, je bénéficiais de quatre jours de liberté entre deux spectacles. Tiens, me dis-je, je vais en profiter pour rendre visite à Maestro et Lina à Milan. Je loue une Coccinelle et je prends la route. À Brigue, en Suisse, au pied des montagnes, il pleut un peu. J’entame l’ascension du col du mont Saint-Gottard. Il pleut de moins en moins, mais il neige de plus en plus. Au sommet, l’hôtel de la poste est fermé! La frousse s’empare de moi. Je suis tout fin seul, en habit de ville, dans une tempête de neige au beau milieu des Alpes. Personne ne sait où je suis. Que faire? Rebrousser chemin ou continuer ma route?

Il me semble, si je continue, que le temps ne peut pas se gâter davantage. Aussi, de peine et de misère, je descends l’autre versant de la montagne vers l’Italie. Malgré mes talents de chauffeur, l’arrière de la petite voiture menace dans chaque virage de passer par devant. J’ignore combien de temps j’ai conduit dans la neige et la bourrasque avant d’atteindre le pavé sec. Cela m’a semblé deux jours.

À la frontière italienne de Domodossola, je m’arrête pour présenter mes papiers. La voiture est entièrement couverte de glace et la plaque d’immatriculation a disparu.

J’ai l’air d’un bonhomme de neige. Tous les douaniers sortent voir l’apparition.

« Signor Savoie, dit le chef, le col est fermé. »

– Pas à Brigue, dis-je. J’ai bien lu l’affiche: OUVERT, OPEN, APERTO.»

En regardant mon passeport, il s’exclame devant ses copains: «Ah! Monsieur est canadien, voilà comment il se fait qu’il a traversé le col! »

Le lendemain matin dans le Corriere della sera, un journal milanais, gros titre: «AVALANCHE SUL SAN GOTTARDO!» Inutile de dire que j’ai pris un autre chemin (le tunnel du Mont-Blanc) pour revenir à Lausanne.