Inoubliable Marseille


Inoubliable Marseille

De toutes les villes de France, et même du monde, où j’ai chanté, Marseille fut le théâtre du plus grand nombre d’incidents cocasses à l’opéra. Mais qui s’en étonnera? Quand on connaît la mentalité des concitoyens de Pagnol.


Tosca

Une fois de plus, je chante Scarpia. A la représentation du dimanche en matinée, le ténor et la soprano, qui ont sans doute bien fêté la veille, en arrachent visiblement. Chacun leur tour, ils ratent leurs aigus.

A la fin du deuxième acte (il y en a trois), Scarpia se fait plonger un couteau dans le cœur par Tosca. Juste au moment où je m’écroule, un spectateur installé au poulailler lance du haut de sa voix et avec son plus bel accent marseillais: «Quel dommage, on a tué le meilleur! » Couché sur le dos au milieu de la scène, secoué de rire, j’ai eu beaucoup de mal à faire le mort.


Samson et Dalila

Au deuxième acte, les Philistins, conduits par le grand Samson, réputé invincible, se mobilisent contre les Hébreux qu’ils accusent d’adorer un dieu unique. A la fin du grand duo de ralliement que le Grand-Prêtre philistin (moi) chante avec sa fille Dalila, nous proclamons ensemble: «Mort au chef des Hébreux!»

Du poulailler monte un grand cri du cœur: «Assassingns!»


Mariana Pineda

Dans cette œuvre, j’incarne encore une fois un chef de police. La musique de Louis Saguer, composée sur un drame de Garcia Lorca, était affreusement difficile à apprendre, pour ne pas dire inchantable. Cette première mondiale exigerait un nombre affolant de répétitions en présence du compositeur.

Après un passage difficile où j’avais fait de mon mieux pour chanter les bonnes notes, Saguer vient me trouver:

« Vous avez bien chanté un fa dièse dans cette phrase, n’est-ce pas?

– Oui, dis-je en hésitant un peu.

-Eh bien, monsieur Savoie, vous vous trompez avec une conviction telle qu’on se demande si vous vous trompez. » Parole de compositeur!

Quelques jours plus tard, en spectacle, je joue avec Mariana une scène très dramatique où je la soumets à un interrogatoire serré, cruel même. Au beau milieu d’une réplique cinglante, quelqu’un crie dans la salle avec l’inimitable accent provençal: «Eh! Albert, ça te plaît?» Inutile de dire que nous avons raté notre effet.


Faust

Les chanteurs ne peuvent pas toujours être au meilleur de leur forme mais, malheureusement, tous les publics ne se montrent pas indulgents devant nos faiblesses vocales.

En représentation de matinée, le ténor qui joue le rôle titre dans Faust canarde ses aigus l’un après l’autre. Il y a une note qu’il ne peut pas se permettre de rater, cependant, car le public marseillais l’attend de pied ferme: le contre-ut dans le grand air Salut, demeure chaste et pure. Or, le chanteur la craque royalement, l’envoyant voler en mille morceaux. De la salle montent les huées et les cris de «Remboursement! Qu’on le chasse, le pourri! » suivis de tous les autres mots affables du dictionnaire.

Le chef d’orchestre est obligé d’interrompre le spectacle. En toute hâte, on baisse le rideau, on appelle la police pour rétablir l’ordre mais trop tard! les gens sont sortis attendre notre ténor à l’entrée – ou plutôt à la sortie – des artistes pour lui régler son compte.

Un employé compatissant a sauvé la vie de l’infortuné chanteur en le dissimulant dans un camion de décors pour le ramener à son hôtel.

Dites-moi, qui après cela voudrait chanter à Marseille?


Peter Grimes
Peter Grimes, un opéra très sérieux de Benjamin Britten, demeurera toujours associé dans mon esprit à l’un des incidents les plus drôles de toute ma carrière.

La générale n’est pas plutôt commencée que des murmures s’élèvent sur scène parmi les choristes. Peu à peu, les chuchotements se transforment en conversation à voix haute et je finis par comprendre qu’une choriste manque à l’appel. Georgette n’est pas là. Tout le monde s’inquiète. Où donc est Georgette? Il a dû lui arriver quelque chose, elle qui est toujours si ponctuelle, il faudrait aller lui téléphoner. Enfin la commotion grandit au point où le chœur ne chante presque plus.

Impatienté, le chef arrête l’orchestre et apostrophe les choristes:

«Mais qu’est-ce qui vous prend? Vous savez bien qu’on n’interrompt pas une générale. Allez, on reprend!

– Maestro, hasarde un des chanteurs, c’est que Georgette n’est pas arrivée …

– Et puis après? Allez, on continue!»

Sur ces entrefaites, Georgette arrive sur scène en courant: «Attendez, attendez, il faut que je vous raconte», dit-elle en haletant. Devant son air ahuri, le chef d’orchestre dépose sa baguette en soupirant. Veut, veut pas, il faudra écouter l’histoire de Georgette! …

«Alors voilà, il y a longtemps que mon évier de cuisine n’avale pas, commence-t-elle avec son pittoresque accent. Et ça fait des mois que je demande à mon mari de le déboucher. Vous savez comme c’est ennuyeux, un évier qui n’avale pas! Eh bien, ce matin, mon mari s’apprêtait à prendre sa douche quand j’ai insisté encore pour qu’il vienne déboucher mon putain d’évier.

Complètement à poil, mon mari prend les outils, se met à quatre pattes sous l’évier et commence à défaire les boulons. La chatte, qui passe par là, lui donne un coup de griffes exactement là où vous pensez, alors mon mari fait le saut et se frappe la tête sur les tuyaux. Il saigne comme un porc, le pauvre. Il hurle. J’essaie d’arrêter le sang, mais je n’y arrive pas, ça n’arrête pas de couler.

Alors j’appelle police-secours. Ils arrivent au bout d’un quart d’heure et embarquent mon mari dans l’ambulance. Rendu à l’hôpital, en montant l’escalier, l’un des porteurs de la civière demande à mon mari comment il s’est fendu la tête. Il raconte son histoire. Alors les porteurs rient tellement fort qu’ils échappent mon mari et qu’il se casse le bras.

Voilà, Maestro, pourquoi je suis en retard!»