Le festival de Montréal


Le festival de Montréal

Le public montréalais qui assistait aux productions de l’Opéra Guild l’hiver était convié, l’été, à celles du Festival de Montréal. Créé par Mme Athanase David et M. Wilfrid Pelletier à la fin des années trente, le Festival combinait le théâtre classique et l’opéra léger. Comédiens et chanteurs de chez nous y partageaient la vedette.

J’ai participé à plusieurs des Mozart produits par le Festival, dont une série mémorable de dix représentations des Noces de Figaro, en 1956. Yoland Guérard y chantait le rôle du Comte, Roland Leduc dirigeait l’orchestre et Michel Ambrogi signait les décors et costumes. L’été suivant, en 1957, toute l’équipe s’est retrouvée pour Don Giovanni. En plein juillet, il faisait une chaleur accablante au Théâtre Saint-Denis, et pourtant nous avons joué à guichet fermé tous les soirs de représentation, deux années de suite.

Sus aux pessimistes! Les Québécois aiment l’opéra quand il est bien fait.


Pas fort le Ford

Un certain dimanche soir, Radio-Canada présente une version abrégée des Joyeuses Commères de Windsor. Cette opérette de Nicolai est inspirée, comme l’opéra de Verdi, par le Falstaff! de Shakespeare. Là encore, j’incarne l’énorme roi.

Les Commères ne sont pas joyeuses pour tout le monde ce soir-là. Surtout pas pour le baryton qui chante Ford. Cet individu ne connaît pas le premier mot de son rôle. Ce qu’il fait dans la distribution, je l’ignore, mais il est tellement énervé qu’en attendant le stand-by du régisseur, il menace de descendre couper le courant dans le sous-sol de Radio-­Canada!

Pendant une heure complète, il ne chante que des voyelles alignées au hasard … :

– A-A-A-A-É-É-I-II OU-O-A-É-È-È-È-I?

O-O-O-A- È-OU – É- 1- 1 -A- É- É-A!! etc.

Pas une phrase du livret n’est reconnaissable dans ce charabia. Très étrange … Mais ce n’est pas tout. Dans une scène hilarante, le gros Falstaff (moi) se prépare à aller conter fleurette à la femme d’un monsieur Ford (qu’il ne connaît pas). Juste avant son départ, M. Ford lui-même, déguisé en monsieur Brooks, se présente chez Falstaff et lui offre une bourse bien garnie pour qu’il aille à sa place faire la cour à Mme Ford qui, explique-t-il, repousse toutes ses avances. En fait, Ford veut tout simplement savoir si sa femme lui est fidèle.

Ford-Brooks arrive donc chez Falstaff, son immense chapeau à plumes secoué de violents tremblements (ceux du chanteur). La générosité de l’inconnu incite Falstaff à lui demander:

– Mais qui êtes-vous, cher monsieur?

Le pauvre baryton, complètement perdu, répond spontanément:

– Je me nomme Ford!

De sa voix la plus tonnante, Falstaff-Savoie réplique en le regardant droit dans les yeux:

– Ford???!!!

– … Euh!… non, Brooks!

– Ah! BROOKS!!!

Dans le studio, les gens pissaient dans leurs culottes …

P.S. Le pauvre aurait peut-être dû couper le courant. En tout cas, il n’est jamais revenu.


Pauvre Figaro!

Après dix représentations consécutives d’un même opéra, les choses sont tellement bien rodées qu’il commence immanquablement à se produire sur scène des événements cocasses.

Au quatrième acte des Noces de Figaro, Pierrette Alarie (ma Susanna) chante un duo avec son fiancé Figaro. Dans ce morceau, Susanna se fait passer pour la comtesse Almaviva, sa maîtresse. Figaro, qui a reconnu Susanna, fait semblant de faire la cour … à la comtesse. Outrée, Susanna trahit son personnage et donne une raclée à Figaro. Elle lui administre une série de gifles, de taloches et de coups de pied bien en règle.

Ce soir-là, Pierrette décide de ne pas me ménager. Je commence à rire, mais à rire pour de bon. Entre deux répliques, Pierrette me glisse: «Ne ris pas, imbécile.» Exactement ce qu’il ne fallait pas dire. Le fou rire s’empare de moi, je m’écrase par terre, le public se met à rire aux éclats, Pierrette s’affaisse sur son petit banc elle aussi, les musiciens s’esclaffent dans la fosse, et l’orchestre s’arrête!

Nous sommes restés prostrés cinq minutes avant de pouvoir reprendre le fil du spectacle!


La Ford 34!

À 21 ans, j’étais le benjamin dans les productions de Tosca et Manon présentées par le Festival de Montréal au stade Molson. Raoul Jobin chantait dans les deux opéras et moi aussi (le geôlier au troisième acte dans Tosca, et le sergent dans Manon, où je doublais également Martial » Singher qui incarnait Lescault).

Pour terminer la saison 1949 en beauté, M. Et Mme Samuel Bronfman invitent toute la distribution à une réception qu’ils ont organisée à leur résidence de Westmount, rue Belvédère: une immense mansion avec ascenseur, majestueux portique à colonnes et du personnel en livrée pour stationner les voitures à mesure qu’elles arrivent.

Pour l’occasion, mon père m’a prêté sa Ford 1934, un engin qu’il faut conduire avec délicatesse, prudence et doigté, car il est fragile. Trois de mes copains musiciens, dont la pianiste Jacqueline Richard, m’accompagnent.

Dans la file de voitures qui montent l’allée des Bronfman, mon antique Ford disparaît presque entre les Cadillac, les grosses Buick et les rutilantes Rolls Royce. À l’arrivée, nous descendons de la voiture et je demande au type galonné de s’assurer de bien éteindre tous les phares. J’ajoute que, s’il n’y voit pas d’inconvénient, j’irai récupérer l’auto moi-même à la fin de la soirée. En partant garer la voiture, il me tend un ticket marqué F-34.

La réception est magnifique. Raoul Jobin, Wilfrid Pelletier, Martial Singher, Eleanor Steber, Rose Bampton, artistes et personnalités brillent de tout leur éclat dans leurs robes longues et leurs smokings.

Sonne finalement l’heure du départ. Dehors, je fais la queue avec mon ticket et, mon tour venu, demande poliment à l’employé: «Où est ma voiture s’il vous plaît? Je vais aller la chercher moi-même.» «Je regrette, Monsieur, me répond-il, mais je dois m’en charger. On m’a ordonné de ramener toutes les voitures.» J’ai envie d’insister mais le lieu et l’occasion m’en dissuadent …

Mortellement gêné, je regarde défiler une rutilante Cadillac, une deuxième Cadillac, une Rolls, une autre. Enfin, voilà la Ford 34 de mon père qui s’amène avec ses petits phares jaune pâle. En arrivant devant le perron, le préposé fait exactement ce que j’ai redouté; il oublie d’éteindre les phares des Sealed Beams qui demandent beaucoup de «jus». Déjà leur faible lumière pâlit dangereusement… Au revoir, Monsieur Bronfman, bonsoir, merci! Au revoir, Madame, merci! Cela n’en finit plus. Tremblant, je lève les yeux sur la lueur vacillante des phares.

Notre quatuor monte dans la Ford. Je mets le contact.

Rien, absolument rien. Pas le plus petit toussotement!. La batterie est morte. J’éteins les phares, ou plutôt ce qui en reste, et je descends de la voiture …

Les invités sont là, massés sous le portique, qui observent. Cinq voitures font la file derrière la Ford. Sous les yeux de ce public, je me penche pour sortir la crank de sous mon siège, où mon père la garde à la portée de la main ….

L’instrument se présente en deux morceaux, une tige de métal droite que j’introduis dans les entrailles du moteur, et une manivelle en S que j’enfile sur l’autre pièce. Transpirant de honte, je demande ensuite à Jacqueline Richard de tourner la clé. Quand le moteur se réveille, Je ramasse mes deux bouts de métal, les replace sous le siège, puis je monte dans la voilure et j’écrase l’accélérateur pour charger la batterie. Dans une fumée à asphyxier toute la noble compagnie, nous démarrons en trombe.

Le lendemain matin, je rends les clés de la Ford à mon père et m’en vais du même pas à la banque contracter un emprunt pour m’acheter une voiture: une Mercury 1946. Je n’ai plus jamais été invité chez les Bronfman.