L’enseignement: une académie nationale de chant


L’enseignement : Une académie nationale du chant

La formation vocale et professionnelle est la pierre d’angle d’une troupe permanente, la condition sine qua non de son succès. Je suggère de créer à Montréal une Académie nationale de chant. Cet établissement serait l’équivalent de notre excellente École nationale de théâtre, laquelle forme depuis longtemps la grande majorité de nos comédiens et artisans de la scène. L’Académie nationale constituerait une nouvelle pépinière d’artistes lyriques. Sa mission serait de former tous les éléments dont nous avons besoin pour reconstituer notre effectif, ce noyau de chanteurs qui, en 1998, malheureusement n’existe plus.

C’est dire qu’il incomberait à l’Académie nationale de chant, et non plus aux conservatoires et aux universités, de former nos chanteurs. Pourquoi retirer l’enseignement du chant des conservatoires et des universités? Tout simplement parce que, depuis des années, ces établissements semblent incapables de s’acquitter correctement de leur tâche à l’égard des étudiants chanteurs. La faute n’en est pas aux professeurs mais, comme je l’ai mentionné au chapitre précédent, à l’organisation pédagogique: d’une part, les programmes de cours ne font pas assez de place à la technique vocale; d’autre part, les professeurs sont tenus de préparer leurs élèves pour des concerts que ces derniers sont loin d’être prêts à affronter. Or, le temps prévu à l’horaire pour APPRENDRE À CHANTER est déjà trop court!

Les conservatoires ont toujours eu pour mission de former des interprètes (ils ne décernent pas de diplômes en pédagogie ou en musicologie, comme les universités). Leur succès auprès des instrumentistes est indéniable: les orchestres du Québec sont tous composés de leurs diplômés. En revanche, combien de chanteurs de carrière les conservatoires ont-ils «produits» depuis une génération? Je crains de le dire: les doigts d’une main suffisent à les compter. Or, au Conservatoire de musique de Montréal où j’ai posé ma candidature comme professeur de chant il y a quelques années, on m’a répondu que j’étais « surqualifié» pour le poste! ! !

Cela m’a rappelé un séminaire de plusieurs jours que la direction de ce même conservatoire avait organisé, il y a vingt ans, sur «la réforme de l’enseignement du chant». Devant ses insuccès évidents dans ce domaine, elle avait invité des chanteurs (André Turp, Marguerite Lavergne et moi) et d’excellents coachs (Marie-Thérèse Paquin, Jacqueline Richard, Janine Lachance) à lui fournir des avis professionnels.

La première conclusion, qui s’est imposée à l’unanimité parmi nous, est que le chant ne doit pas s’enseigner de la même façon que les instruments. Après quelques mois, un flûtiste ou un pianiste est déjà en mesure de jouer un petit morceau simple. La raison en est que son instrument produit d’office un son correct. Le chanteur, je le répète doit d’abord apprendre à PRODUIRE LE SON. Avant de chanter, il faut savoir comment.

Ce concept de base semble, malgré sa simplicité, être encore gravement méconnu. Ainsi, en 1990, dans une classe de l’UQAM où je remplaçais le professeur, une élève de première année m’a proposé de chanter le grand air de Gioconda dans l’opéra du même nom. Je lui ai répondu: «Bien. Mais je voudrais d’abord que tu viennes ici, au piano, me jouer la Sonate à la lune de Beethoven. » Spontanément, la jeune femme s’écrie:

«Mais je ne sais pas jouer du piano!

– Et tu te crois capable de chanter l’air de Giaconda? » lui ai-je répliqué.

Connaître la musique et les paroles d’un air ne signifie pas qu’on est capable de le chanter. La voix ne se manipule pas comme une clarinette ou un violon.

Bref, mes collègues et moi avons passé trois jours complets à débattre de ces questions avec la direction du Conservatoire. Du vendredi jusqu’au lundi, nos hôtes attentifs ont pris de copieuses notes. Mais j’ai le regret de dire que rien n’a changé dans les conservatoires.

Aussi les jeunes chanteurs se dirigent-ils de plus en plus nombreux vers les universités pour étudier le chant. Là encore cependant, les résultats sont terriblement décevants. Les programmes d’études y sont également axés sur les concerts et autres prestations publiques plutôt que sur la formation technique. Résultat: quand ils sortent de l’université, les jeunes chanteurs n’ont pas l’expertise vocale nécessaire pour entreprendre une carrière.­

Mes élèves, aujourd’hui, sont pratiquement tous titulaires d’un diplôme de baccalauréat ou de maîtrise en chant obtenu dans l’une de nos universités. Plus d’un lecteur sera étonné de la situation dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui.

Premièrement, leurs diplômes ne leur seront d’aucune utilité à moins qu’ils ne se destinent à l’enseignement (auquel cas on est justifié de se demander si des finissants sans la moindre expérience de la scène ont la compétence voulue pour devenir eux-mêmes professeurs). Dans la profession, on ne vous demande jamais si vous avez un diplôme de chant; on vous interroge sur votre répertoire et on vous fait auditionner. Si vous savez chanter, on vous engage, sinon, on vous oublie, diplôme ou pas.

Deuxièmement, vu leur piètre formation, mes élèves doivent tous envisager ENCORE deux ou trois années d’études avant même d’être sur la ligne de départ pour la carrière. Or, ils ont atteint les 28 et les 30 ans! Comme on a souvent négligé de leur enseigner la base, beaucoup sont obligés de recommencer à zéro. Que de temps perdu, que de rêves en pièces!

Troisièmement, ils traînent l’énorme boulet de leur dette d’études: en moyenne la somme faramineuse de 20 000 dollars. Mes élèves sont loin d’en «avoir eu pour leur argent» à l’université. Contrairement aux jeunes médecins, souvent fortement endettés eux aussi à la fin de leurs études, ils en ont pour des années avant de pouvoir songer à gagner leur vie dans la profession qu’ils ont choisie. Années au cours desquelles ils devront en même temps rembourser leurs prêts. J’avoue que cet état de chose m’indigne autant qu’il m’attriste. Non seulement on est en présence d’un énorme gaspillage de fonds publics, mais, bien plus grave, on cause à nombre de jeunes gens et de jeunes filles bien intentionnés un immense tort. A ce propos, je crois qu’il est temps de revoir de fond en comble les critères d’admission aux prêts et bourses pour les études en chant. Le processus, il me semble, devrait être plus sélectif.

Voilà pourquoi j’estime que l’enseignement du chant devrait être confié à une institution spécialisée comme l’Académie nationale de chant.

L’Académie accueillerait les jeunes à partir de l’âge idéal pour entreprendre des études de chant, environ dix-huit ans. Les candidats devraient réussir une audition permettant d’évaluer la qualité de leur voix et de leur présence en scène, leur tempérament, leur instinct musical, bref tous les aspects de leur personnalité artistique.­­

Chose très importante, chaque étudiant mérite d’être dirigé selon ses talents particuliers. Tout le monde n’est pas fait pour chanter à l’opéra. Les concerts sacrés et le récital offrent des avenues très intéressantes aussi.

Même du côté de l’opéra, tous ne sont pas appelés à jouer des premiers rôles. Comme au théâtre parlé, une troupe lyrique a besoin de compremarii, ces rôles spécialisés de comédiens chanteurs souvent considérés comme secondaires mais qui donnent aux ouvrages une grande partie de leur relief dramatique. Exemples: Basilio et le jardinier Antonio dans les Noces de Figaro, le Sacristain, le Geôlier et Angelotti dans Tosca, BenoÎtz Alcindoro et le Sergent douanier dans La Bohème, etc. À l’Académie, on cultiverait les talents de compremarii au même titre que les grandes voix, parce qu’ils sont essentiels.

De plus, le programme d’études insisterait davantage sur l’apprentissage des styles musicaux (Mozart ne se chante pas comme Verdi) et sur celui des langues. À l’opéra, les paroles ne sont pas accessoires! Ce sont elles qui dictent l’intention. Le chanteur doit absolument réussir à les énoncer distinctement. Trop d’artistes lyriques s’en montrent incapables aujourd’hui.­

Dans tous les cas, les étudiants travailleraient côte à côte avec les professionnels du métier dès que leurs progrès vocaux le permettraient, de façon à acquérir en même temps la technique et l’expérience, et à développer leur personnalité d’artiste.

Plus besoin de verser des bourses de 3 000 dollars à des jeunes pour qu’ils aillent étudier à Juilliard ou ailleurs ! Les bourses de notre gouvernement subventionneraient les études dans notre propre école du Québec. Nous avons dans la province toutes les ressources nécessaires pour former les jeunes depuis les premiers apprentissages jusqu’à leur entrée dans le monde professionnel. Mais nos gens d’expérience prennent de l’âge. Attendrons-nous qu’il soit trop tard pour leur confier la jeune relève?

En l’espace de quelques années, l’Académie serait en mesure d’alimenter la troupe permanente. Vu que le Québec n’a jamais cessé de produire de belles voix (j’en entends tous les jours dans mon studio), il ne fait aucun doute que les candidats talentueux se presseraient vite aux portes de l’Académie. J’imagine déjà une longue liste d’attente …

Nouvelle de dernière heure: l’Université McGill m’a prié de venir enseigner dans ses murs. J’ai accepté, mais à condition de pouvoir y mettre en pratique ce que je prêche, soit faire passer la technique vocale en premier, tant avec les étudiants avancés qu’auprès des débutants. Y arriverai-je dans le contexte universitaire actuel? Je l’ignore, mais en attendant que le Québec opte pour une réforme véritable, je ne ménagerai pas mes efforts.