Il s’appelait Tayeb


Je l’avais rencontré au début des années soixante. Cela ne date pas d’hier comme on dit ! Et pourtant je le revois très bien. Je revois son visage, son perpétuel sourire, ses yeux rieurs. Il suscitait immédiatement la sympathie. Et puis il y avait surtout cette voix, à la fois enjouée et complice : « Comment tu vas, aujourd’hui, Patron ? ». Il portait particulièrement bien son prénom de « Tayeb » qui, en arabe, signifie « généreux ». Il exploitait à l’époque une parcelle relativement importante dans la palmeraie qui se trouvait à quelques kilomètres à la sortie nord-est de la ville. Il y récoltait des légumes superbes qui faisaient les délices de sa clientèle essentiellement métropolitaine. Il était devenu pour moi plus qu’un simple fournisseur. Nous avions à peu près le même âge. Bref, nous avions sympathisé.

Il m’avait proposé un jour de m’emmener visiter son « domaine » comme il le disait avec fierté. Il était passé me prendre à l’heure de la sortie des bureaux de la Préfecture. Une fois arrivés sur place, il avait pris plaisir à me décrire le système très ancien des « foggaras », ces canalisations enterrées qui, en zone sahariennes, permettent le captage des eaux souterraines et leur redistribution minutieuse en réseau. Une véritable découverte pour moi, fraîchement muté de Métropole, six mois auparavant. Mais il avait aussitôt ajouté : « mais, rassure-toi, nous bénéficions ici, grâce en soit rendue au « Miséricordieux », d’un trésor : l’oued Beghar, qui nous arrive des montagnes de l’Antar. Il nous irrigue la palmeraie et beaucoup de familles se partagent ce présent. Les cultures maraichères, bénéficiant de l’ombre des arbres, y sont superbes ! « Tiens, regarde ma parcelle, tu comprends maintenant pourquoi tu te régales ! »

Son enthousiasme était touchant et communicatif. Il ajouta : « mais viens, je vais te montrer un coin qui va te sidérer ». Et c’est ainsi qu’il me fit découvrir un endroit que tout le monde appelait « Le trou du chameau » Je n’en revenais pas : c’était un véritable étang dans lequel des gamins pataugeaient et s’arrosaient en riant.

Nos relations devinrent de plus en plus familières. Il finit par m’appeler François.

« Regarde ce que j’ai à te proposer aujourd’hui, François, des dattes superbes, des « Deglet Nour » (des « Doigts de Lumière »), tu vas encore te régaler ! »

Tayeb avait parmi ses clientes une jeune femme médecin, Madeleine, une « toubiba », que j’avais eu l’occasion de croiser plusieurs fois dans le cadre d’un club de bridge qui se réunissait tous les samedis au mess des officiers de la garnison. Le week-end suivant, l’idée me vint de lui raconter avec force détails mon escapade dans la palmeraie. Bien qu’en activité pourtant depuis plus de six ans, elle m’avoua n’y avoir jamais mis les pieds. Elle en avait presque honte. Dans la foulée, une seconde visite fut donc organisée, à la grande joie de Tayeb qui, après le détour incontournable par « Le trou du chameau », insista pour nous inviter à venir déguster dans la petite maison en « toub » qu’il habitait en contrebas du quartier européen, le thé à la menthe qu’il préparait lui-même conformément à la tradition, accompagné par les « macrouds » succulents, au parfum subtil de fleur d’oranger et de cannelle de sa jeune femme, Aïcha. Madeleine qui avait pourtant, de par son métier, un contact étroit et fréquent avec la population musulmane, admira une fois encore l’élégance du cérémonial : la théière saharienne au long bec élancé qui verse avec précision le liquide brûlant dans les petits verres décorés de quelques brins vert tendre de menthe, cérémonial répété trois fois comme le veut la coutume, précédé bien sûr par la découpe à l’aide d’un tranchoir assorti au métal de la théière des morceaux de sucre dans les pains coniques traditionnels, vendus dans les boutiques tenues par les Mozabites. Ce ne fut pas une surprise pour Madeleine, car elle n’hésitait jamais à partir sur les pistes avec sa petite « Méhari », lorsqu’elle était appelée dans une mechta des environs. C’était souvent pour des accouchements et elle en gardait parfois des souvenirs pittoresques. C’est ainsi qu’elle avait un jour constaté que le plus pressé pour les matrones présentes, une fois l’accouchement terminé, avait été de récupérer « la mère », c’est-à-dire le placenta. L’une d’entre elles avait enlevé son foulard de sa tête pour y poser le placenta, puis elle avait renoué le foulard afin de l’emporter : le placenta étant considéré comme la mère nourricière du genre humain, on lui devait, toute affaire cessante, une sépulture correcte.*

Le père de Tayeb et le reste de la famille habitaient dans une des mechtas des environs. C’était encore pour tous le temps des illusions. L’armée avait organisé dans une grande villa avec dépendances, non loin de l’Etat Major, un Centre de Formation à l’Auto Défense. Elle y accueillait pendant trois ou quatre semaines des habitants des mechtas des environs pour les rassurer sur l’avenir, sur la pérennité de l’Algérie Française, et pour leurs donner des rudiments d’entraînement militaire. Ils en repartaient avec des vivres pour leur famille et des fusils MAS 36. Le père de Tayeb y avait participé et le fils n’avait pas manqué de lui rendre plusieurs fois visite, allant jusqu’à partager le repas des stagiaires. Il en avait très souvent parlé autour de lui, à ses clients arabes et aux commerçants chez lesquels il avait ses habitudes.

La ville était calme. Elle ronronnait. Une annexe de la Préfecture était même sur le point d’être inaugurée et les fonctionnaires se disputaient déjà les futurs bureaux : exposition, espace, situation…
Et pourtant on entrait déjà, sans en être vraiment conscient, dans une période d’instabilité et d’incertitudes. Et le coup de tonnerre de 1962 arriva plus vite qu’on ne l’aurait imaginé. Tout ce petit monde se réveilla aux concerts de « you-yous » des fatmas, au stress de la pénurie de caisses et de valises, à la bagarre et aux passe-droits pour les billets d’avion.
Bien sûr, je finis par suivre le mouvement et par rentrer en France. Madeleine, pour sa part, fit le choix courageux de rester, de ne pas abandonner ses patients des mechtas qui pour la plupart lui témoignaient un attachement touchant. Mais deux ans plus tard elle se résigna à abandonner, en dépit du 6-35 qui voisinait dans sa trousse avec les seringues et les pansements.

* Voir Note en fin de texte.

Ce fut un pur hasard qui me permit de revoir Madeleine, au moins trois ans plus tard. Ma sœur, qui est infirmière à l’hôpital Lariboisière, me dit un jour :

« Figure-toi que nous avons vu arriver dans le service un nouveau médecin qui a exercé dans le même patelin que toi en Algérie. Une certaine Madeleine Durieux. .. »

J’étais loin de m’attendre à pareille nouvelle. Un dîner fut rapidement organisé chez ma sœur et mon beau-frère. Les retrouvailles furent émouvantes. Nous avions une kyrielle de souvenirs à évoquer. Une question me taraudait pourtant que je n’arrivais pas à lui poser. Pressentiment peut-être…Je finis par me jeter à l’eau :

« Et notre copain Tayeb, qu’est-il devenu ? »

Je compris pourquoi elle-même avait tardé à l’évoquer.

« Tayeb est mort ! Il a été retrouvé tout près de son « domaine », la gorge tranchée, au bord du « Trou du Chameau ». Son visage, parait-il, effleurait le bord de l’étang. Une grande auréole rouge s’y était formée. ».

J’étais bouleversé.

« Et bien sûr on ne sait pas qui a fait ça ».

« Il ne faut pas chercher bien loin. Tu es parti trop tôt pour comprendre. C’était devenu la chienlit. Les marionnettes du pouvoir installé à Alger étaient dépassées. Des fanatiques ont comblé le vide. Tayeb a payé pour les relations étroites qu’il avait avec nous, comme avec les autres français, mais surtout, c’est certain, pour sa trop grande proximité avec les structures de l’Autodéfense. J’ai bien peur que son père ait subi le même sort, comme beaucoup d’autres ».

Le silence se fit.

Un très court instant le sourire de Tayeb s’imposa dans mon esprit :

« Comment tu vas aujourd’hui, Patron ? ».

Note : Ce genre d’anecdote est évoqué dans le remarquable livre de Marie-Claude LELOUP-COLONNA : « SOUVENIRS d’une TOUBIBA », Editions l’Harmattan.

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