les "panards" à JoJo


 

Jean-Claude Manaranche

Jojo était enchanté. C’était un jour vraiment magnifique. « Vachement chouette ! » aurait dit son copain  Pierre que tous les potes de la communale de la rue Lepic (18ème arrondissement comme chacun le sait) appelait « Pierrot Taxi » car son père travaillait à la célèbre compagnie G7. Enfin plutôt « avait travaillé » puisque depuis la mise en coupe réglée de la zone occupée par l’administration du 3ème Reich et les rationnements en tous genres, on ne voyait pratiquement plus circuler dans Paris que  des vélos-taxis, dont de grands gaillards en pantalon de golf tiraient la remorque (version à roues de la chaise à porteur). En dépit des restrictions alimentaires leur énergie faisait plaisir à voir. Ils trimballaient leurs clients à grands coups de pédalier en évitant, autant que faire se pouvait, d’accepter une course au sommet de la Butte Montmartre.

Il faut dire aussi que le soleil était au rendez-vous en cette fin de juin 1942 et que c’était en plus le dernier jour de classe. Les marronniers de la « cour de récré » distillaient un parfum enivrant et subtil sur la centaine de gamins rassemblés en rang d’ognons, classe par classe, dans un garde-vous impeccable. Ils étaient entrés à la queue leu leu dans l’école en faisant le salut militaire au  « Dirlo » qui les attendaient en haut des marches, et maintenant ils s’apprêtaient, comme chaque jour, à entonner à pleins poumons devant lui et sa brochette d’  « instits » le « Maréchal, nous voilà ! » de rigueur.

La journée parut interminable à Jojo. Et pourtant les instits avaient été sympas, remplaçant dans toutes les classes les cours et les interros, par des occupations plus décontractées. Jojos et ses potes avaient même eu droit à une projection d’images en noir et blanc de « Tintin au Congo ». Et, suprême privilège, la sortie fut avancée d’une heure. Les mômes n’en revenaient pas ! Que faire de ce cadeau ? Pierrot Taxi, qui était le plus déluré de la petite bande à Jojo, proposa illico d’en profiter pour aller jouer au Square Saint Pierre. Précision pour les non-parisiens : le Square Saint Pierre était le nom donné à l’époque au jardin qui s’étend  au pied de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. Les touristes en retiennent en général le magnifique agencement à la française, la symétrie parfaite, les terrasses successives, et les escaliers qu’ils gravissent pour atteindre l’édifice. Mais ils passent en général à coté de ce qui faisait le bonheur des moutards de la rue Lepic et que je vous recommande : un chemin discret qui part à droite de l’esplanade d’entrée et se faufile à travers pelouses et buissons, avec plusieurs ramifications (dont un  « sentier alpin » avec petit pont et fausse cascade), pour rejoindre en catimini le niveau de la Basilique. Jojo l’avait surnommé le « Trous de Chat » et ce nom de code avait été adopté avec enthousiasme par le reste de la bande. Et, de fait, le grillage qui isolait les espaces verts du chemin était doté de place en place de chatières qui permettaient aux matous du quartier de se balader peinards sur toute l’étendue du parc.

Comme une volée de moineaux  ils se  retrouvèrent donc sur leur banc favori à l’entrée du fameux petit pont après une course folle dans la rue des Trois Frères. Jojo en avait mal aux pieds. Ce n’était pas une nouveauté : sa mère lui avait acheté des chaussures trop petites, qui, pénurie de cuir oblige, étaient de surcroît fabriquées avec des semelles en bois articulées reliées par de simples lanières.. En s’affalant sur le banc il lança donc sa phrase rituelle : « les mecs, j’ai mal aux panards ! » et tous les autres lui répondirent en chœur, non moins rituellement : « t’as pas de pot, mon Jojo ! ».  Il ne s’en offusquait pas.  C’était devenu un code, presque un cri de ralliement. Tout le quartier compatissait à propos des panards à Jojo.

Les trois coups ainsi frappés, encore fallait-il trouver le sujet de la pièce. Comme toujours en pareil cas, ils se tournèrent tous vers Pierrot Taxi. Il regarda à droite et à gauche et avec des airs de conspirateur il fouilla dans sa poche et montra sa main fermée au petit groupe :

– Matez un peu, les mecs, c’que j’ai chouravé pendant qu’ « La belette » (c’était le surnom de l’instit’) remballait son matosse et sa lanterne.

Il ouvrit sa paume et montra fièrement trois ou quatre bâtons de craie.

– Ouais, et alors ? lui dit Jojo, qui avait enlevé sa godasse droite.

– Ben, c’est une sacrée occase : on va pouvoir faire des  « V » !

–  Des « V » ?

– Ben ,oui, mon bouffi ! Puis baissant la voix : il écoute pas  la radio de Londres ton daron ? « Ils » l’ont dit encore hier soir ; j’l’ai même appris par cœur :

V V V V

Il ne faut pas désespérer, on les aura,

Il ne faut pas vous arrêter de résister,

V V V V

Sur les murs et sur les pavés,

Faîtes des V !

Tout le petit groupe resta silencieux. Un sentiment mêlé de d’excitation et d’appréhension l’avait envahi. Jojo, prudemment, avait remis sa godasse.

Et c’était vrai que depuis quelques temps, à la suite de cette consigne transmise par les  émissions londoniennes de la France Libre, des V grossièrement, car hâtivement, tracés s’étaient répandus sur les murs et les portes cochères de Paris au grand dam des autorités d’occupation. N’avaient-elles pas découvert carrément un beau matin que tous les platanes des Tuileries, entre la Porte du Carrousel et la Concorde arboraient tous un grand V et un croix de Lorraine gravés dans leur écorce, et tout cela  à deux pas du Quartier Général de leur Etat Major. Elles diffusèrent donc une ordonnance imposant aux « propriétaires, gérants et concierges d’immeubles » d’effacer systématiquement les graffitis séditieux. Mais ce fut l’Inspecteur d’Académie de la Côte d’Or qui remporta le pompon quelques mois plus tard en pondant une note qui recommandait aux directeurs d’école « de s’assurer à chaque sortie de classe que les écoliers n’emportaient pas des craies dans leurs poches. »

Les craies de Pierrot, elles, furent réparties parmi ses potes, qui avaient pris pour la circonstance des mines de conspirateurs. Décidant que le « Trous de Chats », faute de murs ou de palissades, n’était pas vraiment l’endroit idéal pour inaugurer cette entrée collective en résistance, ils décidèrent d’un commun accord de filer rue Saint-Vincent, derrière la Basilique et  mirent au point  une technique  dont ils ne furent pas peu fiers : quatre d’entre eux faisaient une partie de billes sur le trottoir pendant qu’un cinquième, désigné comme arbitre à tour de rôle, traçait  héroïquement  sur le mur, le dos  à moitié  tourné, le signe de la victoire. Et voilà comment les riverains de l’une des plus fameuses rues de la « Butte », chère aux poètes et aux amoureux, ressentirent le lendemain matin le frisson né de l’assurance d’une lutte clandestine  toute proche. Excités par leur audace mais douchés en même temps par une réflexion faite à mi-voix par le gros Bébert, le fils du patron du bistrot de la rue des Abbesses (Vous me foutez les foies, les mecs !), les résistants en culotte courte décidèrent de rentrer chacun chez soi.

Jojo reprit donc, en compagnie de Bébert, le chemin de l’appartement familial, rue Constance, une petite rue tranquille qui a une particularité : elle forme un angle droit entre deux rues perpendiculaires, la rue de Maistre et la rue Lepic. Avant de rentrer chez lui et de passer devant la porte de la loge de la bignole, en tirant la langue, comme il le faisait rituellement lorsque le panneau traditionnel  (« la concierge est dans l’escalier ») était accroché, il ne manquait jamais de s’arrêter un moment dans la boutique qui jouxtait l’immeuble de ses parents. Elle était tenue par un petit homme entre deux âges, à la barbe poivre et sel et à la voix douce, qui faisait métier de réparer les postes de TSF (comme on disait à l’époque). Les années qu’il avait déjà passées à sonder sur son établi les organes des imposants récepteurs en bois verni Pathé-Marconi, l’avaient légèrement mais définitivement voûté. Il s’appelait Jacques Touzot, mais tout le monde dans le quartier l’appelait  « Monsieur » Touzot  avec cette nuance de  respect dont on gratifiait à l’époque les instituteurs, les toubibs et les curés et qu’il devait, pour sa part, à une maîtrise reconnue des mystères insondables de l’électromagnétisme qui impressionnait le bon populo. Quant aux moutards de la bande à Jojo, ils l’avaient surnommé, avec affection, le « Père la galène ». Et c’était vrai qu’il avait toujours, abandonné comme par hasard sur un coin de table, un de ces postes bon marché qu’il fallait utiliser avec des écouteurs, en titillant avec une pointe métallique un cristal semi-conducteur de sulfure de plomb (cette fameuse galène), pour un résultat qui nécessitait de disposer à la fois d’une très bonne oreille et d’une patience non mois développée. Et Jojo, comme deux ou trois autres gamins du quartier, adorait titiller la galène. Avec beaucoup de persévérance, de doigté et un peu de chance, il arrivait, les bons jours, à capter Radio-Paris, dont il n’oubliait pas toutefois (son père le répétait à tout bout de champs) ce qu’en disait chaque soir la BBC, sur l’air d’une ritournelle publicitaire à la mode :

Radio-Paris ment…

Radio-Paris ment…

Radio-Paris est allemand !

Mais Jojo, à son âge, avait d’autres soucis. Son bonheur était complet lorsqu’il tombait sur un air d’accordéon, son instrument préféré dont il rêvait de prendre des cours afin de pouvoir s’accompagner lui-même dans son « répertoire ». Tiens !  « La java bleue », par exemple, que son père lui avait apprise :

C’est la java bleue,

La java la plus belle,

Celle qui ensorcelle

Et que l’on danse les yeux dans les yeux…

Donc, en cette fin d’après-midi, comme d’habitude, il poussa la porte de la boutique en déclenchant le son nasillard de la sonnette.

– Tiens ! Te voilà mon Jojo, dit affectueusement le  « Père la galène ». Alors, dit-moi, tu as toujours mal aux panards ?

– Ben, ouais, M’sieur. C’est rapport à mes pompes qui sont trop p’tites ! Ma mère en cherche d’autres au  « marché noir » mais il paraît qu’ça coûte bonbon ! Un pacson d’pèze qu’il m’a dit Bébert, et puis ça court pas les rues. Faut dégoter la combine sans s’faire entuber par des malfrats ! J’peux jouer avec le poste à galène, M’sieur ?

Le brave  « Monsieur Touzot » adorait sa gouaille de « poulbot ». Il se retourna de son établi en souriant :

– Bien sûr, mon Jojo. Il est là pour ça.

Jojo ne se le fit pas dire deux fois. En fait, il se sentait bien dans cette boutique exiguë et encombrée, où des dizaines de postes de radio s’alignaient sur les étagères, en exhibant leurs entrailles de lampes enchevêtrées (les transistors n’avaient encore pas été inventés), de fils entremêlés, de bobines et de condensateurs. Il en aimait surtout l’odeur. C’était l’époque du tout « bakélite », une résine noire, dure comme du bois, aux propriétés isolantes, que les fabricants de récepteurs mettaient à toutes les sauces : écrans, armatures de boîtiers, boutons de commande, culots de lampes, tissus imprégnés. Chauffée par les fameuses lampes, elle dégageait une odeur aigrelette qui se mêlait à celle de la soudure utilisée en abondance pour les réparations. Le local en était définitivement imprégné. Et Jojo respirait ce parfum si particulier avec volupté. C’était bien décidé dans sa tête : il serait réparateur de postes !

A six heures, hélas, il fallut fermer boutique. Jojo quitta à regret la caverne de l’Ali Baba des ondes courtes. Quand il passa devant la loge de la bignole, le panneau n’était pas sur la vitre. Il évita donc de tirer la langue

*

Quelques jours plus tard, vers dix heures du matin, sa mère l’envoya acheter du pain. Il faut se replacer à l’époque : c’était une mission de confiance. Il avait donc enfoui au plus profond de sa poche droite les précieux  « tickets » à la date du jour (100 grammes par personne) avant de descendre jusqu’à la boulangerie de la rue Cauchois. Il y avait la queue, bien entendu. En remontant il se dit qu’après avoir poireauté pour ramener trois rations de pain noir, il avait bien mérité d’aller titiller la galène pendant un petit quart d’heure. Le précieux poste l’attendait sur une petite table à droite de la porte d’entrée. Jacques Touzot lui lança un affectueux : Ah !  te voilà,  mon  Jojo, tu viens écouter  tes  valses  musettes, avant de

replonger son fer à souder dans un entrelacs de fils torsadés. Jojo avait à peine commencé d’entendre dans son casque  les premiers crépitements  laborieusement captés  que la sonnerie de la porte du magasin le fit sursauter. Un type jeune, les cheveux noirs en broussaille, vêtu d’une chemise à carreaux sur un pantalon de golf, tenant à  sa main gauche une espèce de grosse mallette en bois à fermoirs en cuivre, hésitait sur le seuil en le regardant. Le patron, quittant brusquement son établi, lui fit signe d’entrer et de le suivre dans l’arrière-boutique dont il referma la porte de communication. Elle était munie à sa partie haute de carreaux en verre dépoli et Jojo vit se découper dans la lumière qui venait d’être allumée les silhouettes floues des deux hommes. Il les devinait penchés sur la mystérieuse mallette posée sur l’une des étagères de rangement. Son ami Touzot semblait aller et venir entre celle-ci et une armoire que Jojo avait aperçue un jour contre le mur de droite de la pièce et qu’il savait être un véritable trésor de pièces détachées en tous genres. Il ne pouvait pas distinguer les propos échangés. Un seul nom le frappa cependant : « condensateur variable ». Pourquoi ? Parce qu’il l’avait lu un jour sur le descriptif du poste à galène et que, sans le comprendre bien sûr, il lui avait trouvé un charme digne d’un accessoire de conte de fées. Pensez donc ! Condensateur ! Que pouvait-il donc bien condenser ? Jojo avait imaginé une sorte de rosée comme les sorcières en recueillaient sur les toiles d’araignées, une rosée dans laquelle voyageaient peut-être  ces fameuses ondes qu’il s’évertuait à arracher au piège du cristal de son poste. Et un condensateur  « variable » par-dessus le marché. Variable donc capricieux, comme le temps, comme le vent, comme les nuages. Etonnez vous après cela qu’il se donne tant de mal le pauvre Jojo ! Il avait ôté ses écouteurs pour tenter de mieux comprendre la conversation. Il les remit brusquement quand les deux hommes ressortirent. Ils étaient manifestement soucieux. Jacques Touzot raccompagna son visiteur à la porte :

– Laissez-moi deux ou trois jours. Je vous la trouverai cette pièce. Vous n’aurez  plus qu’à fixer les cosses comme je vous l’ai montré. Une question : vous aimez toujours boire un petit café vers 10 heures, même si c’est du jus de chaussette comme disait ma vieille mèr

Constatant, à son signe de tête discret, que son interlocuteur avait compris le message, il ajouta pour faire diversion en désignant Jojo :

– C’est mon futur apprenti. Il est doué. Mais il n’a pas de bol : il a tout le temps mal au panards.

– Non, non, M’sieur, ça va mieux, dit Jojo en riant. Mon dab m’a dégoté une paire de pompes d’occase en échange de deux pneus de vélo qui traînaient chez Pépé à Argenteuil !

Le type à la mallette lui sourit gentiment en lui ébouriffant la tignasse :

– T’as l’air d’un bon zig, toi. Tu feras sûrement carrière dans la radio.

C’est alors que Jojo s’aperçut que l’heure était déjà bien avancée. Il sortit sur les talons de l’inconnu mais tourna tout de suite à droite pour s’engouffrer, avec ses précieuses rations de pain, dans le hall de son immeuble.

Trois jours plus tard, alors qu’il en sortait pour sa course quotidienne à la boulangerie, il tomba sur Jacques Touzot qui fumait tranquillement  sur le pas de la porte de son magasin. Il eut inexplicablement l’impression qu’il l’attendait.

– Salut, mon Jojo ! Tu veux bien me rendre un service ?

– Avec plaisir, Msieur !

– Tu connais le bistrot de la rue des Abbesses ?

– Tu parles, Charles ! C’est là que mon Pater va faire sa belotte le samedi.

– Tu te souviens de mon client de l’autre jour, le jeune homme en culottes de golf ? J’ai un petit paquet pour lui, mais je n’ai pas le temps de l’attendre ; il faut que je file chez le dentiste. Je sais qu’il  prend un petit noir là-bas tous les matins à cette heure-ci. Tu peux lui apporter ça ? T’es sympa, mon gars. Je compte sur toi.

Jojo était ravi de cet imprévu qui pimentait un peu sa course du matin. Il prit à gauche au lieu de prendre à droite, traversa la rue Lepic et poussa, cinq minutes plus tard la porte à double battant du café. Le patron , un aveyronnais bien sûr, était derrière son comptoir en train d’essuyer des verres en rêvant avec nostalgie à une époque pas si lointaine où les bouteilles de beaujolais attendaient le client comme à la parade. Hélas, la parade était finie et bien finie. Il sourit en voyant le gamin hésiter à l’entrée de la salle.

– Tiens, te v’là, Jojo. C’est pourtant pas jour de belotte !

– Non, j’ai un paquet pour un de vos clients. Ah, je le vois, il est au fond près du baby-foot.

L’inconnu aussi l’avait vu. Il plia rapidement son journal, se leva, vint à sa rencontre, prit la boîte qu’il lui tendait, dit à voix presque basse « merci, mon p’tit gars » et sortit. Jojo le vit partir à grandes enjambées en direction de la station de métro.

*

Pendant les trois semaines qui suivirent, le temps resta au beau fixe. Un vrai régal ! La routine des grandes vacances s’installa. Pas question de quitter Paris, bien entendu, même pas pour aller chez l’autre grand-père au fin fond des montagnettes du Morvan: les finances et les contraintes dues à l’Occupation ne le permettaient pas. C’est dire combien, chaque après-midi, les parties de cache-cache dans le labyrinthe du  « Trou de Chats » étaient les bienvenues. D’autant plus que le  « Père la galène » avait fermé boutique pour le restant du mois, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il était parti, avait-il dit, donner un coup de main à son beau-frère qui avait une ferme dans le Calvados.

Tous les soirs la famille se réunissait autour du « poste » pour écouter religieusement l’émission de la BBC, « Les français parlent aux français », ce qui n’était pas sans risques  en cette époque  où les dénonciations anonymes   ( par malveillance plus que par convictions )fleurissaient dans le courrier de la « Kommandantur ». Quatre auditeurs ne venaient-ils pas d’être condamnés à des peines de quinze jours à trois mois de prison ? « Les boches deviennent nerveux », avait dit l’autre soir le père de Jojo, « il paraît que seuls les sinistrés des bombardements et les jeunes mariés ont le droit d’acheter une radio ; ça ne doit pas arranger les affaires de monsieur Touzot ». Donc on ne montait pas trop le son, ce qui, ajouté au brouillage permanent émis par les allemands, rendait l’écoute parfois bien laborieuse. Mais tant pis ! C’était une telle joie d’entendre l’indicatif : les quatre premières notes de la cinquième symphonie de Beethoven, trois brèves et une longue, autrement dit la lettre  « V »  en morse…A chaque fois Jojo en avait des frissons. Les dernières nouvelles, les vraies, pas celles de la  « Propagandastaffel », redonnaient l’espoir aux adultes, les blagues des joyeux drilles de l’équipe d’animation, dont Pierre Dac, le futur complice de Francis Blanche, faisaient rire petits et grands et puis, il y avait les « messages personnels » que Jojo, au contraire de ses parents, qui retournaient alors à leurs occupations, n’aurait manqués pour rien au monde : il adorait leur mystère, leurs sous-entendus indéchiffrables, leur cocasserie parfois. Il faut dire qu’il y en avait de deux sortes : des nouvelles discrètes données à leur famille par ceux qui avait rejoint Londres :

– Je suis de Talence. J’ai épousé Lisette à Neuilly. Tout va bien. Bons baisers à tous.

Mais aussi, et de plus en plus, des instructions codées et des informations échangées entre les services de Londres et les réseaux de résistance (feux verts pour des actions, annonces de parachutages, ordres de préparer un terrain d’atterrissage pour les  « lysanders » de la R.A.F. renseignements recueillis concernant les mouvements des unités allemandes et leurs effectifs et armements, etc…) :

– La lune est pleine d’éléphants verts. (Message authentique )

Ce fut au début du mois de juillet, au cours d’une de ces soirées d’écoute silencieuse des ondes courtes, que l’invraisemblable se produisit.

C’était le moment des messages personnels. Son père était retourné à ses mots croisés et sa mère à des ravaudages dont, en raison de la rareté des choses, elle ne voyait jamais la fin. Jojo, lui,  était resté l’oreille collée au poste. La liste des messages s’égrainait apportant son lot quotidien de témoignages d’affection rassurants et de formules ésotériques lorsqu’il entendit soudain cette phrase qui le pétrifia littéralement :

– Les panards à Jojo dansent enfin la mazurka.

Il se demanda d’abord s’il n’avait pas rêvé. Mais, non, le brouillage était plutôt moins lancinant que d’habitude. Il se retourna vers son père qui venait de demander à sa femme « phénomène céleste en 3 lettres ? ». Il voulut commencer sa phrase mais il fut tout de suite interrompu.

– Laisse parler ta mère !

– Je ne sais pas, moi ;  « arc » peut-être.

– Mais oui, tu as raison, c’est  « arc », arc en ciel, que je suis bête ! Qu’est-ce que tu voulais dire, fiston ?

Du coup, il n’était plus sûr de rien. Est-ce qu’il n’avait pas eu une hallucination  (c’était un mot qu’employait  souvent Pierrot-Taxi qui était très fier de sa marraine, laquelle se prétendait voyante et s’était essayée à la boule de cristal) ? Ou plutôt mal entendu ? Du coup, il n’osa rien dire de peur de paraître ridicule.

– Non, non, rien. Un truc que j’avais pas compris.

– Ben, alors, éteint le poste. Ce n’est pas la peine d’ameuter les voisins.

De cette soirée, Jojo allait se souvenir toute sa vie. Ça s’était passé un mardi. Le samedi suivant, vers trois heures du matin tout le quartier entendit clairement une série d’explosions. Cela semblait venir du nord. Et pour cause : un train chargé de matériels de guerre allemand à destination du front de l’Est venait de sauter sur une des voies de garage de la Plaine Saint-Denis.

 

Rochefort du Gard, janvier 2008