Crawford Park


Le commerce de Charles-Émile et d’Antoinette va bien et est fort profitable. La qualité de vie de la famille s’améliore constamment, malgré le rationnement. Mais Charles- Émile trouve son métier abrutissant. Trop répétitif à son goût. Il veut faire autre chose. Il a la bougeotte. Et comme il n’ose pas se décider, il s’absente de sa shop pour aller jouer au bowling, aux cartes avec ses amis et même au jeu de dés de la «barbotte». Comme tous les barbiers, on lui indique où se situe la «barbotte» volante et il relaie cette information à ses clients qui viennent à la shop pour s’en enquérir. Antoinette n’est pas contente du tout. Elle travaille toujours de son côté et se consterne de voir son mari négliger sa clientèle. Heureusement que ses deux «barbiers» continuent de s’occuper de la shop; ce qui permet de faire des profits. Mais cette situation la rend malheureuse. Pour la première fois, un froid s’installe dans le couple. Charles-Émile s’en rend compte et promet de ne pas récidiver.

Pourtant, dès la première occasion, il file au bowling. Antoinette trouve son comportement totalement irresponsable. Ne sommes-nous pas en temps de guerre et de rationnement ? Ils ont beaucoup de chance d’avoir ce qu’ils ont et elle trouve farfelu de le voir compromettre leur situation parce que «Monsieur» n’arrive plus à trouver satisfaction dans son travail. Mais ses arguments ne viennent pas à bout de Charles-Émile qui ne veut plus être «barbier», ne serait-ce que pour des raisons physiques. Le soir, il ressent une grande fatigue et il a mal aux jambes parce qu’il passe ses journées entières debout, à couper des cheveux. Il veut mettre fin à ces souffrances.

Il prend alors la décision de retourner voir le patron de Trudeau Realties qui lui avait déjà offert de se joindre à son agence immobilière. Il lui propose ses services à temps partiel, le soir. Trudeau accepte. Charles-Émile annonce cette nouvelle à sa femme en lui expliquant qu’il y aurait peut-être là une possibilité d’une nouvelle carrière pour lui. Il s’engage à continuer à travailler comme «barbier» le jour. Peu enchantée par ce changement dans leur mode de vie, elle accepte néanmoins à cause du problème de son mari. Le succès de Charles-Émile est immédiat. Il vend deux maisons dès sa première semaine. C’est un vendeur né. Il aime le milieu de l’immeuble, connaît bien les propriétés et sait expliquer à chaque acheteur potentiel les avantages à court et long terme d’être propriétaire de sa maison. Mais par contre, il reprend petit à petit ses sorties au bowling les après-midi, en violation de sa promesse à Antoinette. Le froid entre les deux persiste et s’accentue.

Charles-Émile, quant à lui, cherche toujours à améliorer le sort de sa famille. Il a découvert, sur les listes de propriétés à vendre chez Trudeau, un terrain situé sur le boulevard Lasalle, au coin de la rue Foch, dans le nouveau quartier de Crawford Park, tout à l’ouest de Verdun. Il y effectue une visite et en revient emballé. Le vaste terrain donne sur le fleuve Saint-Laurent, à hauteur des rapides de Lachine. Le seul ennui est que le boulevard Lasalle n’est encore qu’un chemin de terre. Fier de sa trouvaille, Charles-Émile emmène Antoinette visiter l’endroit à son tour, tout en lui expliquant qu’il a appris du maire que le boulevard Lasalle serait bientôt pavé. C’est le coup de foudre. Elle trouve l’emplacement extraordinaire. Mais ont-ils les moyens de construire une belle maison sur un si beau terrain ? Il l’assure que oui et elle accepte.

Quelques jours plus tard, ils sont propriétaires du terrain. Le choix de l’architecte Armand Dutrisac est vite fait et ils passent plusieurs heures à définir leurs besoins, leurs désirs et leurs goûts. Ils veulent avoir, entre autres, une douche séparée du bain – le comble de l’avant-garde pour l’époque -, une salle de billard et un garage au sous-sol. L’architecte produit les plans d’une belle maison de trois logements avec la devanture en pierre. La famille occupera le rez-de-chaussée et le sous-sol. Les deux logements à l’étage supérieur seront loués. Voilà le secret du financement de Charles-Émile: des revenus de location mensuels. Antoinette avait pensé qu’il pourrait s’agir d’une maison unifamiliale. Mais puisque c’est elle qui ne cesse de répéter qu’il faut toujours vivre selon ses moyens, elle n’est pas déçue, d’autant plus que leur nouveau logement sera exceptionnel et qu’il correspond en tous points à ses rêves.

L’ouverture du chantier est prévue pour le début de mars 1944. Pour exécuter les travaux, Charles-Émile a choisi deux frères qui travaillent ensemble comme entrepreneurs. Ce sont des hommes de la campagne, costauds, rustauds même, mais qui connaissent leur métier et qui n’aiment pas se faire «piler» sur les pieds. Ils se présentent comme entrepreneurs, mais en fait, ce sont des tailleurs de pierre des champs.

Les affaires de Charles-Émile comme agent d’immeubles sont tellement bonnes qu’il décide de cesser de travailler comme «barbier» pour se consacrer entièrement à son nouveau métier. Il rentre tard le soir. Antoinette doit comprendre qu’en plus de ses efforts de vente, il est tenu d’assister à la passation des actes de vente chez le notaire pour agir comme témoin à la signature des contrats et percevoir sa commission. Ses revenus augmentent beaucoup. Antoinette ne dit plus rien, même si elle sait très bien qu’il fréquente le bowling les après-midi et qu’il joue aux cartes et à la «barbotte» trop souvent à son goût. Mais contrairement à ce qu’elle pense, Charles-Émile ne dilapide pas son argent aux cartes. Il sait se contrôler et gagne généralement plus qu’il ne perd. C’est un fin joueur qui ne prend pas de risques inutiles. Par contre, il joue rarement à la «barbotte» car il sait que c’est un jeu illégal, organisé secrètement par la pègre de Montréal et que les chances de gagner sont minces. Heureusement que Charles-Émile qui est très près de ses sous, n’y va pas souvent car, même si quelques fois il fait une «passe», en général il perd. Quant à Antoinette, elle continue de trimer dur. Ses journées sont longues et elle est de plus en plus fatiguée. Elle se demande si le jour de la vente de leur commerce n’est pas en train d’approcher. Elle aimerait bien rester à la maison, comme la grande majorité des femmes et de ses clientes et pouvoir rapatrier ses fils du pensionnat. Mais elle se résigne à attendre. La sécurité financière de sa famille n’est pas encore assurée.

Antoinette connaît les problèmes d’argent de la très grande majorité des familles de Verdun. Elle sait que la plupart d’entre elles ont de nombreux enfants. Une famille, par exemple, en a huit et vit avec un salaire de 40 piastres par semaine. Pour cette famille, chaque «cenne» compte. Léon Bloydisait «l’argent est le sang du pauvre» et justement chaque «cenne» est pour eux une goutte de sang. Ils connaissent le prix des choses et réussissent à survivre grâce à la gestion serrée des dépenses de la famille. Leur père assure le revenu en travaillant assidûment dans une usine et la mère contrôle les dépenses tout en faisant le plus possible pour diminuer les coûts comme la préparation de la nourriture, la confection des vêtements et les autres choses nécessaires aux besoins de sa famille. On entend souvent dire «dans le bon vieux temps» en laissant sous-entendre que tout était bon alors, mais l’était-ce pour les mamans? Malgré ce mode de vie sévère, les membres de cette famille ne sont pas malheureux pour autant. Le contraire est vrai. Par ailleurs, Antoinette réalise plus que d’autres la vie privilégiée de sa famille et ne veut prendre aucun risque de perdre ce qu’elle et Charles-Émile ont durement économisé.

Elle repense souvent au petit Alain que la mort est venue lui arracher si vite. Seule dans son coin, elle le pleure en se remémorant son visage, cette vie qui ne demandait qu’à se poursuivre et cette mort si cruelle. Qu’elle aimerait donc avoir un autre enfant ! Une fille, si possible. Comme elle serait heureuse de quitter son travail pour ne s’occuper que d’elle ! Mais ce beau rêve est-il réaliste ? Peut-elle courir le risque de mettre au monde un cinquième enfant qui pourrait connaître le même sort qu’Adhémar et Alain ? Serait-elle capable d’absorber de nouveau un tel choc ? Charles-Émile tente de la rassurer. Le malheur ne peut pas s’abattre sur eux encore une fois. Tout ira bien à la prochaine grossesse.