Jean-Robert et Marguerite


C’est à ce moment là que naît en France, en 1647, dans la paroisse de Saint-Porchaire à Poitiers, Jean-Robert Duprac. Il est baptisé par immersion dans le grand bassin du baptistère du village. Son père, Jacques, maître sculpteur et sa mère, Françoise Lamoureux, tous deux fervents catholiques, assistent fièrement au baptême, cérémonie publique à laquelle participent les familles et les voisins. Dès son jeune âge, sur les bancs de l’école et à l’église, Jean-Robert entend parler de la Nouvelle-France et des appels fréquents de l’Église pour y émigrer. Le nouveau roi de France depuis 1643 est un jeune garçon qui n’a que 9 ans en 1647, Louis XIV, le futur Roi-Soleil. De ce fait, le pays se trouve sous la régence d’Anne d’Autriche, assistée du Cardinal Mazarin.

En 1659, François de Montigny Laval est nommé le vicaire général du pape à Québec. C’est une homme de Dieu mais avec un zèle intransigeant, une rigidité inflexible et une rigueur légaliste, qui veut affirmer son autorité sur la colonie et particulièrement sur Montréal. Il est méfiant envers les sulpiciens. Il crée beaucoup de problème à Maisonneuve et harcèle Jeanne-Mance en rapport avec les 22,000 livres tournois de Mme de Bullion dont les revenus servaient à défrayer l’entretien des religieuses hospitalières de Montréal. Il réussit à faire envoyer en France, « en congé », Maisonneuve qui quitte Ville-Marie pour ne plus y revenir. En mai de l’année suivante, 500 Iroquois attaquent le Long Sault, défendu par 60 personnes parmi lesquelles se trouve Dollard des Ormeaux. Les Iroquois sont refoulés et l’issue de cette bataille frappe tellement leur imagination qu’ils décident de ne pas attaquer Montréal comme ils l’avaient prévu.

En 1661, Louis XIV a 23 ans et c’est lui qui dirige maintenant la France suite à la mort de Mazarin. Il apporte des modifications au régime seigneurial, à l’instigation de Pierre Boucher qui lui fait part des développements en Nouvelle-France. Malgré les succès de l’Église, il transforme, par voie d’édit, la Nouvelle France en une colonie de la Couronne pour ne pas la perdre aux mains des Iroquois. La direction de la Colonie et la responsabilité d’assurer un bon gouvernement relèvent maintenant d’un Intendant, fonction créée par le Roi, qui rendra compte au Gouverneur. Cette mesure renforce la participation de l’État dans les affaires de sa Colonie et démontre enfin clairement que la France voit un intérêt à développer la Nouvelle-France. Le premier intendant, Jean Talon, choisi par le Roi, a l’ambition de tout faire pour assurer l’expansion de la Colonie. Il entreprend une campagne sans merci contre les Iroquois, multipliant les opérations de représailles. Il brûle leurs récoltes et leurs villages déserts et réussit à les éloigner afin que les rives du Saint-Laurent soient dorénavant réservées exclusivement aux nouveaux habitants de la Nouvelle-France.

Le Roi décrète par ailleurs que le troc d’alcool contre des fourrures avec les «sauvages» est illégal. Pour favoriser son peuplement, il envoie 800 «filles du roi» en Nouvelle-France pour qu’elles s’y établissent et se marient avec les colons célibataires. Le recensement de 1667 établit le nombre d’habitants de la colonie à 3,215.

Montréal célèbre le dixième anniversaire de sa première école, fondée par Marguerite Bourgeois et devient le chef-lieu du «gouvernement de Montréal», avec des institutions calquées sur celles de la France. En 1672, le Supérieur des Sulpiciens trace et nomme les premières rues de la ville.

Ses études terminées, Jean-Robert Duprac maîtrise le métier de maçon qu’il a appris de son père. Il reçoit une demande de l’Église qui le presse de partir en Nouvelle France où l’on a besoin de jeunes hommes comme lui. La mer lui fait peur. Qui plus est, il est attaché à son coin de pays et à sa famille. Mais le goût de l’aventure prend le dessus et, finalement, à 26 ans, il se décide à partir au tout début de l’été. Il fait ses malles et embarque au port de La Rochelle pour une nouvelle vie.

Lors de l’arrivée de Jean-Robert à Québec, en 1673, le nouveau Gouverneur de la Nouvelle-France est le comte de Frontenac, homme turbulent et, aux dires de plusieurs, intraitable, prétentieux, vaniteux, querelleur et vantard. Sa mauvaise réputation l’a suivi en Nouvelle-France, mais il n’est pas homme à se laisser impressionner et, étant donné que la charge de Gouverneur en fait le chef de l’armée et lui donne un droit de veto sur les décisions des autres officiels, il s’arroge les pleins pouvoirs, au mépris de ceux de l’Intendant. Il se retrouve très vite en conflit avec la bourgeoisie dirigeante de la Nouvelle-France.

À la recherche de travail, Jean-Robert rencontre le représentant de Frontenac. Il est engagé comme maçon. La colonie compte maintenant 4,000 habitants et se trouve en pleine effervescence. Elle vit dans un climat de grandes attentes. C’est en effet la période des nouvelles explorations vers l’Ouest. Et, nonobstant les frustrations des familles importantes de la colonie qui s’opposent à son projet expansionniste, Frontenac mandate Jolliet, Marquette et les Montréalais Cavalier de Lasalle et Daniel Greysolon Du Luth pour étendre progressivement le réseau des territoires destinés à approvisionner le commerce des fourrures. Ils explorent le Saint-Laurent jusqu’aux Grands Lacs et, en 1682, LaSalle s’engage dans le Mississipi jusqu’au Golf du Mexique. Frontenac fait construire des forts français plus à l’Ouest dans le but d’établir des bonnes relations commerciales avec les «sauvages» de cette région qui font la traite des fourrures. Il pense pouvoir assurer ainsi la protection des nouveaux territoires. Le marché des peaux connaît une expansion inédite et l’économie de la colonie est de plus en plus florissante. L’avenir s’annonce très prometteur pour Jean-Robert.

Il aime son nouveau pays. Il s’y sent bien. Son métier le fait vivre et il est heureux. Surtout depuis qu’il a rencontré une jeune fille, Marguerite. Dès les premiers regards, il a ressenti un amour en devenir. Elle a 15 ans, est née à Québec et vit avec ses parents, Maître Paul Vachon et Marguerite Langlois, à Beauport, un petit bourg près de Québec. Me Vachon est notaire royal. Il agit comme procureur fiscal et notaire des Seigneuries de Beauport et de l’île d’Orléans. Jean-Robert et Marguerite s’aiment de plus en plus et tout compte fait Jean-Robert, prend son courage à deux mains et sollicite la main de la jeune Marguerite à son père. Le notaire y réfléchit longuement, car sa fille n’a pas encore 17 ans. Finalement, rassuré par la sincérité de Jean-Robert, son intelligence, son sens des responsabilités, son ardeur au travail et ses ambitions et après consultation avec sa femme, il accepte. Jean-Robert obtient du Seigneur Joseph Giffard un lopin de terre à la Seigneurie de Beauport sur lequel il se construit une petite maison de pierres. Le 6 janvier 1675, les amoureux se marient à Beauport et s’installent dans leur maison. Il devient maçon pour la seigneurie. Ils auront 9 enfants, quatre filles et cinq garçons, dont Jean-Baptiste, qui naîtra en 1689.

Le recensement de 1681 établit la population de la Nouvelle-France à 9,710 personnes et précise que Jean-Robert et sa petite famille (il a deux enfants à ce moment-là) possèdent «5 bêtes à cornes et 2 arpents en valeur» (c’est la terre ancestrale des Dupras). Petit à petit, il fait son nid.

En 1682, Louis XIV limite strictement les pouvoirs de Frontenac aux affaires militaires à cause de l’opposition croissante de la classe dirigeante (qui ne pense qu’à protéger ses acquis et ne veut rien bousculer), du clergé et des Jésuites. Finalement le Roi se voit obligé de rappeler Frontenac en France. La Colonie se retrouve sans défense et en grand danger. L’expansionnisme a provoqué de nouvelles vagues d’attaques iroquoises qui déferlent sur les avant-postes français. De surcroît, l’amorce d’une nouvelle guerre en Europe, entre la France et l’Angleterre, n’améliore pas les choses.

En 1685 et pour quelques années, Jean-Robert se retrouve conscrit dans la milice de la colonie pour aider à la construction de routes, de ponts et de fortifications (comme celle qui ceinture Montréal), car la Colonie, dont la population dépasse maintenant les 15,000 habitants, progresse rapidement. Il faut de nouvelles infrastructures pour assurer la sécurité, le transport des marchandises et la circulation des habitants entre Montréal et Québec, devenues de petites villes et Trois-Rivières où un village a été créé.

Le 4 août 1689, à Lachine, près de Montréal, les Iroquois massacrent un grand nombre d’habitants sans défense et détruisent plusieurs fermes. De plus, les Iroquois attaquent sans impunité car ils sont armés par les Anglais des colonies britanniques américaines qui les encouragent à harceler la Nouvelle-France par tous les moyens. Le moral de Jean-Robert et de sa famille tombe à son plus bas depuis leur arrivée dans cette terre promise.

Louis XIV en a assez des attaques et du désordre qui se sont installés en Nouvelle-France et, face aux menaces grandissantes des Anglais, renomme Frontenac au poste de Gouverneur. Celui-ci arrive à Québec en octobre 1689. Dès janvier 1690, il envoie trois groupes de guerriers pour attaquer les frontières de la Nouvelle-Angleterre et ils remportent un franc succès.

Ces victoires redonnent espoir à Jean-Robert qui en est ravi. Sa famille compte maintenant six enfants qui vont pouvoir continuer à grandir et prospérer en paix.

Le 19 août, Frontenac apprend que Sir William Phipps, récemment nommé à la tête de la flotte anglaise, fait voile vers Québec. Il arrive le 16 octobre, avec beaucoup de retard et s’installe face à Québec avec une trentaine de bateaux. Alors que le messager de Phipps vient le sommer de rendre la ville, Frontenac répond par ces mots devenus célèbres: «Je n’ai point de réponse à faire à votre général que par la bouche de mes canons et à coups de fusils». Après trois jours de résistance et un climat de plus en plus glacial, Phipps se résigne et rentre à Boston. Québec est sauvée !

Le retour à Beauport, Jean-Robert apprend de son beau-père que celui-ci veut lui apprendre la profession de notaire. Son éducation reçue en France aidant, il passe les années qui suivent à apprendre les lois françaises qui gouvernent la Colonie et, finalement, le 1er décembre 1693, il est nommé notaire de la Seigneurie de Beauport.

L’établissement de nouveaux postes de traite à l’Ouest continue. La paix est revenue et le vieux Frontenac voit ses projets d’expansion maintenant entérinés par Paris.

Pendant ce temps, en Europe, la France et l’Angleterre se font la guerre par intermittence depuis 1689. Le conflit a débuté parce que l’Angleterre et plusieurs autres États européens tentent de mettre fin à la puissance et à l’ambition de Louis XIV. Les Anglais visent aussi les monopoles français de la fourrure et du poisson d’Amérique en Nouvelle-France. En effet, entre 1678 et 1688, la pêche est si importante pour la France qu’elle y déploie quelques 20,000 personnes et 300 navires dans la moitié sud de Terre-Neuve et le long de la côte nord de la péninsule Northern. Pour sa part, le commerce de la fourrure augmente constamment et est de plus en plus profitable.

Malheureusement, à la surprise de tous, Frontenac tombe gravement malade. Il fait la paix avec l’Intendant et l’Evêque et il rend l’âme à Québec, le 28 novembre 1698. Il laisse derrière lui une Nouvelle-France très agrandie, prospère et pleine de projets, mais enviée par les Anglais. Quelques mois plus tard, le montréalais Pierre Lemoyne d’Iberville, mandaté par Frontenac à l’origine, fonde la Louisiane.

En 1701, la Grande Paix est signée à Montréal, avec les nations Iroquoises et plusieurs autres nations aborigènes. À ce moment-là, la ville compte 1,200 habitants et est la capitale du commerce de la fourrure. En 1713, suite à la guerre de la Succession d’Espagne, la France est chassée des Pays-Bas espagnols et, avec la signature du traité d’Utrecht, elle est, entre autres, obligée de reconnaître les droits exclusifs de l’Angleterre sur tout le territoire de la Baie d’Hudson, ce qui donne aux Anglais accès au marché de la fourrure, en plus d’avoir à céder l’Acadie continentale (la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick). La Nouvelle-France subit pour la première fois une perte de territoire. Nonobstant ce revers, les années 1720-1730 apportent une forte prospérité à la colonie en raison de la croissance de la demande européenne pour le poisson, la fourrure, le bois et le blé. Le chemin du Roy est complété de Québec à Montréal et la distance peut maintenant être parcourue en 4 ou 5 jours.

Jean-Robert est notaire royal depuis 30 ans et il prend sa retraite. Trois ans plus tard, il décède à l’âge de 79 ans, le 29 août 1726, à Beauport. Marguerite l’avait prédécédé le 24 juin 1703, atteinte de la grippe espagnole. Ils sont inhumés au cimetière de Beauport.

Jean-Robert a été témoin des premiers jours de la Nouvelle-France et de sa croissance. À sa mort, la population de la Nouvelle-France approche les 35,000 habitants. Elle est devenue, dans son temps, un empire territorial immense, qui s’étend de Terre-Neuve au lac Supérieur et de la Baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique. Deux facteurs ont contribué à son essor: son économie centrée sur le marché de la fourrure plutôt que sur l’agriculture et le fleuve Saint-Laurent, corridor navigable, qui permet de pénétrer au plus profond du continent. Et, pour protéger et contrôler ses territoires, la Nouvelle-France s’est donnée un réseau de forteresses érigées aux endroits stratégiques.