La loi du marché


Depuis 1870, le magasin Dupuis et Frères est le grand magasin Canadien français. Les trois thèmes de sa mise en marché sont la religion, le nationalisme et la famille. Propriété de Canadiens français, il fait appel à la fierté de chacun d’eux. On peut lire dans la revue des employés «Le Duprex», des années ’30, des propos qui sont du pur nationalisme exagéré et agressif : «Dans un pays comme le nôtre, submergé par l’immigration, encerclé de la finance américaine, anglaise ou juive, nous n’avons pas le droit d’être quelconques, médiocres, inférieurs et de nous résigner à demeurer perpétuellement des scieurs de bois et des porteurs d’eau, des serviteurs obséquieux et craintifs». La langue d’usage et de l’affichage du magasin est le français. C’est le « magasin du peuple ». Il est le premier magasin à rayons à publier un catalogue de ses produits en français. La famille Dupuis présente le caractère français comme argument pour acheter dans son magasin et insiste que cela aide la cause nationale puisque c’est sa mission d’encourager les Canadiens français et leur langue. Elle veut que les Canadiens français voient en Dupuis un exemple de réussite de leur groupe ethnique. Dupuis devient l’endroit préféré de l’élite de la société canadienne française pour faire ses achats. Le clergé en fait son fournisseur presque exclusif et cela n’est pas peu dire car les communautés religieuses pullulent et Montréal est la «ville aux cent clochers». Tous ses membres sont reçus avec des courbettes comme le sont les petits bourgeois et les élus qui ont des comptes courants.

En 1952 l’édifice est secoué une première fois par une grève tumultueuse des employés. Les employés veulent la reconnaissance syndicale. Après 13 semaines de grève, le conflit est réglé. Les grévistes défilent joyeusement sur la rue Sainte-Catherine Est. Ils jubilent car ils auront les augmentations de salaires exigées, ils ont obtenu la formule Rand, chacun d’eux devra obligatoirement cotiser au syndicat et le principe de l’ancienneté est garanti par la famille Dupuis. Après la grève, le leader syndicaliste Michel Chartrand devient « agent d’affaires » pour le syndicat du commerce dont fait partie celui des employés de Dupuis et Frères.

Malgré la reprise économique des années ’50, la situation devient difficile pour Dupuis et Frères. La famille change de stratégie, cherche à rajeunir son image, mais il semble que les séquelles de la grève ont ébranlé la confiance des clients. Le chiffre d’affaires diminue. L’avenir ne s’annonce pas rose car il y a beaucoup d’autres raisons qui n’ont rien à voir avec le nationalisme. Le magasin est vieillot. Situé à l’est de la rue Berri, il est isolé des autres grands magasins. Il est peu concurrent.

Les activités du magasin seront perturbées par d’autres grèves et des lock-out. Les Canadiens français se tournent graduellement vers les entreprises de la rue Ste-Catherine Ouest, l’artère commerciale principale à Montréal. Ils veulent dépenser leur argent avec parcimonie et recherchent des produits modernes, de qualité, d’une plus grande variété possible, à des prix abordables et concurrentiels. Et cela même si un très grand nombre de vendeuses de ces grands magasins comme Eaton, Simpson’s et Morgan parlent peu ou pas le français. Le comptoir postal de Dupuis devra fermer. La famille Dupuis se verra obligée de vendre et en 1978 les nouveaux propriétaires invoqueront la protection de la «Loi sur la faillite et l’insolvabilité». Le fer de lance des nationalistes disparaîtra. D’autres entreprises Canadiennes françaises comme Valiquette dans les meubles, Omer De Serres dans la quincaillerie, Desjardins dans les fourrures et Archambault dans la musique sont axées sur les mêmes principes de nationalisme. Ils risquent de devoir fermer leurs portes. Les générations subséquentes, aux idées commerciales plus modernes et réalistes, sauveront De Serres (à cause des descendants) et Archambault (suite à la vente de la compagnie à la française Hachette). Les hommes d’affaires Canadiens français apprennent à leurs dépends que c’est la loi du marché qui prime avant tout.