L’impôt provincial
Le rapport de la Commission Tremblay est déposé le 14 janvier 1954 et le ministre provincial des finances du Québec, Onésime Gagnon, suite à une des recommandations, propose un impôt de 15 % sur le revenu des contribuables. Au dépôt du projet de loi, Duplessis commente cette décision:« Nous voulons faire plus pour nos universités, nos maisons d’enseignement secondaire, bref, pour l’éducation en général. Nous voulons faire plus encore pour venir en aide à nos hôpitaux, pour ajouter à la généreuse contribution du gouvernement aux frais considérables de l’Assistance publique. Nous voulons multiplier les hospices pour les vieux et les vieilles. Somme toute, c’est notre intime désir de compléter et de perfectionner les initiatives nombreuses dans le domaine provincial, en général et spécialement au sujet de la santé publique, de l’éducation et de la législation sociale…».
Au début des discussions au conseil des ministres, Duplessis est hésitant à voter cet impôt. Le gouvernement du Québec demandera au gouvernement du Canada de le déduire de l’impôt fédéral. Si Ottawa refuse, les citoyens du Québec subiront une double taxation et il est possible alors que la mise en place du nouvel impôt ne soit pas une décision populaire. Les discussions sont longues. Finalement, suite au consensus des ministres et se fiant à son flair de politicien aguerri, Duplessis prend la décision. En général, elle est bien accueillie par le public malgré que Saint-Laurent, lors de son premier commentaire publique, affirme que les payeurs de taxes du Québec devront subir la double taxation et que cela est la faute de Duplessis et de l’Union Nationale.
De leur côté, les nationalistes sont heureux de cette loi car ils croient qu’elle favorise grandement l’autonomie du Québec. Plusieurs la qualifient de geste historique.
La constitution canadienne attribue aux provinces la compétence de lever un impôt sur le revenu des particuliers. Ce fut le cas jusqu’en 1942 au moment où le premier ministre Godbout du Québec céda temporairement ce droit au gouvernement fédéral pour lui permettre de financer l’effort de guerre. La guerre est terminée et Duplessis, de retour au pouvoir, veut revenir à la case de départ mais rencontre une forte contestation de la part du gouvernement fédéral. Saint-Laurent défend l’idée que dorénavant les provinces se financent par des subventions fédérales. Il présente comme normale et inévitable cette dépendance du Québec. Les intellectuels fédéralistes partagent ce point de vue, mais les intellectuels nationalistes, par la bouche des journalistes André Laurendeau, Pierre Laporte, Gérard Filion et l’historien Michel Brunet, ne sont pas d’accord avec la position de Saint-Laurent. Le parti libéral du Québec de Georges-Émile Lapalme, qui est ni plus ni moins qu’une succursale du parti libéral fédéral, s’oppose totalement à l’instauration de cet impôt (ce sera une grande erreur). Jean Lesage, ministre fédéral, également. Claude craint qu’Ottawa n’accepte jamais et croit que Duplessis est en train de jouer sa carrière et le pouvoir.
La loi no. 43 est adoptée en trois lectures, le 24 février 1954.
Le débat pour l’obtention de la déduction s’éternise et Duplessis marque des points sur la place publique. Il explique l’importance d’être «maîtres chez nous» en fiscalité et affirme que la centralisation des impôts peut entraîner la centralisation politique. Il martèle sans cesse l’importance pour le Québec de se financer et d’exercer ses propres pouvoirs dans les domaines de sa juridiction constitutionnelle. «Je veux un gouvernement par le Québec, pour le Québec et à Québec». Saint-Laurent, furieux, est convaincu que le gouvernement fédéral peut changer seul la constitution du pays lorsqu’il s’agit des pouvoirs de sa juridiction exclusive et menace Duplessis de le faire. Il ne se sent aucunement obligé de consulter les provinces et bénéficie de l’appui de Londres dans cette position. Duplessis rétorque que c’est anti-constitutionnel et montre son profond désaccord. Le débat s’échauffe et pour se montrer bon joueur, Saint-Laurent propose une déduction de 5 %, mais Duplessis refuse car il veut la pleine déduction.
Finalement, reconnaissant que sa fermeté génère des conséquences politiques, Saint-Laurent communique avec Duplessis pour fixer une rencontre à huis clos. Elle a lieu le 5 octobre 1954 à l’hôtel Windsor de Montréal. Saint Laurent annonce à Duplessis qu’il est prêt à reconnaître le droit du Québec de percevoir des impôts sur le revenu des particuliers à condition que ce dernier retranche du préambule de sa loi d’impôt la mention de priorité du Québec dans ce domaine. Saint-Laurent veut conserver la primauté du fédéral sur la perception des impôts. Duplessis accepte. Saint Laurent baisse le taux de taxation fédéral de 10 %, l’équivalent de la taxe de Duplessis et les citoyens du Québec ne seront pas pénalisés fiscalement par rapport aux citoyens des autres provinces. Trudeau, à l’encontre des intellectuels fédéralistes et des libéraux provinciaux et fédéraux, est satisfait, car la solution trouvée ne nécessite pas d’amendement constitutionnel et l’appuie à la surprise de tous. Claude, surpris du changement de position de Saint-Laurent, est fier de constater la ténacité et la force de persuasion de Duplessis.
Celui-ci vient de gagner une bataille qui profitera non seulement au Québec mais à toutes les provinces canadiennes. C’est une des belles victoires de sa carrière politique sinon la plus belle à ce jour. Il a fait reculer les centralisateurs. Forts du précédent créé, les gouvernements futurs du Québec réclameront des déductions encore plus grandes au point que l’impôt direct au Québec deviendra 16 % en 1962 et 28 % en 1967. Cela permettra de financer les grandes réformes de la «révolution tranquille» et d’obtenir éventuellement que la province se retire de plans conjoints proposés par le fédéral et obtienne des abattements d’impôts pour financer ses propres régimes de santé et d’éducation.
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