Le village de Saint-Jérôme est loin de la maison de Verdun et le voyage est long. L’auto est remplie. En plus des membres de la famille, il y a le chien Sunday, les bagages, le tricycle de Jean-Claude, des livres, des jouets, des jeux. Charles-Émile part dans sa nouvelle voiture, une Dodge fastback sedan 1939 qu’il a payée 905$ et rejoint le boulevard Décarie. Il passe devant la piste de courses de chevaux Blue Bonnets, les renommés restaurants italiens Frank De Rice, Piazza Tomasso, la grosse orange (qui a le demi volume de celle d’aujourd’hui) de M. Gibeau, l’inventeur de l’ « orange Julep », jusqu’au grand rond-point Décarie, un giratoire à la française qui dessert un long chemin allant de l’est à l’ouest de l’île de Montréal et débouche sur la route du Nord, via ville Saint-Laurent. Il passe devant la crèmerie Saint-Aubin et ses fabuleux cornets de crème glacée à la vanille, l’aéroport de Cartierville (l’avionnerie Canadair n’existe pas encore), le restaurant Léveillé. Le voici rendu au pont Lachapelle, adjacent au Parc Belmont, le grand parc d’attractions de la région de Montréal, avec ses manèges si fascinants. C’est ensuite la traversée de la ville de Chomedey, des terres agricoles de l’île Jésus pour arriver au vieux pont de la Rivière-des-Prairies, à Sainte-Rose et à la route à deux voies, la 11. Après, ce seront Sainte-Thérèse-en-haut, Saint-Janvier et finalement l’entrée de Saint-Jérôme où apparaît la piste de courses Bouvrette. Jean-Claude sait alors qu’il est rendu. Mémère Dupras l’accueille avec joie et les embrasse tous les deux, Pierre-Paul et lui et les conduit dans la cuisine pour leur offrir à chacun un grand verre de lait, de bons biscuits et un morceau du sucre à la crème qu’elle a préparés pour eux. Jean-Claude y sera pour un mois.
Dès le départ de ses parents, il retrouve la vie de ses grands-parents, surtout celle de mémère Dupras qui fait tout, puisque Wilfrid est « un grand malade » cloué au lit. Elle défend à Jean-Claude d’entrer dans sa chambre. Ce n’est que lors de la visite du docteur qu’il peut voir, par la porte entrouverte, une partie du lit où son grand-père est allongé. Mémère Dupras est très pratiquante et s’assure que Wilfrid communie tous les matins.
À cette fin, un vicaire en soutane noire revêtu d’une chasuble blanche et coiffé de sa barrette, lui porte la sainte communion, à pied, de la Cathédrale, dans une boîte en métal doré (comme un ciboire sans base) qui contient les hosties consacrées et qui est recouverte d’un linge blanc immaculé et carré. Il est précédé sur le trottoir par un enfant de chœur, portant soutane lui aussi mais avec une chasuble rouge. Il fait tinter une petite cloche pour annoncer le passage du prêtre et des saintes espèces. Les passants s’arrêtent, se découvrent et inclinent la tête. Wilfrid n’est pas le seul à communier de la sorte. Le prêtre visite d’autres maisons et « entend » aussi les confessions.
Le soir mémère Dupras invite Jean-Claude à se mettre à genoux près de son lit pour réciter son chapelet avec elle. Il est jeune, mais sait son « Notre Père » et son « Je vous salue Marie ». Pour la dernière dizaine il doit mettre ses bras en croix. Jean-Claude a beau chercher par tous les moyens à se défaire de cette obligation quotidienne, rien n’y fait. Sur ce point, mémère Dupras est inflexible. Les prières récitées, elle sort son bol d’eau bénite et, avec une branche de sapin, elle asperge généreusement son lit pour éloigner toutes les tentations du démon durant la nuit. Jean-Claude se couche dans des draps humides, mais bien heureux que tout soit terminé.
Vu l’état de santé de Wilfrid, mémère Dupras ne peut assister à la messe tous les jours. Par contre, le dimanche, elle ne rate jamais la grand-messe à la Cathédrale et y emmène Jean-Claude avec elle. Il s’assoit à ses côtés, en silence. Il l’entend prier car elle a perdu une dent avant. Ses murmures de prières sortent de sa bouche en créant un léger chuintement qu’on entend à 5 pieds à la ronde. Jean-Claude en est tout gêné car les gens autour de lui se retournent pour voir d’où vient ce bruit étrange qui ne semble jamais s’arrêter. Mémère Dupras, engagée dans ses prières avec ferveur et dévotion, ne voit rien de tout cela.
Pourtant, la vie est belle. Mémère Dupras lui prépare toujours ses plats préférés. Pour sa part, il nourrit les poules et ramasse les œufs. Le samedi, Jean-Claude l’aide à atteler sa jument au « buggy » et ils vont au marché qui se tient à l’arrière de la Cathédrale. Ils en reviennent avec toutes sortes de victuailles. Quelques fois même avec une poule que Jean-Claude transporte par les pattes jusqu’au poulailler. Il est toujours surpris du mauvais accueil que réservent les autres poules à la nouvelle venue en l’attaquant et en la picotant vivement et sauvagement. Il joue aux cartes avec mémère Dupras, à la « bataille », au « paquet voleur » ou à « rouge ou noir ». Ils jouent aussi au « parchési », aux « couleuvres et échelles » et aux « dames » sur le grand jeu en bois de Wilfrid. Il s’amuse avec Roland, le fils de l’oncle Henri Dupras, boulanger, qui habite en face de chez mémère Dupras.
Henri l’intéresse aux rudiments de son métier. Tôt le matin, il lui fait trancher le pain avec la nouvelle trancheuse et lui demande de l’aider à remplir le chariot de pains encore tout chauds de la dernière fournée. Vient ensuite la run de pain (la distribution) dans Saint-Jérôme. Assis sur le banc avant et tenant les rênes du cheval, Jean-Claude fait la tournée, les narines pleines de l’odeur appétissante du bon pain frais. Il a vite fait de comprendre que la bête connaît son chemin. À sa grande stupéfaction, elle s’arrête devant la maison de chaque client. Au retour, dans la cour, il aide à laver le cheval en sueurs et à le brosser, avant de le mener à l’écurie où il le nourrit, avec les autres chevaux.
Mémère Dupras l’inscrit à la colonie vacances des soeurs de Sainte-Anne (camp d’été pour les enfants des familles moins fortunées de la paroisse) située près de la Cathédrale, le long de la voie ferrée du petit train du Nord. Le matin, elle prépare le petit repas de Jean-Claude et le place dans une boîte de métal. C’est elle qui choisit ses vêtements, mais il n’est pas d’accord car elle veut lui faire porter un pyjama neuf à jambes longues. Il a beau lui dire que c’est un pyjama, elle ne le croit pas. C’est qu’elle n’en a jamais vu de semblable, taillé dans un si beau tissu et rayé de toutes sortes de couleurs. Jean-Claude n’a guère le choix, il doit s’exécuter. Il part à la colonie ainsi vêtu, rouge de honte. Il est tout surpris de constater que personne ne remarque son « attriquure ».
Toute la semaine, il se rendra à la colonie vêtu d’un des deux pyjamas qu’Antoinette a mis dans sa valise. Le dimanche arrive enfin. Jean-Claude attend avec impatience la visite de ses parents. À leur arrivée, mémère Dupras explique à Antoinette la difficulté qu’elle a eue pour lui faire porter un habit propre à la colonie : « Le p’tit vinyenne ne voulait rien savoir et prétendait sans cesse qu’il s’agissait d’un pyjama ». Prise d’un fou rire, Antoinette finit par confirmer que oui, c’est bien un pyjama, devant une mémère Dupras toujours incrédule. Pour Jean-Claude, c’est la fin du calvaire. Fini le port du pyjama en public! Juillet passe vite. Jean-Claude part rejoindre ses parents, Pierre-Paul et Sunday à Pointe-Calumet. Tout compte fait, l’été de 1939 est un bel été et Antoinette se refait une santé.
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