Mémère Lalonde


Mémère Lalonde, mère d’Antoinette, est une brave femme qui depuis la perte de son jeune mari, a dû élever seule ses quatre enfants dans des conditions très difficiles. Elle vit toujours à Saint-Henri, rue Ste-Clothilde, chez sa soeur Cécile, une « vielle fille ». Elles vivent ensemble pauvrement car leurs seuls revenus proviennent des quelques cours de piano que donne Cécile et des commissions perçues par Mémère Lalonde sur la vente d’abonnements annuels au magazine « La Voie Nationale » et aux « Annales de Sainte-Anne ». Elle fait du porte à porte pour trouver de nouveaux abonnés dans les villages environnants, se rendant jusqu’à Saint-Hyacinthe, Valleyfield, Joliette et Saint-Jérôme. Elle prend l’autobus de la compagnie Provincial Transport (l’ancêtre de Voyageur) au terminus du boulevard Dorchester (devenu René-Lévesque), tôt le matin, cinq fois par semaine avec une collègue pour se rendre au village choisi. Elle ne revient chez elle qu’en début de soirée, rentrant du terminus à pied. En hiver, pour parcourir les villages, les deux femmes louent, un « berlot », sorte de traîneau à deux sièges fait d’une caisse rectangulaire plus ou moins profonde posée sur des patins bas, tiré par un cheval et conduit par un « habitant » transformé en cocher pour la circonstance. Elles parcourent les rangs enneigés, de maison en maison, bien emmitouflées sous d’épaisses couvertures de peaux de chat sauvage.

Mémère Lalonde est aussi connue que les « quêteux » qui parcourent les campagnes du Québec, avec la différence que les habitants s’informent auprès d’elle de ce qui arrive à Montréal et de ce qui s’y vend. On discute des prévisions de l’Almanach, du dernier catalogue d’Eaton et, connaissant son amour pour la musique, on la questionne pour apprendre quelle chanson grimpe au « hit parade de la chansonnette française» et quels nouveaux « morceaux » (feuillets) de musique de chansons sont maintenant en vente. On est toujours très curieux des bijoux qu’elle porte, particulièrement de ses nombreuses bagues à tous les doigts, de sa dizaine de colliers et des innombrables bracelets qu’elle porte du poignet au coude gauche. Elle explique que ce sont tous les bijoux qu’elle possède, qu’elle a été victime d’un vol de tous ses anciens bijoux chez elle et que, pour les protéger, elle a décidé de toujours les porter. En fait, ce sont des breloques qu’elle achète, pas cher, dans les magasins à « 15 cennes ». Elle vend aussi des messes pour la Cathédrale Marie-Reine-du-Monde à Montréal. Le grand nombre de prêtres au Québec disent d’innombrables messes tous les jours et, pour générer des revenus, l’Église vend les messes à la mémoire des défunts. Le célébrant prie particulièrement pour celui pour lequel la messe a été achetée. À la Cathédrale, qui est aussi une paroisse, il y a beaucoup d’évêques et de vicaires; de plus, il y a un grand nombre de prêtres qui travaillent à l’archevêché situé dans le même complexe. Tous disent leurs messes quotidiennes aux nombreux autels de la Cathédrale. Mémère Lalonde a les formulaires de la Cathédrale, semblables à ceux utilisés dans les presbytères pour vendre les messes et elle offre aux gens de la campagne, qu’elle visite, d’acheter une messe. C’est très populaire car ces bonnes gens qui pleurent longtemps leurs chers disparus voient en la Cathédrale l’endroit sublime pour leur rendre hommage. Le malheur c’est que l’argent de ces messes ne se rend pas toujours à destination, surtout quand Mémère Lalonde doit boucler ses fins de mois. C’est son péché mignon !

Mémère Lalonde n’arrête que le samedi et le dimanche et recommence sa tournée à tous les ans.

C’est une femme à la mode et excentrique. Elle a les cheveux jaunis au peroxyde et lorsqu’on lui demande comment elle fait pour avoir les cheveux si frisés avec de grosses boucles, elle explique qu’elle les enroule par mèches sur un fer très chaud, chauffé sur le rond du poêle jusqu’à ce qu’il fasse « pssshhh ». Ses longs ongles sont peints rouge vif, son rouge à lèvres est aussi vif et il ne lui reste que quelques dents. Elle porte un petit manteau court, des talons très hauts à bouts ronds qui lui donnent des jambes de danseuse. Elle fume avec son long porte-cigarettes brillant de toutes ses facettes dorées et allume ses cigarettes avec un briquet de couleur d’où jaillit une haute flamme. Elle aime beaucoup marcher. Elle marche vite, traverse les rues sans regarder ni à gauche ni à droite et elle est difficile à suivre. Le samedi elle pratique son sport préféré : la visite à pied de tous les étages des grands magasins Dupuis, Morgan et Eaton.

Mémère Lalonde est une femme travaillante, remplie de connaissances, toujours de bonne humeur et elle a beaucoup d’entregent. Elle suscite la confiance. Charles-Émile fait tout juste la tolérer et évite toute conversation car il n’a jamais oublié son attitude envers lui alors qu’il courtisait Antoinette. Pour plaire à son épouse qui aime bien sa mère, il accepte de la recevoir régulièrement à la maison ou de lui rendre visite avec Jean-Claude et Pierre-Paul. Et, même si elle garde souvent les enfants le samedi, il aimerait mieux qu’elle ne soit pas là.