Le premier référendum


CHAPITRE 3

LE PREMIER RÉFÉRENDUM

Au fil des années, la mémoire collective des québécois s’est alourdie de nombreux motifs de remettre en cause le lien fédéral.  Ce qui leur aurait semblé une belle chimère après la guerre est devenu une hypothèse tellement envisageable que le Parti québécois est porté au pouvoir aux élections générales de 1976.

Bien sûr, il n’a pas fait sa campagne sur le seul thème de la souveraineté.  Il a promis d’être un bon gouvernement.  Mais son élection constitue quand même une reconnaissance de la légitimité de son option et une mesure de la crédibilité dont elle jouit désormais.

Pour le régime fédéral canadien, l’effet est inverse et des documents confidentiels de l’époque rendus publics récemment confirment toute l’inquiétude qui avait gagné Ottawa et la perplexité que lui inspirait la situation.  Alors qu’on avait jusqu’ici toujours banalisé le problème en parlant de tensions qu’on voulait croire salutaires, voilà qu’on était confronté à la perspective d’un déchirement.

Pour les québécois, la situation est nouvelle.  Il ne s’agit plus simplement de tenir le compte des bons et des mauvais coups marqués par les souverainistes et les fédéralistes, l’avenir est en jeu.  Non plus seulement dans le sens d’une continuité mais possiblement d’une rupture avec le passé et d’un nouveau départ.

La question de la légitimité prend alors un relief beaucoup plus important et la réponse qu’on pourra y apporter sera fonction des réponses aux sous-questions suivantes.  Un départ pour aller où ?  Avec quels moyens ?  Pour faire quoi ?  Avec quels leaders ?  A quel prix ?  Comment ?  Avec quelles garanties démocratiques et politiques ?  L’intention déclarée des souverainistes de ne pas lancer l’opération référendaire tout de suite fournit à la population l’occasion de mesurer les forces en présence.

LES FORCES EN PRÉSENCE

Le nouveau premier ministre du Québec, René Lévesque est un personnage très charismatique.  Ancien journaliste, puis ministre populaire dans le gouvernement Lesage, il a fondé le Parti québécois avec lequel, n’étant pas lui-même un homme de parti, il entretiendra toujours des relations houleuses.  C’est un être intelligent, complexe, sensible et charmeur que la dimension éthique des questions politiques préoccupe beaucoup.  Il jouit d’un important capital de sympathie, même auprès de ses adversaires.  Son expérience de guerre et de correspondant étranger lui ont ouvert de larges perspectives sur le monde.  Il peut témoigner des extrêmes insupportables auquel peut parvenir le nationalisme et il s’en méfie, même s’il tire régulièrement sur la corde de la fierté identitaire.

Son équipe de gouvernement est la plus intellectuellement qualifiée que le Québec ait connu jusqu’alors et les québécois ressentent une certaine fierté devant ce qu’ils prennent pour une démonstration de leur progrès.  La légitimité de l’État québécois s’en trouve accrue auprès de l’opinion publique.

Chez les fédéralistes, Pierre-Elliot Trudeau domine de très haut la scène politique.  Chose rare dans la classe politique canadienne, c’est un intellectuel de fort calibre qui exerce beaucoup d’ascendant sur son entourage.  Plus enclin à imposer sa vision du Canada qu’à la faire partager, on lui reproche déjà à cette époque son côté hautain, arrogant et méprisant, même s’il continue de fasciner.  Quoiqu’elle en pense, la critique est unanime à reconnaître en lui un grand de ce monde, ce qui contribue positivement à la perception que les gens se font du Canada autant au pays-même qu’à l’étranger.  Ce sera sans doute une de ses plus grandes contributions.

Trudeau est entouré de certaines personnalités fortes qui, au Québec, inspirent tantôt le respect, comme Gérard Pelletier ou tantôt la crainte, comme Marc Lalonde.  Quant au Parti libéral du Canada, il est à l’image de ce pays dans  lequel les québécois ont de plus en plus de difficulté à se reconnaître.

Pour sa part, le Parti libéral du Québec s’identifie clairement au régime fédéraliste même s’il y propose des changements.  Son chef, Claude Ryan, ancien directeur du Devoir, n’a aucun charisme malgré son autorité intellectuelle indiscutable.  L’ascendant qu’exerce Trudeau chez les fédéralistes le relègue à un rôle mineur.

La bataille que se livreront les forces en présence sera très dure, et la personnalité des chefs y jouera un rôle de premier plan, sous l’œil passionné des québécois qui y voient une occasion de consacrer un champion, dans la tradition des luttes sportives qu’ils affectionnent.

LE CONTEXTE 

Certains éléments de contexte vont avoir une incidence sur la perception de la légitimité des deux options qui s’offrent aux Québécois.

Sur le plan économique d’abord, les années 70 seront marquées par une perception d’enrichissement rendue possible par l’effet combiné de la mise en œuvre des grandes réformes sociales telles que l’assurance-maladie qui transfère à l’état des responsabilités que le citoyen devait alors assurer lui-même, de l’inflation croissante qui créée une fausse illusion de prospérité et masque les carences de gestion tant dans le secteur public que dans le secteur privé, du gonflement des rangs de la classe moyenne que favorise le développement des services publics à la population et pour lesquels il faut recruter un personnel qu’on rémunère généreusement et, enfin d’une accélération marquée du rythme de croissance de l’endettement public.

Cette situation, qui favorise toutes les surenchères entre les deux niveaux de gouvernement sans que le citoyen ne puisse prendre véritablement conscience des coûts réels des services qu’on lui offre et, parfois même sans qu’il ait eu le temps d’en percevoir le besoin, rend particulièrement difficile l’évaluation de la légitimité des options en présence et peut même l’orienter vers un mauvais choix.  On découvre ici que l’identification et l’analyse des risques que présentent une option, de même que le degré de responsabilité avec lequel ils seront gérés, constituent autant de facteurs qui en influenceront la légitimité.

Par ailleurs, l’augmentation des moyens de l’État se traduira tant au niveau fédéral que provincial par un interventionnisme accru dans le fonctionnement-même de l’économie.  Ainsi, le gouvernement fédéral, soucieux de conserver le contrôle sur l’économie canadienne, cherchera à limiter la main-mise étrangère sur les entreprises canadiennes et mettra sur pied une agence de tamisage des investissements étrangers.  Le gouvernement du Québec cherchera à l’imiter en défendant un modèle québécois de développement dont Tricofil et Québécair constitueront deux cas d’espèce intéressants même s’ils ne sont guère convaincants.

Comme de plus nous sommes en pleine crise du pétrole, le gouvernement fédéral en profitera pour démontrer aux québécois que lui seul est en mesure de leur garantir l’accès aux réserves canadiennes à des prix avantageux.

La correction des disparités régionales fournira aussi des arguments aux fédéralistes dans la mesure où ils cherchent à faire la preuve de la puissance des moyens dont dispose le gouvernement fédéral et sur lesquels peuvent compter les québécois dans leurs efforts de développement.

Le gouvernement du Québec n’est pas démuni non plus.  La crise du pétrole, par exemple, a pour effet de diminuer la part de cette source d’énergie dans le bilan énergétique du Québec au profit de l’électricité.  Hydro-Québec devient un levier économique de première importance et les québécois se voient devenir les « sheikhs » de l’électricité.

On pourrait multiplier les exemples.  A cette époque-là, on n’est pas encore allé à la limite des capacités de l’état et tout paraît possible.  Le terrain économique est donc particulièrement fertile à la surenchère entre les deux niveaux de gouvernement qui se livrent une âpre concurrence pour convaincre les québécois de leur plus grande légitimité.

C’est aussi à cette époque que s’engagera de façon sérieuse le débat sur la « juste part » du Québec dans la confédération.  Les souverainistes ont désormais les moyens de l’état à leur disposition, avec tout ce que cela suppose comme accès à l’information, support statistique et capacité d’analyse.

Malgré cela, ils ne parviendront pas à faire la démonstration avant le référendum de 80 que leur option offre une alternative crédible au régime fédéral canadien sur le plan économique.  Pour sa part, le gouvernement fédéral aura réussi à convaincre les québécois qu’il est le meilleur garant de leur sécurité économique.

Sur le plan social, le problème se pose en termes plus clairs dans la mesure où Ottawa contribue une part significative du financement des programmes à frais partagés et que le Québec est un bénéficiaire important du système de péréquation mis en place par le gouvernement fédéral.  S’il est possible d’argumenter qu’un Québec souverain, en récupérant tous ses impôts, pourrait financer ces programmes, il est en revanche plus difficile d’affirmer qu’il ne souffrirait pas d’un important manque à gagner s’il perdait les avantages de la péréquation, ce qui ne manquerait pas, en retour, d’affecter la qualité des services dispensés dans un Québec souverain.

C’est aussi au cours de cette période qu’on commencera à parler de main-d’œuvre.  Le Gouvernement du Québec cherche à assumer ses responsabilités dans ce secteur-là mais se heurte à la présence encombrante d’Ottawa qui, en vertu de sa compétence en matière d’assurance-chômage, a déployé tout un réseau de services de placement et même de formation, que Québec juge être de sa compétence exclusive.  La riche caisse de l’assurance-chômage, contrôlée par Ottawa, verse davantage de prestations aux québécois qu’elle ne perçoit de cotisations auprès d’eux.  Ce sera une autre raison pour mettre en doute la capacité d’un Québec souverain à supporter les programmes sociaux aussi généreusement que ne l’a fait Ottawa.

La conclusion est assez rapide : sur le plan social, les québécois seraient désavantagés dans un Québec souverain.

C’est sur le plan de l’identité, de la langue et de la culture que les souverainistes marqueront des points.  Une foule de facteurs contribuent à leur succès.  On l’a vu, les québécois s’identifient de plus en plus à leur gouvernement provincial.  Le développement de l’État, la place qu’il occupe dans la société, un plus grand accès à l’éducation, l’industrialisation, l’urbanisation et le développement des moyens de communication ont contribué à une plus grande conscience politique.  Artistes et intellectuels expriment avec beaucoup de passion, d’éloquence et de talent leur sentiment d’appartenir à un peuple et à une culture que le cadre politique canadien opprime, selon eux. Les souverainistes chercheront à traduire la forte hausse du sentiment national qui en résulte en soutien à leur projet politique.

Cependant, ils ont calmé les plus grandes craintes des francophones en lançant dès le début de leur mandat un grand débat sur la place et la protection du français dans la société québécoise et en faisant adopter la Loi 101.  Celle-ci renforce considérablement les dispositions de la Loi 22 adoptée sous le précédent gouvernement en plus de revêtir un aspect coercitif qui sécurise les Québécois quant à son application et à son efficacité. La sécurité culturelle semble assurée.

Dès lors, l’enjeu n’est plus le même.  Pour les québécois, il se résume à la question de savoir laquelle des deux options est la plus susceptible de permettre à la société qu’ils forment de continuer à progresser.

Le bilan que feront alors les québécois de leur situation sur les plans économique, social et culturel les amènera à conclure qu’ils seront mieux servis par le maintien du lien fédéral que par une souveraineté dont, au demeurant, ils perçoivent très mal les contours.  Dans leur esprit, les perspectives de progrès que peuvent offrir les options en présence constituent désormais un critère de leur légitimité.

Sur le projet de société qu’elles véhiculent, les québécois ont aussi beaucoup de questions et très peu de réponses.  Rares sont-ils ceux qui peuvent comprendre la continuité et l’ambition sur la base desquelles s’est progressivement érigé le fédéralisme canadien depuis la Seconde guerre mondiale, en prenant systématiquement appui sur le pouvoir illimité de dépenser du gouvernement fédéral pour financer ses intrusions dans les champs de compétence dévolus aux provinces par la Constitution.  Ils savent en revanche que les milieux nationalistes et les divers partis politiques qui ont assumé la responsabilité du gouvernement au Québec, même ceux qui se refusent à envisager la perspective de la souveraineté, s’alarment devant l’évolution de la situation et les préviennent régulièrement contre le risque de perte d’identité et d’assimilation que présente la démarche fédérale.  Ils en sont donc venus à souhaiter obtenir des garanties contre ce risque et ils aimeraient bien pouvoir le faire avant de prendre une décision sur leur avenir collectif.

Le projet des souverainistes demeure très flou pour eux également.  Si la rhétorique est abondante et inspirante, elle n’arrive pas à cacher l’apparente incapacité du gouvernement souverainiste à présenter une image cohérente et crédible de l’après référendum dans le cas d’un vote positif.  Oui, il existe certains repères.  L’engagement social-démocrate des souverainistes ne fait aucun doute, non plus que leur attachement à assurer la survie et l’essor du fait français en Amérique du Nord.  Mais le Québec a-t-il les moyens économiques de ses ambitions sociales et peut-il s’offrir le luxe de la division interne qu’annoncent l’absence de consensus chez les francophones sur leur projet et l’opposition systématique et véhémente de la minorité de langue anglaise, tant elle semble incapable de s’y reconnaître une place ?  On constate alors que les Québécois s’interrogent sur la légitimité d’un projet qui pourrait déboucher sur un échec et que l’ampleur des risques qu’il semble présenter sert à déterminer son degré d’illégitimité.

Les souverainistes n’ont pas fait que des erreurs, et il se sont notamment préoccupés d’assurer la légitimité démocratique des choix qu’ils inviteront les Québécois à faire sur leur avenir collectif en adoptant en 1977 une loi sur les consultations populaires qui définit la règle du jeu référendaire.  Quoique certains contesteront la rigidité de certaines dispositions comme autant d’entraves à la liberté d’expression, en particulier en ce qui a trait à l’obligation qui est faite à ceux qui veulent participer à la campagne de se regrouper dans les comités du OUI et du NON ou à l’obligation d’imputer toutes les dépenses faites dans le cadre de la campagne référendaire à l’un ou à l’autre des deux camps qui devront alors en assumer la responsabilité lorsqu’elles auront été faites en leur nom ou à leur bénéfice, le processus est bien accepté et les Québécois sont convaincus de son caractère équitable.

Par ailleurs, conscients d’être invités à écrire une page importante de leur histoire, les Québécois prêteront une grande attention au comportement politique des deux camps pendant la campagne référendaire.

Ils ont d’abord constaté des hésitations du camp souverainiste à engager le processus référendaire.  Quand il s’y décidera enfin, ce sera en misant sur une question qui, l’espère-t-il, ne sera pas de nature à effaroucher l’électorat et reportera à plus tard la véritable échéance, dans la mesure où il ne s’agit pour l’instant que d’accorder au gouvernement le mandat de négocier une entente avec le reste du Canada sur la base suivante :

« Le Gouvernement du Québec a fait connaître sa proposition d’en arriver avec le reste du Canada à une nouvelle entente fondée sur le principe de l’égalité des peuples.

Cette entente permettrait d’acquérir le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses impôts et d’établir des relations extérieures, ce qui est la souveraineté, et en même temps, de maintenir avec le Canada une association économique comportant l’utilisation de la même monnaie.

Tout changement de statut politique résultant de ces négociations sera soumis à la population par référendum.

En conséquent, accordez-vous au gouvernement du Québec le mandat de négocier l’entente proposée entre le Québec et le reste du Canada ?»1

Il y aura donc un second référendum avant que les choses n’acquièrent un caractère final.  Cette stratégie est loin de faire l’unanimité chez les souverainistes dont certains la trouvent singulièrement dépourvue d’audace en lui reprochant de comporter un aveu de faiblesse dont ne manqueront pas de se rendre compte le camp adverse et l’électorat. Effectivement, les fédéralistes dénonceront la manoeuvre et l’électorat aura le sentiment qu’on cherche à le piéger, ce qui aura pour conséquence de délégitimer la démarche souverainiste à ses yeux.

Lorsque la campagne référendaire s’engage, les souverainistes cherchent à masquer dans la rhétorique et les appels à la conscience nationale la confiance qui leur manque dans la possibilité de réussir leur pari.  Ils s’essouffleront rapidement devant le tir nourri du camp du NON et des leaders d’opinion.

C’est dans un contexte d’un scepticisme grandissant chez la population relativement au bien-fondé de la démarche souverainiste qu’une de leurs vedettes, croyant lancer un appel à la fierté de son auditoire, utilisera une image que celui-ci, et bientôt le Québec tout entier, trouveront plutôt condescendante, voire même méprisante. En effet, les souverainistes savent que les femmes sont les plus réfractaires à leur option.  Pour s’adresser à elles, ils réquisitionnent les services de Lise Payette, ministre dans le gouvernement péquiste mais surtout ex-animatrice de télévision fort bien connue et très respectée.  Dans un discours qu’elle prononce devant une assemblée féminine, elle stigmatise et ridiculise l’attitude de soumission de certaines femmes en les comparant au modèle de l’Yvette des manuels scolaires d’autrefois.  Comble de malchance, Yvette est aussi le prénom de l’épouse du leader des forces du NON.  Un éditorial virulent du Devoir dénonce ce dérapage dans le message souverainiste et sert de manifeste au mouvement spontané des « Yvettes » qui se répand comme une traînée de poudre à travers le Québec

La leçon est cinglante.

Pour les québécois, le manque de respect à l’égard de la diversité des personnes et des opinions constitue un facteur d’illégitimité.

Dans le camp fédéraliste, on capitalise habilement sur les erreurs stratégiques de l’adversaire et la faiblesse de son argumentation.  La campagne référendaire se terminera dans une querelle de chiffres à laquelle les souverainistes sont très mal préparés.  Ne prenant aucune chance, le premier ministre Trudeau intervient à la dernière minute en rappelant aux québécois les bienfaits du Canada, les risques que la souveraineté leur ferait courir et il leur promet un renouvellement du système fédéral dans le sens de leurs aspirations.  Ils ne demandent pas mieux que de le croire.  La balance de la légitimité pèse tellement en faveur du camp fédéraliste qu’il obtiendra 59.6% des voix au référendum contre 40.4% pour les souverainistes.  Mais, le soir-même du référendum, le chef du camp du NON prononce un discours mesquin qui ternit immédiatement le lustre de la victoire du camp fédéraliste.  Sa propre légitimité auprès de l’électorat québécois en sortira largement compromise et il ne parviendra jamais à faire oublier cet écart de comportement.

Même ceux qui ont voté NON ressentent l’émotion de la défaite des souverainistes et, déjà, ils pressentent que, comme vient de le déclarer René Lévesque dans le discours où il concède la victoire au camp du NON, il y aura une prochaine fois. En faisant ressortir l’importance numérique des appuis que leur option a recueillis de même que la sincérité et la profondeur des convictions qui anime ses partisans, il mesure le chemin parcouru et réaffirme la légitimité de leurs ambitions nationales.


1 Question du référendum de mai 1980.