Les premières brèches


CHAPITRE 2

LES PREMIÈRES BRÈCHES

Le concept du déficit n’est pas exclusif aux sciences économiques. En examinant l’Histoire, on constate qu’il est particulièrement apte à décrire le phénomène de perte subite ou progressive de légitimité qui afflige des régimes, des options et même des leaders politiques dépassés par le temps ou malmenés par des événements qui remettent profondément en cause les consensus sur la base desquels une société donnée avait organisé son fonctionnement.

Quoi qu’il ait pu en être de la situation politique du Canada auparavant et des réserves qu’inspire le processus politique dont il est issu, il faut quand même constater que le consensus qui se matérialisa dans la Confédération de 1867 était assez fort, puisqu’il fallut attendre les années 40 de ce siècle (ce livre fut écrit en 1997) pour que commencent à apparaître les premières brèches, même si certains épisodes, la conscription de 1917 par exemple, avaient laissé entrevoir des tensions.

LES ANNÉES ’40 ET ’50

Il y eut d’abord la guerre.  Les Québécois y voyaient surtout un conflit qui concernait la Grande-Bretagne.  L’idée de se porter au secours de la puissance coloniale les rebutait tellement qu’ils s’opposèrent encore une fois à la conscription.  Le gouvernement fédéral, conscient de la fragilité de la situation, chercha des accommodements, et en trouva.  L’habilité manoeuvrière dont il fit preuve dans cette affaire empêcha qu’elle ne dégénère en crise grave.  Mais au bout du compte, il faut quand même prendre acte de la mise en cause de la légitimité de sa politique par les Québécois.

Au sortir de la crise économique des années 30, on avait pris conscience, au Canada comme ailleurs dans le monde, de la nécessité de mettre en place des mesures qui permettraient de protéger les populations contre les effets les plus pénibles des dérapages économiques à venir. En prenant modèle sur ces initiatives américaines contenues dans le « New Deal » du président Franklin Roosevelt, on commença à déployer le fameux filet de sécurité sociale dont les mailles allaient se multiplier et se resserrer au cours des cinquante années suivantes, pour commencer à se relâcher lorsque la pression financière deviendrait trop forte  pour nos gouvernements.

Réalisant que la mise en place de ces mesures l’exposait à heurter de front les compétences constitutionnelles des provinces, le gouvernement fédéral de l’époque, dirigé par McKenzie King, avait confié à une commission royale d’enquête le mandat d’étudier le partage des pouvoirs au sein de la fédération en vue de modifier le rôle que l’État jouait dans la société canadienne.  Cette commission, connue sous les noms des deux commissaires Rowell et Sirois, fit rapport en 1940.

Bien que ses conclusions aient été mal accueillies par les provinces, le gouvernement fédéral profita du contexte créé par la deuxième guerre mondiale pour mettre en place l’assurance-chômage et les allocations familiales.  L’exemple des grandes mesures sociales adoptées en Grande-Bretagne après la guerre le poussa à offrir aux canadiens un éventail complet d’avantages sociaux, notamment des pensions de vieillesse et un régime d’assurance santé.

Devant la résistance de certaines provinces et notamment du Québec sous Duplessis, le gouvernement fédéral différa dans le temps l’exécution de son plan et ne parvint à le compléter que dans les années 70, après avoir négocié avec les provinces, sous la pression d’un électorat pressé de voir s’élargir la gamme de ses protections sociales, diverses formules de partage de la responsabilité et du financement des programmes.

Au Québec, on ressentait plus durement qu’ailleurs l’intrusion du fédéral dans des champs de compétence que la constitution avait, croyait-on, réservé aux provinces. Et puis, il y avait aussi la question posée par les développements technologiques, comme la radiodiffusion, à propos desquels la Constitution de 1867 était évidemment muette mais sur laquelle le gouvernement fédéral prétendait avoir juridiction en invoquant des raisonnements qui paraissaient douteux, et la volonté fédérale de développer les voies de communication au pays en construisant, par exemple, une route transcanadienne.

Inquiet de ce qui lui apparaissait comme une érosion de leurs pouvoirs et une menace à l’autonomie des provinces, le premier ministre Duplessis tempêtait et, de temps à autre, marquait le coup par une mesure qui frappait l’imaginaire des québécois.

C’est ainsi qu’il fit adopter dès 1948 une loi créant Radio-Québec pour bien signifier au gouvernement fédéral qu’il ne croyait pas à la juridiction exclusive de celui-ci dans ce secteur.  Il fallut attendre la fin des années 60 pour que cette loi soit proclamée et mise en vigueur.  Il n’empêche, il avait soigneusement marqué le territoire.

Toujours pour des raisons de susceptibilité juridictionnelle, Duplessis refusera, au tout début des années 50, que les universités du Québec acceptent les subventions que le fédéral avait décidé d’offrir aux universités canadiennes suite aux recommandations d’une autre commission royale, la commission Massey, qu’il avait chargé d’enquêter sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada.  La négociation entre Ottawa et Québec sur cette question durera plusieurs années et débouchera en 1960 sur la mise au point de la formule de « l’opting out » qui assurera le Québec d’une compensation fiscale lorsqu’il ne participe pas à un programme fédéral.

Mais, sur le plan des coups d’éclat, il était difficile de faire plus fort que la décision prise par le Gouvernement du Québec en 1954 de lever un impôt provincial sur le revenu en mettant carrément le gouvernement fédéral au défi de supporter l’odieux d’une double imposition auprès de la population.

On le voit, tous ces gestes avaient pour cible le comportement du gouvernement fédéral, dont le gouvernement Duplessis contestait aussi la philosophie sociale, trop providentialiste à son goût, et peu à peu s’accréditait la thèse dans l’opinion publique selon laquelle le gouvernement central agissait de façon illégitime.  Cette thèse devait d’ailleurs recevoir un crédit moral important avec le dépôt des conclusions de la commission royale présidée par le Juge Tremblay et à laquelle Duplessis avait confié en 1953 le mandat de faire enquête sur les problèmes constitutionnels.  Au bout de trois ans, après avoir parcouru le Québec, entendu des centaines de citoyens et examiné plus de 250 mémoires, la Commission Tremblay déposait un rapport qui mettait en relief la solidarité particulière des québécois à l’endroit de leur gouvernement provincial.

A la mort de Duplessis, en 1960, on peut déjà dire que les jalons de la rivalité qui opposera dorénavant Ottawa et Québec dans l’affirmation de leur légitimité auprès des québécois sont posés.  Le gouvernement fédéral poursuit une politique résolument centralisatrice.  Plus il confirme ses avancées, plus le gouvernement du Québec se sent dépouillé des instruments avec lesquels il pourrait assurer le développement des québécois dans ce qu’il croit être la perspective particulière de leurs besoins.

Les années 60 seront marquées par une escalade prononcée dans ce qui prendra les allures d’un véritable combat entre les deux niveaux de gouvernement, cherchant constamment à surenchérir l’un sur l’autre.

Le contexte des relations fédérales-provinciales est d’abord dominé par le désir d’Ottawa de procéder au rapatriement de la constitution en y incluant une formule d’amendement qui sera désignée sous le nom de ces promoteurs, Fulton et Favreau.  L’accord des provinces, unanime ou majoritaire selon les circonstances, sera nécessaire pour procéder à tout amendement de la constitution les concernant.  Le Québec n’obtient pas de droit de veto.  Après avoir d’abord accepté cette formule, le gouvernement du Québec est obligé de faire machine arrière devant les dénonciations des milieux nationalistes et de l’opposition officielle pour qui la répartition des pouvoirs et la protection des droits du Québec sont les seuls véritables enjeux.  Toute la classe politique québécoise sait désormais à quelle aune se mesure sa légitimité.

Avec la Révolution Tranquille, l’État québécois prend du coffre.  Non seulement se développe-t-il et se structure-t-il à partir de l’élargissement du champ de ses responsabilités traditionnelles en réponse aux nouveaux défis (éducation) et aux pressions sociales pour une redistribution plus équitable de la richesse (création de la Régie des Rentes du Québec, assurance-hospitalisation, etc.) mais en plus, il développe une fonction publique digne de ce nom et cherche même à s’affirmer dans des domaines que la constitution paraissait pourtant réserver au gouvernement fédéral (relations internationales) en invoquant les responsabilités particulières que lui confère son double statut de principal foyer de la francophonie au Canada et en Amérique du Nord et de seul gouvernement francophone en Amérique du Nord, à l’endroit des francophones et de la langue et de la culture françaises.

Ses premiers pas sur la scène internationale seront gratifiés d’une publicité inattendue lors de la visite du Général de Gaulle au Québec à l’occasion de l’exposition universelle de Montréal en 1967.  Il s’agit en fait d’un coup double car non seulement le gouvernement fédéral encaisse-t-il durement le choc, mais en plus son « Vive le Québec libre » confère une certaine légitimité aux prétentions d’un segment croissant de la population québécoise qui conteste le bien-fondé du lien fédéral pour le Québec.

Le mouvement qu’il déclenche prend assez de force pour s’organiser sur le plan politique et devenir, sous l’impulsion de René Lévesque, d’abord le Mouvement souveraineté-association puis le Parti québécois.

Parallèlement à cette organisation politique qui accepte le jeu de la démocratie, d’autres groupes préconisent, à l’exemple du romantisme révolutionnaire qui sévit à cette époque à travers le monde, le recours à la violence comme instrument pour faire progresser leur « cause ».  Les débordements criminels qui s’ensuivront viendront infliger à l’option souverainiste ses premiers revers sur le plan de la légitimité et démontreront que, dans la bataille qui oppose fédéralisme et souveraineté, il n’y a pas que la légitimité du régime fédéral qui soit en jeu.  Celle de l’option souverainiste l’est aussi.  La noblesse de la fin ne justifie pas l’infamie des moyens.

Malgré cela, à la fin des années 60, le Gouvernement du Québec est devenu une entité politique crédible pour laquelle les québécois commencent à développer une certaine fierté.  Cette légitimité nouvelle qu’ils se trouvent à lui reconnaître ainsi les amène à se montrer de plus en plus critiques à l’endroit du gouvernement fédéral et du fédéralisme.

Ces mêmes années ont aussi été marquées par une exacerbation des tensions linguistiques entre les Canadiens.  A Ottawa, les revendications de plus en plus pressantes des québécois amèneront le premier ministre Lester B. Pearson à donner suite, en 1963, aux demandes des nationalistes qui exigent la mise sur pied d’une commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme.  Il est temps, à leurs yeux, d’aller au delà de petits symboles, comme l’usage du français sur les billets de banque pour s’attaquer aux questions de fond: la reconnaissance du français, la reconnaissance de la culture française, la reconnaissance d’une nation jouissant d’un statut particulier du fait de ses responsabilités à l’égard de la langue et de la culture française et à l’égard de la survie et de l’essor de cette société française en Amérique du Nord.

Le gouvernement fédéral désignera MM. André Laurendeau et Davidson Dunton à la tête de cette commission.  Le premier venait du « Devoir » où, l’année précédente, il avait été l’auteur d’un éditorial argumentant avec beaucoup de vigueur le besoin d’une telle enquête.  Pendant 6 ans, la Commission procédera à un examen exhaustif de la situation linguistique mais, après le décès d’André Laurendeau en 1968, elle n’osera s’aventurer que sur la pointe des pieds dans l’épineuse question du statut politique du Québec.

C’est qu’entre temps sont apparus sur la scène politique canadienne les « trois colombes » Pierre-Elliot Trudeau, Jean Marchand et Gérard Pelletier qui contestent la nouvelle vision nationaliste en train de prendre forme au Québec.  Élus sous l’étiquette libérale en 1968, leur influence sur l’orientation des politiques fédérales, et notamment sur la question du Québec, sera déterminante.  C’est en effet l’un d’eux, Pierre-Elliot Trudeau qui est devenu premier ministre, succédant ainsi à Lester B. Pearson.

Contrairement à son prédécesseur, Trudeau n’est pas un pragmatique à la recherche d’un « modus vivendi ».  Il a une vision claire de la place et des rôles très différents que doivent jouer les gouvernements fédéraux et provinciaux au Canada, et cette vision est aux antipodes de celle des nationalistes québécois qui avaient réussi à imprégner de la leur le travail de la commission sur le bilinguisme et le biculturalisme.  Au Canada anglais s’amorce aussi un mouvement de ressac contre une élévation jugée trop importante du « profil » français du Canada.

Les conclusions de la Commission Laurendeau-Dunton et ses vagues considérations sur le statut politique du Québec seront escamotées.  Le gouvernement fédéral se contentera d’adopter en 1968 une loi sur les langues officielles plaçant en principe la langue française sur le même pied que la langue anglaise pour les fins fédérales.

Aussi insatisfaisant que pouvait être le résultat de cet effort, il était temps pour le gouvernement fédéral que la pression se relâche. En effet, l’esprit de contestation qui animait cette époque débordait des forums intellectuels et gagnait la rue.  Des propos malheureux du président du CN, une société de la couronne fédérale, à l’endroit des francophones et l’expression méprisante de l’opinion qu’il se faisait de leurs compétences devaient servir de prétexte à une manifestation houleuse à forte teneur symbolique devant la Place Ville-Marie où l’on pendit en effigie le dirigeant en question.

Le charisme de Pierre-Elliot Trudeau et la fierté qu’inspirait aux québécois son leadership ne parvinrent pas à neutraliser complètement leur déception devant l’évacuation des grandes questions auxquelles la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme devait donner réponse.  La légitimité du gouvernement fédéral sortait amoindrie de l’exercice.