au 1er février 2002


Ce dialogue couvre la justice universelle pour les opprimés, l’apartheid en Afrique du Sud, l’Algérie et la colonisation française et le racisme aux USA.

Au 1er février 2002

Mansour: En fin de compte, je crois qu’à travers nos discussions nous pouvons conclure que d’un côté tu défends d’une manière ou d’une autre le principe de » la force prime le droit » alors que moi je refuse de me soumettre à cette loi universelle jusqu’à présent. Nous sommes tous les deux angoissés par les souffrances des opprimés de ce jour, mais nous n’avons pas la même réponse à cette souffrance. D’une manière générale, ton point de vue, comme je le perçois à travers nos conversations, se rend fatalement à cette loi fatidique de la raison du plus fort est toujours la meilleure. Et à partir de ce constat tu élabores tout de même une stratégie pour continuer à lutter pour faire qu’une justice universelle gagne au bout de ce combat illimité entre les «haves» et les «have-not» de ce monde. Et, tu penses que le seul moyen pour les faibles de lutter contre cette injustice est de définir une stratégie à long terme de résistance non-violente à toutes injustices universelles.

Claude: Tu résumes bien ma pensée, sauf que je ne vais pas être naïf jusqu’au point de croire que la méthode non-violente est la seule pour corriger une situation injuste. Ce fut une bonne stratégie pour les Hindous et les noirs américains. C’en est une pour des peuples sans ressources, en position d’infériorité économique, sans arme et sans les ressources nécessaires pour faire une guerre ou guérilla capable de changer une situation. Ceci devient de plus en plus vrai aujourd’hui car les armes sont de plus en plus sophistiquées, leur technologie très avancée, et leurs coûts mirobolants. Si on ne peut se les procurer, ni la formation adéquate, et que l’adversaire les a, ou a les finances pour se les procurer, il vaut mieux à mon point de vue y réfléchir par deux fois avant de se décider et trouver une autre voie que la violence. C’est l’objectif qui compte à long terme.

Mansour: Mon problème avec ton point de vue, littéralement pacifiste quelles que soient les conditions, c’est que je ne crois pas que la justice universelle finira toujours par avoir gain de cause. Je suis certainement très cynique dans mes conclusions, mais quand je regarde l’histoire de l’humanité à travers tous les temps, je ne peux pas avoir confiance à la bienveillance des maîtres vis-à-vis des opprimés.

Claude: Tu as raison de dire que les maîtres ne prendront pas, généralement, l’initiative pour apporter les correctifs nécessaires pour guérir les maux des opprimés. Il faut donc toujours que ceux-ci défendent leurs besoins et manifestent pour les faire connaître afin de stimuler les changements requis. C’était comme cela jadis, c’est comme çà aujourd’hui et ce sera encore pareil demain. Toi-même, tu disais dans ton dernier message que si tu étais en haut de la pyramide tu agirais probablement comme les chefs le font normalement.

Mansour: Une fois de plus, malgré tout ce qu’on dit de bien de la nation américaine, y compris le Canada entre parenthèses, le sort des pauvres premiers occupants de ce continent sont toujours et jusqu’à présent les plus pauvres dans la région du monde la plus riche.

Claude: Tu parles souventes fois des premiers occupants, «les premières nations», du territoire américain. Là, je ne suis pas d’accord avec toi. Premièrement, la majorité des indiens du Canada ont rejoint les rangs des blancs et vivent comme tout Canadien. Ceux qui ont opté de rester dans leurs terres, dans les réserves délimitées par entente entre les parties, représentent moins de 40% de la population des premières nations. Le gouvernement du Canada a payé des sommes importantes lors de la signature des pactes de paix avec ces nations et continue annuellement, par son ministère «des affaires indiennes», à financer toutes ces nations pour le maintien chez eux de services sociaux, médicaux, de logements, d’éducation, et autres. Je dois te dire que nonobstant tout cela, on ne voit pas beaucoup de changements chez ces peuples. Où va l’argent? C’est la question que se posent beaucoup de Canadiens. Laisse-moi, te raconter un événement que j’ai vécu en 1953, durant un travail d’été en Abitibi, au Nord du Québec. J’ai vu, à Amos, les tribus d’indiens descendre du nord pour l’été et s’installer près de la ville pour vendre les articles qu’ils avaient faits durant l’hiver, tels mocassins, raquettes, etc… Or, le gouvernement pour les encourager à vivre de façon permanente près de la ville avec leurs nombreuses familles au lieu de retourner à l’automne, loin vers le nord et vivre dans leurs tentes mal foutues…avait construit de bonnes maisons chauffées et confortables. Or, ces indiens ne voulaient pas y vivre, même en été, et l’été est froid là, et campaient près des maisons. Ils prenaient le bois des marches, des balcons ou de la maison pour alimenter leurs feux de camps. Je me rappelle m’être demandé ce jour-là «comment améliorer de façon permanente leur sort?». Le Canada a fait le mieux qu’il pouvait et malgré les insinuations qui germent depuis toujours sur la situation des indiens, je ne crois pas que nous devons blâmer le gouvernement de mon pays. Aux USA, un très grand nombre de tribus sont maintenant propriétaires de casinos très profitables, et est-ce que la qualité de vie de leurs habitants s’est améliorée d’autant ?

Mansour: Alors, parle moi un peu de la conscience universelle qui soit-disant a libéré les noirs de l’Afrique du sud. Entre parenthèses, ton analyse de la lutte des noirs en Afrique sud mérite d’être un peu rafraîchie. Pendant plus de 20 ans, l’ANC dirigée par Nelson Mandela, que tu reconnais comme un héros aujourd’hui, n’avait certainement pas le support de ce mouvement universel. Jusqu’à la moitie des années 70 aucun pays dit occidental et riche n’avait accepté les revendications de l’ANC. Je te signale en passant que l’Algérie était un des rares pays à venir en aide à Nelson Mandela et à l’ANC durant cette traversée du désert. L’appui des pays occidentaux à l’ANC et Nelson Mandela, qui entre parenthèses était déjà en prison pendant plus d’une décennie, n’avait rien à voir avec l’esprit altruiste du monde riche. Si l’Europe et le continent américain se sont finalement rangés du côté de Nelson Mandela, à la dernière minute, c’est parce que ce monde riche savait qu’il n’était qu’une question de temps avant que l’ANC renverse le régime apartheid par les armes. Si cela devait arriver sans l’appui tardif de ce monde, les investissements très lourds dans ce sous-continent risquaient de faire énormément de mal à ce monde des riches. Et, tout comme le FLN en Algérie, l’ANC de Mandela a eu tout de même l’intelligence de négocier la fin de l’apartheid avec notamment les USA et les banques internationales pour sauver le maximum de vies possibles en Afrique du sud. Cela ne veut pas dire que c’est grâce au support international, comme tu le supposes, que l’Afrique du sud s’est finalement débarrassée de l’apartheid. Avec ou sans le support du monde riche de l’occident, l’ANC aurait finalement défait le système de l’apartheid dans son pays.

Claude: Je me rappelle de l’ANC, des révoltes, des bombes, des morts, de Soweto, des radicaux blancs, pas autant que toi sûrement, et j’ai encore à la mémoire ces moments tragiques qui ont vu tant de noirs sud-africains se faire tuer pour la cause. Mais je me rappelle aussi de la campagne de Mgr Tutu, et tu ne me diras sûrement pas qu’elle en fut une de violence. Les pressions économiques et politiques des pays contre le gouvernement de l’Afrique du Sud furent aussi une forme de non-violence qui finalement a produit les résultats escomptés. De là, à dire que l’appui des Américains et Européens a été une décision opportune de dernière minute me fait sourire. A moins que plus de dix années ne soient qu’une question de minutes. Tu parles comme si la cause de Mandela était passé inaperçue durant 20 ans (10 ans aurait été plus précis) et que les pressions diplomatiques n’avaient pas existé durant ces années. N’oublie pas aussi que les USA combattaient le communisme sur tous les fronts et que Mandela, en prison, se déclara communiste et a voulu créé un parti communiste en Afrique du Sud. Cela n’était pas une bonne façon, à mon avis, pour obtenir un appui des Américains. Heureusement, que le Canada et les Européens étaient là pour faire la part des choses !

Mansour: Je reconnais que l’opinion canadienne a été souvent dans le courant de l’histoire des opprimés, mais ne me dis pas que c’est grâce à ce noble sentiment que le gouvernement du Canada a changé son fusil d’épaule dans ce cas particulier. J’espère que tu reconnaîtras tout de même que le démantèlement du système colonial du 19e siècle a été à 99% fait grâce à des résistances armées, même en Inde, où tu prétends que c’est Ghandi qui avait réussi grâce à sa stratégie de non-violence à faire plier le genou à l’Angleterre impériale. Comment se fait-il que ce même empire, tant applaudi pour ses valeurs universelles, a préféré massacrer les Massaïs du Kenya et subjugué toutes demandes d’émancipation dans ses colonies africaines jusqu’aux années 60, plutôt que de négocier la fin de la domination anglaise dans toutes ses colonie ? Le même raisonnement s’applique à la France qui justifiait sa politique coloniale se référant à sa mission civilisatrice dans le monde sauvage. Est-ce que tu penses que la France était prête à négocier avec le roi du Maroc dans les années 50 alors qu’elle n’a rien trouvé de mieux que le mettre en résidence surveillée, tout simplement parce qu’il demandait un peu de dignité pour son peuple ?

Claude: Non, car il est clair que la France n’était pas prête à négocier avec le roi du Maroc dans les années 50, mais elle l’était après. Et la crise algérienne suivie de la guerre a démontré l’illogisme des colonies à De Gaulle. Il a fléchi devant la situation algérienne et a annoncé un peu plus tard une politique d’autodétermination pour toutes les colonies françaises. J’ai toujours pensé que les peuples de ces colonies se devaient de dire merci aux Algériens et aux Indochinois pour avoir obtenu leur indépendance. Elle découlait de la leçon qu’a tirée la France des événements qui l’ont bousculée dans ces régions. Et le Commonwealth anglais est venu après…Tu es surpris des massacres par les Anglais au Kenya, et aux Indes ? Et les Français en Algérie ? Que dis-tu des massacres quotidiens dans les rues d’Alger et dans les autres villes et villages de ton pays? As-tu lu le livre, publié l’an dernier, d’un certain général français sur les massacres qu’il avait présidés ? En lisant ce bouquin, je me suis demandé si les pays les plus civilisés pris dans une situation intenable dans un pays occupé ne deviennent pas les bourreaux les plus effrayants ?

Mansour: Non je ne crois pas à la pression et même à la sympathie de l’opinion internationale. Il n’y a pas d’opinion internationale, mais je crois aux intérêts des nations. Quand cela l’arrange l’opinion publique d’une nation ou d’une autre, elle se mobilise autour d’une cause soit disante universelle, mais en fait cette opinion publique est toujours extrêmement liée au principe de l’après moi c’est le déluge.

Claude: Je ne suis pas de ton avis. Par exemple, je vois l’opinion mondiale actuelle faire faire de grands pas au gouvernement américain. En tout cas, l’opinion aux USA est si favorable à Bush junior qu’il ose faire grimper les dépenses du pays à des sommets irraisonnables, adopter des lois qui vont clairement à l’encontre des droits des individus et annoncer à la télévision des noms de pays qu’il déclare ennemis en les qualifiant de «l’axe du mal», aussi facilement que s’il parlait des KKK de Crawford, Texas. Aujourd’hui, avec la mondialisation des marchés, l’opinion mondiale devient plus importante que jamais et amène les pays qui partagent des intérêts communs à créer en un tour de main des coalitions très fortes.

Mansour: Cela me ramène donc à un principe fondamental auquel je m’identifie depuis mon très jeune age, à savoir, qu’il ne faut compter sur personne que soit même. Les intérêts du pauvre jeune Algérien, sans avenir, et sans moyen d’échapper à sa souricière, ne sont certainement pas les mêmes que les miens. Après tout, je suis tout de même financièrement à l’aise, je n’ai certainement pas besoin de l’aide publique pour vivre indépendamment aux USA. Comme tu le dis dans ton dernier message, la prochaine révolution algérienne appartient aux nouvelles générations de ce pays. Et c’est précisément pour cette raison que je t’avais dit dans mon dernier message que j’étais dépassé par les événements en Algérie. Je ne crois pas que j’ai ni le droit moral de croire que j’ai encore quelque chose à faire pour définir l’avenir de ma société, et encore moins le droit de lutter pour défendre mes pensées, quellequ’elles soient, alors que je ne suis pas entièrement engagé dans les coups et bénéfices de cette aventure. Mais j’ai encore des oreilles qui fonctionnent assez bien pour le moment.

Claude: A nouveau, je ne pense pas comme toi. Tu es de ceux qui ont vécu dans le pays, le connaissent maintenant bien et qui l’aiment. Et tu as des solutions. Alors comment cela ne peut-il pas être de ta responsabilité comme celle des autres. Tu es de ceux, parmi l’élite des Kabyles, qui ont crû dans les Arabes, qui ont voulu un pays unitaire, qui ont accepté l’arabisation, qui ont rejeté la culture française et qui, aujourd’hui, reconnaissent que ce furent des erreurs magistrales. Il me semble que tu as beaucoup à te faire pardonner et à donner. Si tout devient si passionnément d’actualité pour toi, c’est que tu as à cœur le bien-être des tiens. Tu es un patriote et un fort nationaliste. Je t’encourage à continuer. Je sais que maintenant tu comprends qu’une minorité dans un pays se doit d’être protégée par la loi de son pays pour assurer son développement, la protection de sa langue, de ses traditions….. et qu’elle ne peut compter sur la majorité pour ce faire. Tu es aussi capable de comprendre le rapport des forces en présence et bien l’expliquer aux plus jeunes afin qu’ils agissent en toute connaissance de cause. Tu peux collaborer à la mise sur pied d’une stratégie gagnante. Quant aux coups et bénéfices, comme tu le dis si bien et cela me fait sourire, si un gouvernement algérien accordait une constitution capable de laisser les Kabyles s’épanouir, je te vois très heureux car tu retrouveras là le bénéfice le plus satisfaisant de ta vie.

Mansour: Je crois que je comprends les cris des Kabyles d’aujourd’hui Je t’avoue que d’un côté je suis entièrement d’accord avec ton analyse de ce drame et des solutions que tu proposes, mais comme je ne suis plus un militant actif dans ce mouvement je ne peux que te donner les impressions que j’ai de cette population mutilée depuis des siècles. Je ne sais pas si tu le sais mais depuis le début de ce nouveau soulèvement des Kabyles l’année dernière, le slogan qui revenait toujours était celui ci : «nous n’avons plus peur de quoi que ce soit car nous sommes déjà morts». Voilà comment la nouvelle génération de la jeunesse Kabyle aperçoit la lutte qu’elle doit mener dans l’avenir pour enfin recouvrer sa dignité. Tu me parles toujours d’une solution fédéraliste pour le problème algérien, mais les Kabyles ne demandent que cela. Le seul problème avec cette solution c’est que pour le moment les arabophones algériens ne veulent rien entendre pour ce qui concerne cette solution éventuelle. Comme on dit » it takes two to tango ». Devant cette situation de « denial » du régime actuel de l’Algérie, et du refus des populations algériennes hypnotisées par les mirages du moyen orient et des «cheikhdom», est-ce que tu crois sincèrement que les Kabyles ont une chance de mener une lutte d’identité dans le cadre de non violence? Je n’y crois pas personnellement.

Claude: Oui, je le pense. Est-ce que quelqu’un y a pensé? En a parlé? Sait-on ce qu’est une campagne de non-violence ? Sait-on que l’on peut arrêter un pays, le déséquilibrer, lui faire honte. Manifestations, écrits, boycotts, grèves, et toujours légalement, peuvent embarrasser à la longue et faire bouger les dirigeants les plus têtus. Sait-on que l’on peut faire connaître ses revendications dans le monde entier ? D’ailleurs le soulèvement de l’an dernier n’a-t-il pas obtenu «la une» des journaux du monde en se concentrant sur la question des Kabyles. Pourquoi cette action s’est-elle arrêtée ? Sait-on aussi que l’on peut compter sur la diaspora kabyle pour seconder et financer la campagne ? On peut aussi imaginer toute action symbolique qui marquerait l’esprit de gens et ferait comprendre la logique des revendications.

Mansour: Je sais que mon approche apportera des souffrances immédiates et douloureuses à la grande majorité des populations Kabyles, mais je crois sincèrement qu’elle est la seule à forcer le reste de la société algérienne à reconnaître l’identité de ce peuple ignoré depuis l’antiquité romaine. Est-ce que je suis content de cet état des choses ? Loin de là. J’aurais certainement voulu que nous trouvions une solution pacifique à ce drame et sauver une bonne fois pour toutes la nation algérienne telle qu’elle était envisagée pendant les années noires du colonialisme français. Voilà la raison principale pourquoi je refuse de renoncer à la violence comme un instrument de lutte des peuples à ce faire admettre dans le concert de l’humanité digne et juste. N’oublies pas que la nation que tu portes aujourd’hui comme le flambeau de la démocratie et de la justice universelle (les USA) a elle aussi était obligée d’avoir recours à une guerre civile des plus atroces pour enfin asseoir ses principes républicains à travers toute une nouvelle nation en formation.

Claude: Les temps ont bien changé et cela démontre que dans certains cas la guerre civile est inévitable. Il s’agissait quand même d’une partie du pays qui ne voulait pas accepter les lois du pays et voulait continuer l’esclavage d’êtres humains.

Mansour: Les Kabyles n’auront certainement pas l’appui de l’opinion internationale et des lobbys pétroliers mais ils finiront par obliger le reste de la nation algérienne à les accepter de plein droit. Ils payeront un lourd tribut mais ils n’ont pas le choix. Et je t’assure que la nouvelle jeunesse Kabyle est plus déterminée dans cette nouvelle lutte que les générations précédentes qui ont pourtant sacrifié tant pour l’indépendance de l’Algérie. Je ne veux pas jouer le rôle d’un devin, mais je crois que ce nouveau conflit, pour définir une bonne fois pour toutes la nature de la nation algérienne, se terminera par une des deux options que je prévois aujourd’hui: La solution la plus souhaitable serait que les arabophones et les Kabyles arrivent à trouver un dénominateur commun où aucune personne n’est lésée. Mais si cette solution n’est pas possible, alors je pense que nous finirons par une dislocation de la nation algérienne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les Kabyles finiront par créer une sorte de division à l’irlandaise en Algérie. Nous aurons une petite république Kabyle dénuée de toutes ressources naturelles importantes et dont la survie dépendra entièrement de sa capacité de s’attacher à la France et à l’Europe dans l’avenir. Le reste de l’Algérie glissera lentement et sûrement vers les mirages du Moyen-orient et de sa culture tout comme l’Égypte, le Soudan, l’Érythrée et même la Tunisie et la Libye dans un certain sens.

Claude: C’est triste de lire tes scénarios. J’espère comme toi que les arabes comprendront et qu’enfin les jeunes Kabyles et les autres jeunes Algériens puissent vivre des vies normales, heureuses, motivantes et pourront travailler et élever des familles dans la quiétude de foyers normaux.

Mansour: Je n’irai pas jusqu’à croire que notre conversation changera un jour le sort de ce monde dans lequel nous sommes tout de même obligés de respirer et tout simplement d’y vivre. Mais les conversations nous enrichissent d’une manière ou d’une autre. Elles me permettent à moi en particulier de mettre de l’ordre dans mes pensées concernant l’état de l’humanité, qui m’a toujours subjugué. Nous ne sommes certainement pas les Voltaire et les Rousseau mais je pense que nous pouvons tout de même réfléchir assez logiquement à l’avenir de nos enfants et de nos petits enfants où qu’ils soient.

Claude: Nous ne sommes pas un Voltaire ni un Rousseau, loin de là, mais plutôt Mansour et Claude, amis de la planète terre.

Mansour: Lisant des commentaires récents de notre ami commun je me suis rendu compte de l’emprise totale de la culture française sur tous les Algériens de notre génération. Et dire qu’en 1962, je l’avais convaincu ainsi qu’un grand nombre d’Algériens de sortir du système éducatif français pour enfin nous libérer non seulement physiquement mais culturellement de la domination française. Et c’est la raison pour laquelle nous nous retrouvions dans les universités américaines dès 1963. Et pourtant, 40 années après, nous continuons à nous référer à la culture française pour exprimer nos plus profondes pensées. Cela me rappelle un dicton de l’église catholique (je ne connais pas exactement l’origine de ce dicton) qui disait : » donnes-moi les 7 premières années de l’enfant et je ferai de lui un bon catholique ». La France a eu bien plus que nos 7 premières années pour faire de nous, en fin de compte, des citoyens de la culture française, qu’on le veuille ou pas.

Claude: Oui, vous êtes Français de pensée et de culture et nonobstant vos études aux USA vous n’avez pas changé. Vous avez été élevés ainsi et vous le serez toujours. Personnellement, je trouve cela à votre avantage car vous êtes associés à une des plus enrichissantes cultures du monde, la culture française. Et dire que tu avais jugé que tu devais la laisser tomber et même combattre pour que tes amis fassent comme toi. Tu es un drôle de numéro ! Je crois comprendre le Mansour, de ce temps-là qui devait haïr tellement la France après les horreurs de la révolution algérienne qu’il ne pouvait y voir rien de bon. Heureusement que depuis, tu as ouvert les yeux et que tu ressens maintenant la force et l’ouverture d’esprit que t’a données ton éducation française.

Mansour: Cette ligne de pensée m’amène à une autre constatation concernant le fossé qui sépare les anciennes générations algériennes, formées dans le moule de la culture française, et les nouvelles générations d’algériens façonnées dans un moule arabo-musulman. Nous sommes très différents.

Claude: Voilà la difficulté réelle. Alors que tu dis que les Kabyles veulent la culture occidentale et recherchent des liens avec ses pays, tu dis que les jeunes sont éduqués en tant qu’arabo-musulman. Alors, ont-ils le même objectif que ceux de ta génération ? Est-ce que cela peut vouloir dire que tu te trompes quant à l’objectif que veut rejoindre toute cette masse de jeunes, que nous avons vus dans les rues lors des récents soulèvements ? N’était-ce pas plutôt, comme je croyais alors, des questions de travail, de qualité de vie, de liberté et de reconnaissance de la Kabylie qui étaient en jeu ?

Mansour: Je vais donc fermer ce chapitre pour reprendre notre conversation concernant notamment le sort des noirs américains d’une part et la situation de l’Amérique latine. Tu semblais tomber des nuits quand je t’ai donné quelques statistiques concernant la situation des noirs en Amérique.

Claude: Aucunement. Je suis d’accord avec tes chiffres. Où prends-tu cela ?

Mansour: Je n’ai certainement pas inventé ces chiffres que j’ai lus et relus dans les journaux américains et même que j’ai entendus dans les débats au congrès américain. Il est vrai que la définition de la pauvreté est différente d’un pays à l’autre si on parle de pays pauvres et de pays riches. Pratiquement un jeune noir sur deux, entre les âges de 18 et 30 ans a passé un grande partie de son temps dans les pénitenciers américains. Aujourd’hui, il y a plus de 2 millions d’incarcérés dans ces prisons et plus d’un million provient des populations noirs urbaines du pays. Tu justifies cette proportion inégale de noirs dans les prisons par l’état de pauvreté de ces populations. Mais est-ce que tu te poses la question suivante : pourquoi cette minorité a plus de pauvres que les blancs. Même les nouveaux émigres russes n’ont pas ce pas ce problème d’insertion dans la nouvelle économie des USA. Pourquoi les écoles dans les quartiers noirs d’Amérique sont toujours les moins performantes dans le pays. Mieux que cela, pourquoi continuer à ce jour même les racial «profilings».

Claude: Tu parles comme si rien n’a été fait et comme si aucun progrès n’était perceptible. Je reconnais que ce que tu dis est vrai. Mais je ne désespère pas, car je vois et ressens une correction majeure et positive de la situation des noirs américains dans tous les domaines.

Mansour: Même les plus riches des noirs sont arrêtés sur les «Highways» et harcelés par la police tout simplement parce qu’ils sont noirs. Pourquoi un jeune noir arrêté en possession d’une cigarette de marijuana se trouve dans le même cas qu’un blanc arrêté avec des kilos de cocaïnes dans sa malle arrière. Parles-moi de la justice universelle et des acquis des populations noires aux USA.

Claude: Oui, il y a des injustices, c’est pourquoi je te disais dans un autre message que ce n’était pas une question de fainéantise génétique mais plutôt du racisme de blancs américains. Les statistiques des détenus dans les prisons ne veulent pas nécessairement dire que les noirs sont aussi pires que cela, mais plutôt qu’ils ont des peines de prisons injustes qui dépassent de beaucoup celles qui sont imposées aux blancs. Cela fausse les statistiques !

Mansour: Ne parlons pas du traitement des populations arabes, qui sont souvent ici depuis le 19e siècle, depuis les attentats du mois de septembre. On parle beaucoup du terrorisme islamiste, mais est-ce que tu ne penses pas qu’il y a actuellement une autre forme de terrorisme perpétré par le monde occidental vis-à-vis des populations qui ressemblent à des arabes à travers l’Amérique et l’Europe ?

Claude: J’espère que tu te rappelles le lendemain du 11/9 que je t’avais écrit de prendre garde personnellement contre la haine des américains qui s’accentuerait contre les Arabes. Tu m’as affirmé alors ne pas craindre un tel phénomène car cela ne se produirait pas. Eh! bien c’est arrivé, et je ne suis pas surpris car les Américains, sauf ceux d’origine arabe, sont chauffés à blanc par la télé américaine qui transporte des ragots et des insinuations à journée longue sur les Arabes et les musulmans. Cela n’aide sûrement pas votre cause. Et Bush junior ajoute à la chauffe en parlant de «l’axe du mal» sans aucune nuance et y inclut deux grands pays musulmans.

Mansour: Est ce que tu peux justifier ce grand bouclier occidental contre tout ce qui est arabo-musulman sans te poser la question que peut être le monde occidental continue sans le dire la guerre des croisades. Non, car j’ai réponse à mes propres accusations du monde occidental. Nous ne sommes certainement pas en train de monter de nouvelles croisades au nom de l’église. Mais nous sommes en train de défendre les intérêts des blancs à travers le monde entier. Ce qui fait bouger la politique américaine, aussi bien qu’internationale, c’est tout simplement qu’il faut toujours défendre les intérêts des investisseurs. Et tout ce qui est contre ces intérêts notamment les grands, sont immédiatement considérés comme les ennemis du statut quo.

Claude: Tu ne fais pas de nuance. Tu en mets et en mets et en plus tu me donnes l’impression de croire tout ce que tu dis. Il ne faut trop charrier quand même si on veut être dans la lignée de Voltaire et Rousseau.

Mansour: Pour répondre très succinctement à tes questions concernant la situation des populations noires en Amérique je te conseille de consulter les chiffres des recensements de la population aux USA qui se font tous les 10 ans. Il est vrai comme tu le dis dans ton dernier message que la classe moyenne noire a bénéficié des lois d’émancipation promulguées dans les années 60. Mais ces petits gains ne représentent certainement pas les revendications des noirs dans leurs marches pacifiques de la même période.

Claude: Je connais assez bien, mais grosso modo, les statistiques américaines. Et ce qui m’impressionne dans la comparaison de statistiques est le mouvement, le progrès qu’elles indiquent. C’est ce qui est important pour juger et aussi pour corriger si le tir est hors cible.

Mansour: Pour ce qui concerne l’impact du mouvement non-violent de Martin Luther King dans les années 60, je ne peux que te répéter que ce que je t’ai dit dans nos dialogues passés. Sans la guerre du VietNam, ou plus de 50 % des soldats américains étaient noirs, et la pression grandissante des mouvements extrémistes noirs en Amérique, Lyndon Johnson n’aurait certainement pas poussé pour l’adoption des droits d’émancipation des noirs en 1965.

Claude: 50% de noirs au Vietnam? Je n’ai jamais entendu de tels chiffres. Quant au reste je répète pour la dernière fois que même si les évènements sont vrais, je considère que tu leur donnes trop d’importance quant à la décision de l’adoption des lois sur l’émancipation des noirs. C’était dans le programme de Kennedy, et Johnson, même s’il venait du Texas, a compris l’importance d’une telle décision. Il faut quand même cesser de chercher la bête noire pour expliquer chaque pas que fait in homme d’état ou un gouvernement. Le cynisme finit par cacher la vérité.

Mansour: Passons maintenant à notre camelot président Kennedy. Il est vrai qu’il a été tué en 1963. Je me souviens de cette période pour plus d’une raison. J’ai connu ma future épouse ce jour même. Durant sa campagne électorale présidentielle en 1960 il avait promis monts et merveilles aux populations noires de son pays. Mais pendant toute sa période à la Maison Blanche, en aucun moment a-t-il vraiment lutté pour les droits des noirs. Il ne faut pas oublier que durant cette période la force des démocrates était principalement dans les états du sud. Et Kennedy, n’était pas sur le point de se faire hara kiri uniquement pour maintenir ses promesses vis-à-vis des noirs même s’ils avaient voté en masse pour lui en 1960. Et pour s’assurer un nouveau mandat à la présidence il était obligé de prendre en compte les démocrates du sud. Ce n’est pas un hasard s’il a été assassiné au Texas, état qu’il se devait de conquérir pour avoir une chance de rester à la présidence après son premier mandat. Même ses conseillers les plus proches lui avaient déconseillé de se rendre au Texas à l’époque. Mais le destin avait décidé autrement. Je ne suis pas en train de remettre en cause les convictions profondes de Kennedy, mais il faut reconnaître que la nation américaine au début des années 60 n’était certainement pas prête à une égalité raciale. Mais je maintiens toujours que Kennedy avait trahi les promesses qu’il avait données au noirs des USA, avant son élection.

Claude: Tout ce que tu dis n’est qu’une interprétation teintée de négativisme et de méfiance face aux hommes politiques. Je ne marche pas là-dedans. Les jeux de la politique existent, cela est certain, mais il y a des moments où un chef agi. Kennedy et Johnson ont agis. La nation américaine n’était pas prête en 1960 pour l’adoption de telles lois mais elle l’était en 1963, et c’est la raison pour laquelle ces lois ont pu être adoptées.

Mansour: Il ne fait aucun doute que le programme fédéral d’affirmative action, lancé par Lyndon Johnson, a permis à la classe moyenne noire de se développer, mais plus important encore, ce programme avait ouvert les portes d’accès aux noirs dans les administrations américaines, qu’elles soient fédérales, « states » ou même locales. Mais cet instrument d’inclusion a été pratiquement vidé de sa substance depuis l’arrivée de Reagan au pouvoir en 1980. Plus grave encore, c’est que nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation ou même les démocrates se cachent derrière des arguments philistins pour en fin de compte reconnaître que «l’affirmative action» ne gagnait plus de voix durant les élections, étant donné que les voix des noirs étaient de toutes façons déjà assurées pour les démocrates. L’exemple le plus frappant des conséquences de ce rejet de «l’affirmative action» peut être démontré au niveau des grandes écoles de la Californie. L’«affirmative action» dans le système universitaire de la Californie n’a jamais remis en cause les conditions nécessaires pour avoir accès à ces institutions de formation privilégiée. Mais il donnait tout de même un avantage aux étudiants noirs dans la mesure où l’étudiant noir avait les mêmes capacités intellectuelles que le blanc, il fallait choisir le noir au détriment d’un blanc. Comme il y a une injustice apparente contre l’étudiant blanc, qu’est-ce l’état de la Californie a proposé pour y remédier ? Le retour au vieux système, à savoir redonner le pouvoir aux «alumni» riches de l’état, qui entre parenthèses ne peuvent qu’être des blancs. Le résultat, de cette soit-disante lutte contre la discrimination vis-à-vis de la majorité de la population blanche, est que les inscriptions à l’université en Californie des jeunes noirs ont diminué de plus de 40% durant les 10 dernières années, sans améliorer les capacités académiques des populations estudiantines de la Californie. Je ne connais pas du tout le système éducatif canadien, mais je t’assure que je connais assez bien celui des USA. Si ton promoteur, qu’il soit ton père, arrière père ou grand’mère est un membre influent d’un «alumni» de l’université où tu veux t’inscrire, tu sais que tu auras toujours une place réservée pour toi, mais si par malheur tu n’as personne pour te «sponsoriser» alors tu sais dès le départ que tu as des montagnes à surmonter avant de pouvoir avoir accès à l’université que tu as choisie. La seule exclusion est celle des étudiants athlètes noirs à qui on promet des bourses d’étudiants pour soit-disant leur payer leurs études dans ces établissements. Ils ne pourraient même pas rêvé de les fréquenter, à cause de leurs situations familiales.

Claude: Tu as raison et c’est une des raisons pourquoi je n’ai jamais aimé Reagan, qui était, quant à moi, un homme d’images et d’illusions. Il ne lisait que les discours préparés pas la droite de son parti, Casey and company. J’ai connu personnellement son sondeur et organisateur politique qui m’a confirmé que dès les premières années de sa présidence, c’était un homme fatigué qui ne travaillait pas beaucoup et ne prenait pas de grandes initiatives. On lui accorde beaucoup de crédit, mais le mérite-t-il? Je continue à maintenir une opposition intellectuelle aux républicains. Pour citer Bush junior, je vois l’«axe du mal» dans ce parti !

Mansour: Cela me rappelle le comportement du club de football européen de Tizi Ouzou, l’Olympic de Tizi Ouzou, qui préférait bien entendu les joueurs pieds-noirs, mais qui tout de même n’hésitait pas à noyer les bons joueurs Kabyles de toutes sortes de faveurs à condition qu’ils signent avec ce club. Voila comment je vois aujourd’hui cette soit-disante société américaine universelle et magnanime. Pour moi, elle est aussi raciste aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été dans son histoire. La seule différence c’est que les circonstances sont différentes et donc cette société s’arrange pour avoir une image différente mais le fonds reste le même. Dans 20 ou 50 ans je pense que cette société va changer, ne serait-ce que par la pression démographique favorisant les minorités, et notamment les latinos, mais pour le moment il n’y a rien de différent entre les parents de Jim Crow des années 30,40, 50 et même 60 et les générations blanches d’aujourd’hui qui ont tous les leviers de commande entre leurs mains. «La loi du plus fort est toujours la meilleure».

Claude: Tout change et relativement rapidement. Je suis surpris que tu ne voies pas cela. Noirs, latinos, et autres minorités prennent petit à petit la place qui est la leur. N’oublie pas qu’au début du siècle dernier, les sarcasmes racistes étaient tournés vers les grecs, les polonais, et les italiens. Dans les états de la Nouvelle-Angleterre, c’était contre les nouveaux émigrés venant du Québec, un million de canadiens-français. Aujourd’hui, les descendants de ces émigrés sont dans le «melting-pot» et on les retrouve partout dans les hautes sphères de la société américaine. Ils font partie ce que l’on appelle les blancs.

Mansour: Je crois sérieusement qu’il y a un socle culturel que personne ne peut changer, malgré tous les efforts qu’un individu peut faire. Cette fondation culturelle, nourrie à travers des siècles de luttes, ne peut pas être remise en cause par les analyses intellectuelles, aussi importantes qu’elles soient, d’individus comme toi ou moi tant et aussi longtemps que ces fondements culturels soient en conflit direct avec nos intérêts matériels immédiats. Comme on dit en biologie, la fonction crée l’organe. Et tant qu’une société quelconque ne se trouve menacée elle n’est pas en position de le faire uniquement à cause de réflexions intellectuelles. C’est ce principe fondamental qui a fait du capitalisme la réussite que nous voyons aujourd’hui qui dicte aussi le comportement de la société où nous vivons, que ce soit en Amérique ou eu Europe.

Claude: Cela est vrai, et je te cite comme exemple le cas des Canadiens français qui ont émigré aux USA par nécessités matérielles et qui ont complètement, par la suite, oublié leur origine et leur culture et sont devenus des Américains à 100%.

A bientôt.