Gabriel Bacquier


Gabriel Bacquier

Quel bel artiste que Gabriel Bacquier, un des meilleurs barytons que la France ait produits. Et combien de fois j’ai eu le plaisir de chanter avec ce joyeux Toulousain à la superbe voix.

Avant de rencontrer Bacquier pour la première fois en personne, je le connaissais de réputation car il chantait partout. Je l’avais entendu au Met chanter Scarpia, MON rôle. En secret je ne l’aimais pas. (Vous ai-je avoué ce mignon défaut: si ce n’est pas moi qui chante, ce n’est pas parfait.) Par contre, à partir du moment où l’on nous a réunis sur la même scène dans les opéras de Mozart, Gaby est devenu excellent!


La main de Dieu

Une fois, Gabriel et moi jouions ensemble dans Cosi fan tutte avec Jeanne Berbié. Originaire de Toulouse, comme lui, Jeanne connaissait Bacquier depuis des années.

Après un spectacle, nous nous retrouvons tous les trois attablés au restaurant. Gaby, qui aime bien se payer la tête de Jeannette, y va d’une histoire triste invraisemblable. Notre amie, qui a toujours été très crédule, s’émeut de toute son âme. Bouleversée, elle se met à pleurer.

Au bout d’un moment, Gaby prend pitié d’elle:

«Voyons, Jeanne, c’est pas vrai, calme-toi!

– Mais pourquoi tu me racontes des choses pareilles? réplique-t-elle en essuyant ses larmes. Tu sais, je t’ai cru!»

Et Gaby de lui répondre avec son accent du Midi bien gras: «Écoute! Si je te mets la main aux fesses et que je te dis que c’est la main de Dieu, tu vas me croire?»


Don Juan

Un soir où Bacquier et moi entrons en scène à Monaco pour un Don Giovanni, nous constatons que le décor (représentant un paysage) est resté coincé dans les cintres en descendant. Il pend à une quinzaine de centimètres du sol. Gaby me souffle du coin de la bouche: «Regarde, Robert, la forêt suspendue! » Le plus difficile sur scène avec lui, c’était de ne pas rire.


Les frères jumeaux

En décembre 1970, le directeur du théâtre Graslin de Nantes, Jean-Louis Caussou, engage Bacquier pour chanter Figaro dans une nouvelle production des Noces. C’est moi qui chanterai le Comte. Je m’étonne qu’on ait offert le rôle de Figaro à Gaby et plus encore qu’il l’ait accepté, car il chantait toujours le Comte mais enfin … Caussou étant l’un de ses amis personnels, je me dis que l’un a peut-être voulu faire plaisir à l’autre.

Les répétitions durent dix jours. Toute la distribution travaille très fort, musicalement et scéniquement. Les choses vont bon train, personne de malade, tout le monde est content. On fait du beau Mozart.

Le soir de la générale, c’est-à-dire la veille de la première, Jean-Louis nous invite, Bacquier et moi, à prendre une bouchée avec lui. Pendant le repas, Gaby me semble songeur. Lui qui parle tout le temps d’habitude est muet.

«Dis donc, Gaby, ça ne va pas? Qu’est-ce que tu as?

– Eh bien … eh bien, pour tout dire, j’en ai marre de chanter Figaro! Ça me fatigue, figure-toi, c’est trop grave!

– Alors, si ça ne t’emmerde pas, tu chanteras Figaro et je chanterai le Comte. Comme d’habitude.

– D’accord, pas de problème.»

Jean-Louis n’en croit tout simplement pas ses oreilles. Il suit la conversation la bouche ouverte de surprise. La tête lui va de droite à gauche comme s’il suivait une partie de pingpong.

«Tu blagues, Gaby? réussit-il à dire.

– Pas du tout, je suis sérieux. Figaro, ça me fatigue», réplique Bacquier très fort.

Caussou ne dit rien. En silence, nous retournons tous les trois au théâtre. À l’entrée des artistes, je décroche la clé de la loge de Gaby et lui, la mienne. Heureusement nous sommes de la même taille tous les deux. Le costume de Gaby m’ira bien et vice versa. Saisissant nos trousses de maquillage respectives, nous entrons dans la loge l’un de l’autre.

Caussou, qui nous regarde sans mot dire, s’arrache les cheveux. Encore parfaitement incrédule, il ne dit rien à personne de la substitution, ni au chef d’orchestre ni aux autres chanteurs.

La générale commence. L’orchestre joue l’ouverture. Au lever du rideau, je suis sur scène en Figaro, en train de prendre les mesures de ma future chambre à coucher nuptiale: «Cinque! Dieci! Venti! Trenta! Trenta sei! Quaranta!»

Le chef arrête l’orchestre.

«Où est M. Bacquier? demande-t-il, perplexe.

– Là», dis-je en désignant la coulisse.

Avant que le chef n’ait le temps de réagir, Jean-Louis lui crie du fond de la salle: «Continue, tu retardes la répétition! » Le chef n’y comprend rien mais reprend. Après tout, Caussou est le directeur, c’est lui qui mène.

Tous nos collègues la trouvent très bonne. Ils nous connaissent et ne s’en font pas pour si peu. Au dire de tous, le spectacle fut un succès. Or, Jean-Louis n’avait pas cru bon d’annoncer le changement devant le rideau. Il n’avait pas eu le temps non plus de coller un correctif sur les affiches ni d’insérer de feuillet dans le programme.

Le lendemain matin, Gaby me téléphone. «T’as vu le journal ce matin?

– Non, je viens de me lever.

– Regarde la page des arts.»

J’ouvre le journal. Sur deux grandes colonnes s’étale une critique dithyrambique sur Bacquier, qui a campé un Figaro du tonnerre, etc. Le chroniqueur ajoute quelques lignes sur Robert Savoie qu’il a trouvé bien en voix, bon comédien, et qui a donné comme d’habitude un excellent spectacle. «y sont cons, non?» conclut Gaby en riant.

Messieurs les Critiques, parfois vous nous faites bien rire.


Gabriel Bacquier avait une qualité qui n’a pas manqué de me séduire: hors scène, il était très drôle. À la façon pince-sans-rire cependant.