Les Savoie


Les Savoie

Mon père, Francis à Sébastien à Lubin à Umbert Savoie, est né en terre acadienne sur l’île de Lamèque, dans le nord du Nouveau-Brunswick. Dans les années vingt, ce pays plat, balayé par le vent de la mer, était particulièrement ingrat pour ses habitants. On y subsistait de la pêche, le plus souvent dans un état proche de la misère. Forcément » les jeunes gens s’exilaient en grand nombre.

À Montréal où il était venu gagner sa vie, Francis prit épouse et ouvrit sa porte aux Acadiens déracinés comme lui. Chaque fois qu’il rencontrait un compatriote sans logis ni travail, il l’accueillait chez nous. Ces élans d’altruisme n’allaient pas sans provoquer de frictions: nous avions parfois l’impression, maman et nous, les enfants, qu’il veillait avec plus de sollicitude sur les Acadiens que sur sa propre famille. Quoi qu’il en soit, jusqu’à la fin, mon père est demeuré fidèle aux siens et à la terre natale, où il repose maintenant.­

Francis était un parfait autodidacte, aussi doué pour la mécanique des locomotives à vapeur, la plomberie et l’assurance que pour écrire des livres. (Dans un délicieux recueil, Île de Shippagan, publié en 1967, il raconte les tours et légendes de son coin de pays.) Mon père était également très fort en religion. À preuve, nous avons déjà reçu à la maison une lettre adressée à Mgr Francis Savoie …

Ma mère, Émilienne Dusseault, a eu 96 ou 97 ans, personne ne sait au juste, le 5 juin 1998. Son passeport indique qu’elle est née en 1901, les registres de retraite du Québec disent 1902. Elle préfère 1902, la coquette. Un an de moins, c’est un an de moins. Quand le premier ministre Brian Mulroney lui a envoyé une lettre de félicitations pour ses 90 ans en 1991, maman n’a pas répliqué …

Elle n’a jamais répliqué d’ailleurs. La crise des années trente, les déménagements obligés, la nuit, quand nous n’avions pas de quoi payer le loyer, les logis modestes qui lui faisaient regretter le Notre-Dame-de-Grâce de son enfance, elle en a vu de toutes les couleurs, Émilienne. Courageusement, avec son indéfectible et merveilleux sens de l’humour, elle a toujours fait front. Il faut croire que c’est le courage, l’esprit d’économie, la bonté et la tolérance qui ont tenu notre chère maman en vie si longtemps.

À chacun de mes anniversaires, Émilienne me raconte ma naissance, affreuse pour elle. Je suis né avec le cordon ombilical enroulé autour du cou, à 6 heures le 11 avril 1927. Cela fait de moi un Taureau, ascendant Taureau, ce qui ne surprendra personne. Pas étonnant non plus que je déteste les cravates et nœuds papillon … J’ai toujours le col ouvert et la gorge découverte. Même par temps froid, je ne supporte pas les foulards.

Dans notre famille de quatre, je suis arrivé le deuxième, entre Jacqueline, l’aînée tranquille première de classe, et Rollande, qui me défendait bravement contre mes ennemis de la rue de Gaspé en brandissant le manche à balai. Ma petite sœur, qui m’a accompagné au piano à mes premiers concerts, est entourée aujourd’hui d’une famille de cinq beaux grands enfants, tous d’anciens premiers de classe. (Si j’ai l’air d’insister sur les premiers de classe, c’est que moi, j’étais plutôt dernier à l’école. Pas tout à fait à la queue, mais pas loin. Au cours de français, notamment, les exceptions me donnaient du fil à retordre. Amour, délice et orgue font quelque chose d’étrange au pluriel, il me semble, à moins que ce ne soit hibou, joujou et caillou … ?).

Quant à mon frère cadet, André Sébastien, aujourd’hui pianiste de concert et coach accompagnateur hors pair, il jouait à quatorze ans le Concerto de Khatchatourian aux Matinées symphoniques de l’OSM sous la direction de Wilfrid Pelletier. Après une longue carrière de professeur au Conservatoire de musique de Montréal, il continue notamment aujourd’hui à défendre avec brio la musique canadienne.

Au fil des ans, André Sébastien et moi avons donné d’innombrables concerts ensemble. Maintenant, Michèle et lui s’associent régulièrement pour donner des récitals de chant et de piano. Presque toujours, je me trouve de l’autre côté du rideau avec ma charmante belle-sœur, fort habile musicienne d’ailleurs: la comédienne et ex-ministre Andrée Champagne (que je connais depuis les beaux jours de la télévision en direct). Ensemble nous regardons nos conjoints travailler.