Premiers élans
J’ai chanté le premier solo de ma vie, à l’église Saint-Sacrement, rue Mont-Royal, à huit ans. A dix ans, je jouais un rôle dans un roman-feuilleton à CKAC tous les mercredis et je vantais les produits Catelli à CHLP:
Les produits Catelli
Sont partout les favoris
Nouilles et macaronis !
Débuts prometteurs, pensera-t-on. En fait, c’était loin d’être gagné. À treize ans, j’ai demandé une bicyclette à mon père. Il m’a répondu: « Si tu en veux une, tu vas te la payer.» J’ai compris – j’ai même compris pour la vie. Trois jours après, je m’étais trouvé un emploi chez Tony Shoe Repair, rue Monkland, où j’arrachais les vieux talons et les vieilles semelles pour en aplanir ensuite des neufs sur des machines à papier sablé. Le samedi, je cirais les chaussures des clients. (Depuis ce temps, mes amis le savent, je fais reluire tout ce qui peut reluire: auto, chaussures, éviers, ce qui me vaut bien des taquineries.) Au bout d’une semaine, j’avais acheté un véhicule décidément très usagé mais fonctionnel: ma première bicyclette.
L’année suivante, sans le moindre symptôme classique de la mue, ma voix de soprano s’est soudain transformée en voix de basse. Enfant de chœur à l’église Notre-Dame-de-Grâce depuis trois ou quatre ans déjà, j’entendais chanter aux grands-messes du dimanche la belle chorale que Paul Doyon accompagnait à l’orgue. Un jour, le plus bravement possible, je demande au chef de chœur s’il m’accueillerait parmi les basses. Il m’écoute et il m’accepte. Hourra! Dorénavant je n’allais plus servir la grand-messe, j’allais la chanter!
Ma chère chorale, je ne l’ai quittée qu’à mon départ pour l’Europe, dix ans plus tard. D’un dimanche à l’autre, j’y ai appris beaucoup de répertoire religieux, en partie en français, en partie en latin. Pour mon cœur et mes oreilles d’adolescent, cette expérience était merveilleuse et pour rien au monde je ne m’en serais privé. J’affectionnais particulièrement le Requiem de Perosi que nous chantions aux funérailles.
Pendant la guerre, j’ai chanté également dans le Chœur d’Acadie, fondé par mon père avec ses compatriotes établis à Montréal, de même que dans la chorale de l’École supérieure du Plateau, que je fréquentais. (Notre école était dirigée par un militaire de l’armée canadienne. Quand le capitaine Duguay nous convoquait à son bureau, il fallait se mettre au garde-à-vous. Ma profonde voix de basse l’ayant impressionné, il m’a nommé commandant de son bataillon de cadets de la réserve – je n’avais pas d’expérience militaire, mais j’étais capable de hurler des ordres!)
De temps en temps, pour le plaisir, je participais à des soirées lyriques avec mes copains Jean-Guy Crépeault, baryton, et Paul Vincent, ténor. C’est chez notre amie Doris Provençal que nous préparions nos spectacles. Doris, que j’avais rencontrée dans la chorale de mon père, avait un talent fou. Son père était facteur d’orgues. À seize ans, elle s’avérait déjà une pianiste, organiste et accompagnatrice accomplie. Elle connaissait tout le répertoire d’opéra, ce qui en soi est prodigieux, et le jouait à vue. C’est avec elle, tout à fait en amateur, que je me suis initié à mes premiers rôles. Or, à l’époque, je n’avais pas la moindre intention de faire de l’opéra mon métier. Mon ambition était d’être soit père dominicain, soit ingénieur chimiste. J’ai fini par choisir la chimie mais ça n’a pas duré. Après deux semaines de cours à l’université, quelqu’un a remarqué que je signais mon nom – le S de Savoie – en dessinant une clé de sol. Mon destin était, pour ainsi dire, tout tracé.
C’est alors que les sœurs Marie-Germaine et Marguerite Leblanc, excellentes sopranos acadiennes qui m’avaient entendu chanter en public, se sont mises à me harceler: «Robert, il faut que tu prennes des cours de chant!» Prendre des cours de chant? Sérieusement? Voyons donc! Qu’est-ce que c’est que cette idée? Et qu’est-ce qu’on penserait de moi? Le chant, dans le temps, c’était comme le ballet ou la diction: très mal vu dans la société masculine de mon âge. (Il paraît qu’aujourd’hui, dans les cégeps, ce qui fait honte aux jeunes, c’est de bien parler le français … misère de misère!)
N’empêche que je me suis laissé convaincre. J’avais vingt ans. Bien à regret; Tony le cordonnier m’a mis à la porte à cause de la poussière de cuir qui traînait sur les machines. Il avait raison, le nez, les poumons, il faudrait désormais me les garder en bon état.
Une fois ma décision prise, j’ai cherché un professeur. Évitant les plus chers, j’en ai essayé deux pour aboutir chez un troisième, Mme Donalda, le plus connu, le meilleur … Et le plus cher.
Pas de commentaire