Madame Donalda


Madame Donalda

Née à Montréal, Pauline Donalda, de son vrai nom Lightstone, était une soprano colorature célèbre dans le monde entier. Ce petit bout de femme mince, au tempérament bouillant, au port de tête digne, avait la voix parlée étonnamment grave (on la prenait souvent pour un homme au téléphone) et une poigne de fer. Elle avait appris les rôles de Mimi et de Tosca de la bouche même de Puccini, et ceux de Manon, Thaïs et Charlotte avec Massenet lui-même. Quand j’ai fait sa connaissance, elle enseignait encore huit heures par jour à plus de 70 ans.

La carrière de Pauline Donalda s’était déroulée principalement en France, mais c’est aux côtés du grand Caruso dans La Bohème, au Royal Opera House Covent Garden de Londres, qu’elle avait fait ses débuts, en 1901. Elle racontait que le grand air de l’illustre ténor, Che gelida manina, coulait de sa bouche «comme l’or d’un robinet». En France, plus tard, elle avait côtoyé d’autres sommités musicales, dont Gabriel Fauré qui l’accompagnait dans ses récitals!

La guerre de 39-45 ayant mis fin à sa carrière européenne, Mme Donalda était revenue au Canada pour fonder une compagnie d’opéra, l’Opera Guild, et s’était mise à l’enseignement. Son studio du 2184, avenue Lincoln, s’était rapidement rempli.

Je m’y présente moi-même au cours de la dernière semaine d’avril 194 7. C’est à peine si je sais lire la musique; je joue du trombone à coulisse à l’oreille, et c’est tout. Après avoir entendu Le Cor de Fligier, Mme Donalda décrète: «Si vous ne faites pas carrière, je donne mon bras droit. » Elle a gardé ses deux bras.

Je possédais une sorte de facilité naturelle que Donalda a entrepris de discipliner. Au début, rien n’y fait. Je ne sais plus chanter, ni dans l’aigu, ni dans le grave, ni entre les deux. La respiration intercostale diaphragmatique, ça semble très compliqué à quelqu’un qui croit chanter déjà fort acceptablement …

En fait, je ne connaissais absolument rien à la technique vocale. J’y allais à l’oreille. Tout cela change d’un coup. Il faut m’entraîner systématiquement la voix, dompter le fameux «passage» et les notes aiguës, acquérir du répertoire travailler avec un pianiste. Heureusement, Je savais respirer. Contrairement à la majorité des gens, j’ai toujours su respirer amplement et profondément. Encore là je procédais d’instinct mais cela faisait quand même un problème de moins à régler!

À l’automne de cette année-là, je me présente au Conservatoire de musique de Montréal. «Les inscriptions sont terminées depuis 24 heures, m’informe-t-on. Vous reviendrez l’année prochaine.» Décidément, ces gens-là me connaissent mal… Je m’apprendrai le solfège tout seul! Après tout, un chanteur n’a qu’une ligne à chanter à la fois ! Et puisqu’il faut me passer du conservatoire, je continuerai à prendre des leçons particulières.

Pour payer mes cours, je me fais chauffeur dans le parking de Morgan’s quatre heures par jour, de, 11 heures à 15 heures, ce qui me laisse du temps pour étudier mes partitions. (En trois ans, j’ai eu un seul accident: les freins du client ayant cédé, j’ai défoncé trois voitures. Reconnu non coupable, j’ai conservé mon emploi.)

Mon régime de l’époque? À 9 heures du matin, vocalises. À 10 heures, je partais stationner mes voitures. De retour à 16 heures, je me remettais à mes vocalises et à mes partitions. À ce rythme, les choses avançaient rapidement. Bientôt, je fus prêt à me faire accompagner le vendredi par le ou la pianiste que Madame engageait pour les élèves avancés: Marie-Thérèse Paquin au début, ensuite Jacqueline Richard, cette musicienne extraordinaire qui accompagnait les chanteurs de mémoire, même en concert, et finalement Charles Reiner, fraîchement émigré de Hongrie.

Tous les mardis à 17 heures, Mme Donalda réunissait ses chanteurs. Elle nous racontait des anecdotes, nous lisait des biographies de grands artistes lyriques (pour nous donner une idée de la VRAIE vie d’artiste), après quoi elle faisait chanter un ou deux élèves qui avaient fait des progrès notables. Comme elle m’aimait beaucoup et que je travaillais comme un défoncé, je chantais plus souvent qu’à mon tour à ces réunions. Il faut dire que j’étais dans mon élément. Enfin, je pouvais donner libre cours à cette dévorante envie de chanter qui, je commençais à m’en rendre compte, sommeillait en moi depuis toujours.

Donalda faisait confiance à ses élèves. Dans les spectacles de l’Opera Guild au His ou Her Majesty’s (le nom a changé quand Elizabeth a accédé au trône d’Angleterre), angle Guy et Sainte-Catherine, elle nous confiait de petits rôles ou bien nous faisait chanter dans les chœurs, préparés par Marcel Laurencelle. Les deuxièmes rôles allaient à des artistes québécois déjà établis, comme Gérald Desmarais, David Rochette, Jules Jacob, Pierrette et Léopold Simoneau, et les premiers rôles aux chanteurs du Metropolitan Opera amenés par maestro Cooper. On s’imagine combien ces grandes vedettes américaines nous impressionnaient! Quand elles débarquaient à Montréal, c’était l’affolement et le branle-bas général.

Naturellement audacieuse, Madame présentait le grand répertoire. Une année, elle choisit Rigoletto. L’étudiant qui devait chanter la petite phrase du messager au troisième acte ayant perdu la voix, mon professeur me demande à la dernière minute de le remplacer: «Tu chanteras de la coulisse pendant qu’il mimera sur scène … » Le soir venu, je tremble de tous mes membres. Une petite phrase de rien … pire qu’un grand rôle quand il faut la chanter devant Cooper. La trouille que j’ai eue!


Les auditions, un cauchemar

Au début de ma carrière, Mme Donalda m’obtient une audition pour le New York City Opera. Le rendez-vous est fixé au samedi matin, 10 heures. Une heure affreuse pour chanter.­

Je me lève à 6 heures pour avoir le temps de bien me réchauffer la voix. L’audition a lieu dans une longue et vilaine salle de répétition, basse de plafond et haute de plancher. A mon arrivée, un certain monsieur Halash, directeur artistique et chef d’orchestre, me fait un vague salut. Il est assis au fond de la salle, les bras croisés. Même pas de bonjour.­

«Vat do you vant to sink?» L’accent est hongrois et le ton, sec. Très mal à l’aise, je réponds: «Le Credo de lago», puis je fais signe au pianiste de commencer. Rendu au milieu de mon air, je n’en peux plus. Mon juge m’intimide tellement que je m’interromps. «Sank you!» me lance-t-il. Je quitte la pièce.

Vingt-cinq ans plus tard, le même monsieur Halash a besoin d’un baryton pour chanter le rôle-titre dans Don Giovanni à Long Island. Mon agent m’offre le rôle, que j’accepte. Halash rappelle ensuite pour dire que Justino Diaz chantera finalement Don Juan et que c’est plutôt le Leporello (son serviteur) qu’il a du mal à trouver. D’accord pour le changement.­

J’arrive à New York pour répéter. Halash est là. Il n’a aucun souvenir de moi, pas le moindre. Moi, par contre, je ne l’ai pas oublié.

Lorsque je lui demande à quel hôtel je suis logé, il se rend compte qu’il s’est trompé dans les dates et que ma chambre n’est réservée qu’à partir du lendemain! M. Halash, dont l’épouse est québécoise, m’invite courtoisement à passer la nuit chez lui. Avant d’accepter, je l’informe que j’ai d’abord un compte à régler avec lui.

Sans ménagements, je lui rappelle la façon plus que cavalière dont il m’a traité à l’audition un quart de siècle plus tôt. Il ne bronche pas, puis admet qu’à l’époque il était bête comme ses pieds avec tout le monde. Avec un sourire, il ajoute: «J’ai changé. Je vous présente mes excuses les plus sincères.» Je lui ai pardonné et nous avons passé la soirée à nous raconter des histoires d’opéra.­

De nos jours, malheureusement, les jeunes chanteurs, très souvent, ne sont pas mieux traités.


Heureusement que je me suis remis de cette sainte peur des chefs d’orchestre, sinon c’en était fait de la carrière! Surtout que les remplacements au pied levé sont devenus plus tard chose courante.

Mais arrive un moment où il faut consacrer plus de temps à mes études. Gros problème, comment payer mes cours de chant? Ma bonne fée· Donalda vient à mon secours: elle me donnera une leçon gratuite, dit-elle, chaque fois qu’un autre élève annulera la sienne.

Mon professeur avait confiance et, de mon côté, je n’avais pas d’autre choix que d’accepter sa généreuse offre. Après trois ans de labeur ardu, le bout du tunnel était en vue. Je commençais à gagner des concours, des prix. Un jour de 1950, j’arrive chez Madame avec un chèque de mille dollars.

«Qu’est-ce que c’est?

– Mille dollars pour rembourser mes cours. Je les ai gagnés au concours du Club social de Montréal, hier soir.

– Gardez-les, mon petit. Allez, petit navire, et que le bon vent vous aide! »

C’était elle, le bon vent. Le bon vent qui me pousserait bientôt à aller tenter ma chance en Europe.

Avant le grand départ, cependant, je décide de m’inscrire pour la quatrième fois au célèbre concours de la CBC à Toronto, Singing Stars of Tomorrow.

Ce concours était une véritable institution à l’époque.

Rien de semblable n’existe plus aujourd’hui. Une fois par semaine, pendant 39 semaines de l’année, la radio d’État enregistrait et diffusait en direct des concerts de chant. Chaque semaine à Toronto, un homme et une femme de n’importe quelle région du Canada passaient au micro et, fait remarquable, le jury les écoutait non pas en salle mais en ondes, depuis Edmonton ou Vancouver aussi bien qu’Halifax. Les chanteurs pouvaient se présenter au concours une fois par année.

En avril 1952, je remporte la palme avec la soprano Marguerite Gignac comme partenaire. A Radio-Canada, qui organisait un concours équivalent, très populaire, appelé Nos futures étoiles, je m’étais classé parmi les finalistes la semaine précédente. (La même année, par un drôle de hasard, Jon Vickers, un de nos plus grands ténors canadiens, fut de son côté lauréat à Montréal et finaliste à Toronto.)

Le prix comportait non seulement une bourse de 3000 dollars mais aussi une tournée transcanadienne, commanditée par la compagnie C-I-L. C’est ainsi que Marguerite et moi, accompagnés de Rex Battle, chef d’orchestre et pianiste, avons eu le privilège d’explorer le pays d’un océan à l’autre. Partout on nous a accueillis en héros. Il faut dire qu’à l’époque, les artistes lyriques étaient presque aussi populaires que les joueurs de hockey. Les gens nous reconnaissaient pour nous avoir entendus chanter à la radio. Des concerts dans dix-sept villes, quel plaisir, quelle chance pour les débutants que nous étions!

Les lauréats de ces grands concours radiophoniques ont percé en très grand nombre sur. la scène internationale: outre J on Vickers, qu’on pense à Maureen Forrester, Lois Marshall, Don Garrard, Pierre Boutet, et combien d’autres.