La statuette


 

Monique, la secrétaire de direction, s’était bien rendu compte qu’il y avait de la tension dans l’air.Lorsqu’elle était allée récupérer les parapheurs vers 18 heures, le patron avait sa tête des mauvais jours. Le crépuscule commençait d’envahir le vaste bureau au 8ème étage du Siège de » Bardin International », l’une des plus grosses sociétés françaises de B.T.P. Les lumières des immeubles et des artères de la banlieue nord de Paris s’étendaient à perte de vue. Mais le plan de travail du boss n’était éclairé que par cette curieuse lampe qu’il avait ramenée deux ans auparavant d’un voyage en Egypte: monté sur un pied en bronze reproduisant le sarcophage de Toutankhamon où le pharaon porte le nemès, la coiffure sacrée, et tient entre ses mains la crosse et le fléau, l’abat-jour, orné du cortège des trois déesses protectrices, Hathor, Isis et Selkis, diffusait une lumière douce teintée de miel que ne complétait, dans l’angle opposé de la pièce, que celle d’un lampadaire moderne qui mettait en valeur une lithographie de Dali représentant la baie de Port Lligat. Monique, qui ne jurait que par le soleil et la lumière, n’avait jamais compris cette attirance de son patron pour la pénombre. Elle avait décrété une fois pour toute que c’était son penchant monacal, un peu mystérieux, indéchiffrable. Et c’était vrai qu’à la réflexion on savait peu de choses de lui, de ses passions et de sa vie privée en dehors du fait, banal, que c’était un X-Mines et qu’il avait fait la plus grande partie de sa carrière dans des filiales du Groupe. Elle n’avait jamais vu sa femme et ne l’avait eue que très exceptionnellement au bout du fil, deux ou trois fois peut-être, tout au plus. Elle se souvint en souriant du dernier appel. Tiens, c’était justement un vendredi, il y avait bien un an déjà: une voix haut perchée, un peu snob. «Bonjour mademoiselle, je voudrais que vous me passiez Samuel, enfin, je veux dire mon mari.»

La sonnerie de l’interphone, bien réelle cette fois, interrompit sa rêverie.

– Dites-moi, Monique, savez-vous si Bertrand Estivalet est dans le coin. Et ne me répondez surtout pas qu’il est en RTT!. Je veux le voir de toute urgence.»

Monique trouva rapidement la trace de son collègue. Dieu merci, il n’était pas en RTT mais au Service Informatique. Quand il pénétra dans son bureau elle lui fit une mimique qui signifiait «le Vieux fait la gueule». Cela n’arrangea pas le moral de Bertrand lorsqu’elle s’effaça pour lui laisser franchir la porte capitonnée qui la séparait du saint des saints.

Il trouva «le Vieux» plongé dans la lecture d’une note à en-tête de la société et ne sut pas très bien quelle attitude adopter (il était trop jeune dans la boîte pour se carrer d’emblée dans un des fauteuils visiteur). Enfin le patron sembla brusquement le découvrir.

– Ah! Estivalet, vous tombez bien. Asseyez vous donc, vous allez prendre racine! Vous pourrez sans doute m’expliquer. Qu’est-ce que c’est que ce foutoir sur le chantier de construction de ce gros centre régional de traitement d’aliments par irradiation? Entre Troyes et Dijon, c’est bien ça? Travaux interrompus, déjà plus d’un mois de retard!La presse locale qui fait mousser l’affaire à trois mois des élections et parle de veto de Bruxelles! Les Verts qui rigolent! Bravo pour l’image!

– Je manque d’informations, Monsieur, des problèmes imprévus de sécurité, je crois, une histoire de qualité de béton des cellules de travail. Un coup des inspecteurs de la DRIRE locale certainement…

– Vous croyez, vous croyez! La boîte ne vous paye pas pour croire! Les plannings, c’est bien votre job, non? Alors, mon petit Bertrand vous allez me filer dare-dare dans ce putain de bled ravitaillé, paraît-il, par les corbeaux et me démerder tout ça. Je veux un premier point par téléphone dès lundi soir.Et estimez-vous heureux, vous avez demain pour faire votre valise, carje vous veuxsurplace dès dimanche. Vous avertirezleChef de Chantier. Pour une fois il n’ira pas ramasser des champignons. Je le connais depuis quinze ans, c’est sa marotte: il serait capable de sécher une réunion de sécurité pour un panier de morilles!

Il n’était pas loin de 19 h 30 quand Bertrand quitta son bureau. Il lui avait bien fallu en catastrophe réunir le maximum de documents et d’informations sur le dossier pourri dont il venait d’hériter, et ça n’avait pas été facile dans la jungle des différents services du Bureau d’Etudes déjà en partie désertés. Et il se retrouva, excédé, au milieu des embouteillages. Ça bloquait manifestement entre le Pont d’Asnières et le Périph. Il se dit qu’il aurait dû viser plutôt la Porte de Champerret. Décidément le stress en remettait une couche! Il tenta d’avoir Marie-Ange. Impossible, toujours occupé: sa copine Solange, retour d’emplettes certainement. Il manqua par énervement de se payer le 4×4 noir qui le précédait. «Regarde- moi ce con dans son corbillard!» Il arriva enfin à l’angle du Boulevard de Courcelles et de la petite rue où ils avaient trouvé, cinq ans plus tôt, un appartement de 3 pièces dans un immeuble Haussmannien au loyer exorbitant. Il eut droit tout de même à une petite douceur: un type venait de libérer une place juste en face. Il n’en croyait pas ses yeux.

En montant les trois étages d’escaliers qui sentaient l’encaustique (il avait comme d’habitude négligé l’ascenseur: question d’éthique personnelle et d’hygiène musculaire) Bertrand pensait avec volupté à la pause qu’il allait s’accorder: une soirée de déconnexion, portable coupé, ordinateur débranché, plannings et retards de chantiers oubliés, au moins pendant quelques heures. Il avait hâte de retrouver Marie-Ange, de respirer son parfum. Tiens, dans le fond, et s’ils appelaient Cécile, la baby-sitter, et partaient pour un dîner en amoureux chez le libanais de la Place des Ternes? En voilà une idée qu’elle est bonne aurait dit son grand-père avec son accent du terroir. Il était presque euphorique lorsqu’il sortit son trousseau de clefs et ouvrit la porte palière. Le désenchantement fut rapide : comme par hasard Cécile était bien là (il la vit dans la cuisine au fond du couloir en train de faire dîner les enfants) mais Marie-Ange, elle, était à la porte du salon, superbe, il faut le dire, dans sa robe préférée, une robe longue en voile froissé imprimé rose kaki de chez Nina Balducci. La ligne appuyée par des pinces au dos mettait en valeur sa silhouette parfaite et un très fin collier d’agates venait souligner le décolleté en V brodé de paillettes en donnant à l’ensemble un charme fou. Bertrand resta quelques instants bouche bée en se disant qu’elle était décidément très belle, mais il perçut en même temps dans le regard de ses yeux bleus ce petit éclat métallique qui le durcissait un peu lorsqu’elle était de mauvais humeur.

– Est-ce que tu as vu l’heure qu’il est? Tu sais pourtant que nous sommes invités à dîner chez ma sœur à Saint-Germain-en-Laye!

Bien sûr qu’il avait oublié, après la douche froide reçue dans le bureau du patron et la cavalcade dans les couloirs des services pour tenter d’y voir plus clair sur le bug du chantier de la fameuse usine, si on pouvait appeler ça une usine d’ailleurs! De futurs savants Cosinus au milieu des boîtes de surgelés. Il se sentait naître brusquement une âme d’écolos.

– Tu as juste le temps de te donner un coup de rasoir. Tu n’as qu’à y aller comme tu es, tu es très bien!

Bertrand se sentit subitement très las. C’était vraiment la goutte d’eau! La perspective de terminer cette journée de merde chez sa belle soeur, mariée à un trader imbuvable qui était « unicérébral » comme d’autres sont unijambistes, c’est-à-dire avec un réseau neuronal bloqué sur les connexions Dow-Jones et CAC 40 et qui évoluait dans un milieu de bobos plus insupportables les uns que les autres l’acheva. Il lui fallut bien, pourtant, emboîter le pas à Marie-Ange qui dansait d’un pied sur l’autre dans le hall. Et abandonner sa miraculeuse place de stationnement que guignait déjà un bellâtre en Alpha-Roméo. Le reste fut à l’avenant: le cauchemar commença dès la Porte Maillot, empira au Pont de Neuilly pour atteindre un pic au niveau du Pont de Chatou. Et Marie-Ange qui ne desserrait pas les dents.

Quand ils arrivèrent enfin, la maîtresse de maison avait manifestement fait traîner l’apéritif et ils passèrent presque aussitôt à table. Bertrand ne connaissait pas les autres invités, à part un couple relativement sympathique, des amis de longue date de la sœur de Marie-Ange, anciens copains de Fac qu’elle avait connus à Jussieu. Les deux autres couples sévissaient de toute évidence dans les médias et il se retrouva à côté d’une blonde d’une bonne cinquantaine d’années, bronzée à la lampe à UV et déridée au scalpel, qui fit rapidement savoir qu’elle était productrice à France-Culture et qu’elle passait un week-end par mois dans sa maison du Luberon. Elle monopolisa rapidement la conversation, vantant les mérites de la région de Gordes et de Bonnieux, décrivant la «vie très douce» qu’elle y menait l’été «au milieu d’une flopée d’amis très chers allant de piscines en piscines», chacun amenant l’huile de ses propres oliviers, pressée par le moulin d’Apt, ou la tapenade achetée la veille à Francine sur le marché de Lourmarin. Bertrand comprit rapidement que l’intello qui l’accompagnait s’était joint à «la vie très douce» à la suite du Festival d’Avignon où elle l’avait rencontré et partagé avec lui «des moments forts qui interpellent au plus profond des tripes». Bertrand, lui, était surtout interpellé par la perspective des complications qui l’attendaient dès le lendemain dans les brouillards du Plateau de Langres. Il ne put résister au besoin de se défouler par une remarque acidulée.

– Si j’en crois ce que j’ai lu cet été dans la presse, qu’elle soit de droite ou de gauche, il semblerait que le Festival ait accumulé les critiques assassines, notamment pour l’un des principaux spectacles où, je cite de mémoire, quatre comédiens ânonnent deux heures durant, dos au public, un texte totalement inepte. C’est sa raison d’être, elle-même, qui semble remise en cause.

Un silence s’établit brusquement comme s’il s’était permis une grossièreté de corps de garde et sa voisine en laissa tomber sa fourchette. Elle s’indigna aussitôt sur le ton que l’on prend devant un dernier de la classe pour tenter sans illusion de lui faire assimiler des évidences grammaticales manifestement hors de sa portée.

– Je vois très bien à quelle pièce vous faites allusion. Mais comment peut-on parler de texte inepte si on ne comprend pas que c’est par cassures, déconstructions, reconstructions successives que s’élaborele travail de l’auteur à la manière d’un grand rébus, qui débouche finalement sur un paysage parlé qui va se développer dans un espace vide pour aboutir à l’explosion du verbe et à la dissection des corps. Alors ceux-ci pourront fonctionner comme autant de prismes qui révèleront la réalité abyssale de vies anonymes étrangères à la grandeur des mythes. On est en présence, en fait, d’une suite d’énigmes que chaque spectateur est invité à résoudre à sa guise.

Bertrand se sentit envahi par une rage froide. Il lutta pour la canaliser en s’absorbant dans une autre dissection, terre à terre mais minutieuse celle-là, celle de son saint-pierre à l’oseille. Heureusement pour lui la conversation dévia sur les Chorégies d’Orange et la prestation de Roberto Alagna. Il s’enferma pour le restant de la soirée dans un mutisme totalement déconnecté qui exaspéra Marie-Ange au plus haut point. Il s’appliqua, les yeux dans le vague, à faire celui qui ne s’en apercevait pas. Il avait largement dépassé ce stade.

*

Le lendemain dimanche il quitta Paris en voiture en milieu de matinée après un petit déjeuner à la grimace en face d’une Marie-Ange qui ruminait sa contrariété. Il n’avait qu’une vague idée de l’endroit où se situait le chantier. Le responsable, Gaston Jomard, qu’il avait appelé sur son portable, aussitôt la porte du bureau du boss franchie, et dont la cueillette dominicale de champignons allait être compromise, l’avait tout de suite prévenu.

– Je ne sais pas si vous êtes au courant (c’était une de ses expressions favorites), maisnous sommes installés en pleine Gaule chevelue, comme disait le Grand Charles Là, votre GPS, si vous en avait un, ne vous servira à rien. J’exagère à peine! En tout cas, dès que vous aurez quitté la bretelle d’autoroute de Dijon à la sortie Sombernon, un des bleds les plus froid de France soit dit en passant, rejoignez Saint-Broing l’Eglise. Vous traversez le bourg et vous prenez la D16. Arrêtez-vous ensuite au premier hameau que vous rencontrerez. Arrivé là, une seule solution: mon portable. Je vous guiderai ou j’irai à votre rencontre.

Arrivé à la sortie indiquée, Bertrand pénétra donc en terra incognita. Or, il fut tout de suite surpris. Il avait roulé dans un brouillard sinistre pendant une bonne partie du trajet et il émergea brusquement en plein soleil. Une immense nappe blanche tapissait le fond des vallées mais le village qu’il traversa, et dont il ignorait qu’il était sur la ligne de partage des eaux entre le bassin parisien et le sillon rhodanien, étalait ses maisons sous un ciel bleu auquel il ne s’attendait pas. Après avoir roulé pendant environ trois quarts d’heure à travers une succession de pâturages et de forêts de feuillus et croisé à tout casser trois voitures et deux tracteurs ( c’est quand même autre chose que le Pont d’Asnières, se dit-il en repensant au cauchemar de l’avant- veille au soir) il atteignit le fameux hameau et se gara à l’entrée afin d’appeler Gaston Jomard.

De multiples sensations, inattendues elles aussi, presque exotiques s’étonna-t-il, l’assaillirent alors et pour la première fois depuis longtemps il s’étonna de se sentir bien. L’air vif le libérait de l’engourdissement de la conduite dans le cocon climatisé de sa Laguna, un parfum complexe réveilla chez lui de très vieux souvenirs d’enfance enfouis sous des strates d’odeurs urbaines et industrielles.Il s’amusa à chercher à l’analyser. Le spectre, comme disait autrefois son prof de physique en Prépa,s’avérait fort complexe. Une première «raie» dominait pour en constituer le fond: une odeur caractéristique de fumier, uniforme avec des notes presque végétales, aigrelette bien sûr, mais finalement agréable par tout ce qu’elle portait en elle de tradition centenaire rassurante. Ensuite venait celle du bois de chauffage fraîchement coupé entreposé sous des appentis dont il voyait les toits de tuiles grises adossés aux maisons voisines. Enfin une senteur légère mais omniprésente faite du mélange subtile de la fumée des cheminées du hameau et de tout ce qu’exhalaient les forêts proches et que le vent d’est apportait: champignons, feuilles mortes, terre mouillée, acidité du lierre et même relents de musc. Il se surprit à s’en remplir les poumons avec volupté. Il se sentit soudain à des années-lumière du salon de Saint-Germain-en-Laye. Il fit durer longtemps ce plaisir, respirant à grandes goulées en fermant les yeux, et imagina la tête de Marie-Ange si elle le voyait ainsi, les pieds dans la terre humide du débouché d’un chemin! Il se décida enfin à sortir son portable.

Un bon quart d’heure plus tard un gros 4×4 couleur sable vint se ranger devant la Laguna. C’était un Land Defender qu’on aurait dit rescapé de la campagne de Libye, les roues et le bas de la carrosserie couverts de boue d’argile séchée mêlée de bouse de vache. Le chef de chantier en descendit hilare, en jeans et pataugas.

– Avez-vous fait bonne route depuis la porte d’Orléans? Ça doit vous changer, hein? Et vous n’êtes pas au bout de vos surprises! J’espère que vous avez prévu une autre tenue que votre ensemble «costard-cravate»!

Bertrand marmonna une vague réponse et remonta dans sa voiture. Il suivit non sans mal son guide qui, dès la sortie du hameau, tourna à gauche pour emprunter une ancienne charrière qui avait été élargie sur plus de cinq kilomètres pour permettre un accès du personnel et des engins au chantier. Il fut étonné quand il le découvrit. La forêt avait été défrichée sur plusieurs hectares. Les murs des futurs bâtiments atteignaient déjà une dizaine de mètres de hauteur et plusieurs baraques en préfabriqué se pressaient sur une esplanade à droite du portail gardienné. Son hôte ne lui laissa pas le temps de souffler, petite mesure de rétorsion, peut-être, pour une cueillette de champignons compromise, et il se retrouva pour le restant de la journée dans un bureau exigu qui sentait le PVC. Il eut droit, comme c’était prévu, à un point détaillé de la situation, qui n’était pas brillante d’ailleurs, au point que la perspective de son retour dans le quartier du Parc Monceau lui parut s’estomper dans un brouillard qui allait s’épaississant comme celui de son trajet aller. Une série de réunions avait été programmée à partir du lendemain avec les entreprises sous-traitantes. Ensuite ce serait l’appel à une société d’expertise, l’attente des premières conclusions et la reprise des entretiens avec les ingénieurs de la délégation régionale du ministère de l’industrie. On était fin octobre et lorsqu’ils quittèrent le bureau de Jomard le crépuscule rassemblait des escouades bruyantes de corbeaux. Tout à leurs tracas de planning, ils n’avaient pas abordé la question de l’hébergement. Son collègue le rassura.

– Je vous ai réservé une chambre dans le gros bourg que vous avez traversé tout à l’heure: à l’Hôtel de France, c’est en face de l’église abbatiale, vous ne pouvez pas vous tromper. Vous verrez, c’est très calme, à cette saison il n’y a plus de touristes, il n’y a que des commerciaux. Et on y bouffe super bien. Je ne vous raccompagne pas. Vous suivez la charrière et ensuite à droite. Bonne soirée sur le Plateau de Langres. Il faut l’avoir connu une fois dans sa vie! Et surtout n’oubliez pas: demain réunion à 9h. Ça risque d’être chaud!

Bertrand retrouva sa route sans problème. Lorsqu’il arriva, le bourg semblait endormi. Devant son hôtel les trois quarts des places en talon étaient libres. Il n’avait jamais connu ça. La réception donnait directement dans la salle à manger. L’ensemble fleurait bon la cire et le feu de bois. Des têtes de cerfs et de sangliers empaillées contemplaient les nouveaux arrivants d’un regard vitreux. Un immense vaisselier du 19ème siècle occupait tout un pan de mur; une quinzaine de tables couvertes de nappes à carreaux attendaient les clients et des bouteilles de bourgogne étaient à la parade sur une desserte, entre les deux fenêtres qui donnaient sur la place de l’église. D’emblée il se sentit rassuré. Ce fut la patronne des lieux qui l’accueillit. C’était l’opposé d’un mannequin de Karl Lagerfeld: la cinquantaine, les joues roses, un symbole vivant de l’anti-diététique, plantureuse, rayonnante comme sur la toile d’un maître flamand, la preuve vivante de ce que fut autrefois la géographie politique du Duché de Bourgogne. Bertrand lui remit sa carte professionnelle pour le cas où on chercherait à le contacter. Elle la contempla longuement avant de lui demander:

– Tiens, «Estivalet»? Vous êtes sûrement parent avec les Estivalet de Sombernon?

Bertrand, qui n’ignorait pas que ses ancêtres avaient précisément quitté ce coinde Côte d’Or vers les années vingt, mais qui n’avait pas du tout la fibre généalogique, et encore moins régionaliste, s’empressa d’apporter une dénégation bourrue qui mit fin aux interrogations de Miss Rembrandt.

Il lui restait une heure avant de passer à table. Il en profita pour relire ses notes et pour commencer à préparer l’argumentaire du coup de fil qu’il avait l’ordre de passer le lendemain dès huit heures au PDG. Lorsqu’il descendit pour dîner, seules trois ou quatre tables étaient occupées. Une petite serveuse l’accueillit en lui annonçant, comme s’il s’agissait d’un privilège, que la table située près de l’imposante horloge ventrue dont le balancier reflétait la lumière des appliques, lui était réservée. Il chercha vainement la carte, il n’y en avait pas. Perrine (il l’avait surnommée ainsi tant elle faisait penser à la chanson) revint et lui annonça avec son plus beau sourire:

– Ce soir il y a des œufs en meeeeuuurette et une cassolette de pleeeuuurotes.

Bertrand ignorait à la fois que l’on mariait encore à ce point accent tonique et diphtongues dans certains parlers de la France profonde et ce que pouvait bien être des œufs en meurette. Il dit que ça lui allait parfaitement. Ce qu’on lui apporta, le premier moment d’étonnement passé, le plongea dans un ravissement totalement inconnu. La bouffée de parfums et de saveurs qui l’envahit, aussitôt goûtée la sauce au vin, dans laquelle baignaient les œufs pochés, relevée par un dosage subtiled’épices et d’aromates et finement liée de farine et de beurre, ne correspondait à rien de connu dans sa mémoire gastronomique. Il se permit une hardiesse qui le stupéfia lui-même et qui aurait horrifié Marie-Ange à tous points de vue: il fit un petit signe à Perrine et lui demanda comme un gamin s’il pouvait en avoir un peu plus pour terminer ses pleurotes. Il avait été surpris par le fait qu’elle lui avait apporté d’entrée de jeu une carafe de vin (l’eau minérale semblait un breuvage inconnu, à tout le moins une denrée rare ou contingentée, allez- savoir!) en lui précisant que c’était un passe-tout-grain des Hautes Côtes de Beaune dont le patron avait acheté une barrique à l’un de ses copains de régiment. Le mariage avec le plat du jour fut une merveille mais l’apothéose était à venir. Il se retrouva avec de l’époisses dans son assiette. Il n’en avait jamais mangé. Il le goutta, ferma les yeux, se laissa doucement envahir, pensa avec une horreur rétrospective au faux camembert au lait pasteurisé servi par sa belle-sœur, et fit exploser le tout avec une gorgée de bourgogne. Il crut entrevoir en une fraction de seconde le sens caché de la notion ésotérique de nirvana, abordée par le Maître Rahula Rimpoché lors du dernier stage de relaxation bouddhiste zen imposé aux cadres-sup de » Bardin International ».

Lorsqu’il regagna sa chambre, où trônait une armoire franc-comtoise en noyer avec deux portes à médaillons que les bobos de la veille au soir auraient été prêts à payer une fortune aux Puces de Saint-Ouen, il s’aperçut avec consternation qu’il avait oublié son tube de Lexomil (prescriptionspour trois jours : un quart de comprimé après une convocation chez la patron, un demi après une réunion avec la C.G.T.). Et pourtant ( miracle!),il s’endormit comme un bébé. Il aurait fait, comme disait sa mère, «le tour du cadran» si le Nokia tune ne l’avait pas tiré d’un sommeil qu’il qualifia spontanément d’enchanteur. Il se dit que dès son retour il se mettrait en quête de passe-tout-grain chez son caviste du quartier Saint-Lazare.

*

Les deux semaines que Bertrand passa dans les forêts du Plateau de Langres ne ressemblèrent en rien aux journées «speedées» du Siège de Bardin International. Les seuls embouteillages à craindre étaient ceux dus à la nonchalance du troupeau de vaches que le »père » Ramageot, le fermier le plus proche du chantier, menait régulièrement sur le bas-côté de la départementale. Quant aux différentes réunions organisées dans la plus grande des baraques préfabriquées, elles étaient rituellement ponctuées d’une pause déjeuner digne de ce nom au cours desquelles le bœuf bourguignon de l’Hôtel de France remplaçait avantageusement les poissons panés de la cantine-cadre. A l’occasion de l’une d’entre elles Bertrandeut même le bonheur de vivre une expérience inédite. Alors qu’il était en grande discussion avec les petits polytechniciens du Ministère de l’Industrieet leur détaillait par le menu le fonctionnement des futures cellules d’irradiation au sein desquelles oignon,ail et échalote de la Plaine de Saône se mêleraient à des cuisses de grenouille et autres crevettes surgelées d’origine plus exotique afin d’y sacrifier au culte du Principe de Précaution, en retrouvant dans un bain de rayons gammas une virginité digne d’un fast-food californien, Gaston Jomard fut appelé sur son portable. Il revint hilare pour annoncer au beau milieu de l’exposé qu’il avait une information importante à transmettre de la part de la «mère» Ramageot: «il y aura du boudin à midi.!». Il faut dire que cette maîtresse femme en bonne paysanne madrée, avait vite compris tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’arrivée des «parisiens». Elle s’était partiellement reconvertie dans les repas à la ferme, à payer en liquide bien entendu. Dix minutes plus tard, l’exposé de Bertrand bouclé au pas de course, la petite troupe partit, 4×4 Defender en tête, pour rejoindre le lieu-dit « Les Beaunottes » et la cour de ferme où quelques flaques de purin obligèrent les «men in black» de la Drire à quelques zigzags hésitants. Bertrand se sentit partagé entre la gène et l’amusement. Le repas qui suivit, dans la salle à manger de la patronne décorée de chromos de Venise et du Mont Saint-Michel, se chargea de lui ôter tout scrupule. En aurait-il gardé un soupçon que les fromages de chèvres maison qui ponctuèrent ces agapes l’auraient définitivement balayé.

La statuette… suite