Marie-Cécile


Jean-Claude Manaranche

Marie-Cécile pressa le pas en traversant la Place Bellecour. Un vent glacé tourbillonnait entre Saône et Rhône et les dernières feuilles mortes tombaient avec hésitation sur le pavillon du marchand de fleurs. C’est en voyant les lueurs tremblotantes des premières bougies sur les façades de la rue de la Charité qu’elle se souvint qu’on était un huit décembre, le jours des illuminations. Une de ces soirées hors du temps, mystiques et païennes à la fois, qui sont avec les traboules, les arrière-cours Renaissance et les histoires de sorcellerie l’un des attraits si particuliers du Vieux Lyon. On s’enveloppe de leurs parfums, on succombe à leurs charmes, sans savoir qui se cache à l’origine de l’envoûtement : mystique ou ribaude, Blandine ou Margot, la sainte et la catin n’ont pas fini de hanter les ruelles en demi-teinte du quartier d’Ainay.

Marie-Cécile se surprit pourtant à regretter Paris. Depuis plus d’un an qu’elle y était étudiante à Sciences-Po, elle avait conscience d’espacer de plus en plus ses week-ends de retour dans le giron familial, et on ne manquait pas de lui en faire la reproche rue Sala, chez les Rebuchon-Grillet. Sa mère surtout qui prenait pour la circonstance cet air pincé qui se transmet par les femmes dans le milieu bien-pensant des soyeux dont elle était issue. Aussi le regret de Marie-Cécile se teintait-il d’agacement. Il y avait son retard, bien sûr : elle avait attendu dans tous les magasins. Mais elle allait devoir affronter des remarques aigres-douces, se changer en catastrophe ce dont elle avait horreur). Et voilà qu’il s’y ajoutait, légère mais lancinante, cette nostalgie qui n’osait pas encore dire son nom : celle du petit studio qu’elle habitait dans le dix-septième, à deux pas du Parc Monceau, des sorties , des copains, du restaurant libanais de la rue François Ier où ils aimaient se retrouver le samedi soir. Et puis, elle devait bien se l’avouer, il y avait eu cette rencontre faite dans le TGV de 17h. Le hasard les avait à deux reprises réunis côte à côte dans la même voiture de première. Décidément ! Nos routes sont faites pour se croiser ! avait-il plaisanté la veille. Trois semaines plus tôt, il avait très courtoisement engagé la conversation en la voyant feuilleter le catalogue de l’exposition de la Fondation Barnes au Musée d’Orsay. Avait-elle pu entrer facilement ? Lui avait dû patienter pendant plus d’une heure dans les courants d’air de la rue de Lille. Qu’avait-elle le plus aimé ? Cézanne ? Monet ? Renoir, peut-être ? Il lui avait avoué sa préférence pour la « Scène de jardin en Bretagne », où dans un décor d’ombre et de lumière, Aline, la compagne du peintre, et son fils Pierre sont représentés comme enchâssés dans un écrin de fleurs, de feuillage et de fruits.

Marie-Cécile n’avait pas vu le temps passer. Son voisin avait une trentaine d’années, un brun aux yeux bleus. Elle avait aussitôt pensé au héros des polars de Leslie Charteris. Son bronzage ne l’avait plus surprise après qu’il lui eût avoué qu’il revenait de trois semaines passées à l’Ile Maurice comme skipper d’un couple d’américains fortunés de la côte est. A Lyon ils s’étaient séparés rapidement. Une correspondance à prendre avait-il dit, comme pour s’excuser. Elle l’avait vu disparaître à grandes enjambées dans la foule, sur le quai de la gare de la Part-Dieu

Quand elle l’avait retrouvé, la veille au soir, elle en avait été heureuse et cela l’avait troublée. Il lui avait proposé d’aller prendre un verre au wagon-bar. Il avait été intarissable et brillant. Qu’avait-elle fait pendant ces trois semaines ? Quels spectacles avait-elle vus ? Il lui avait longuement parlé du cinéma américain et de « l’exception culturelle » (on était en pleines négociations du GATT). Elle lui avait avoué qu’elle était à Sciences-Po. Vous verrez, avait-il plaisanté, si vous, les politiques, ne savez pas trouver la parade, l’explosion des nouvelles techniques et des nouveaux médias fera sauter nos dernières défenses.

A Lyon, leur séparation avait été encore plus brusque que la première fois. Le TGV avait un bon quart d’heure de retard et lui sa correspondance à attraper. Et en plus, il avait un paquet à remettre à un ami bibliophile, une édition rare qu’il avait dénichée chez un bouquiniste de la rive droite. Pouvait-elle le faire à sa place ? De la part de Xavier, avait-il ajouté. Son ami devait l’attendre dans le hall ouest, près de la sortie qui donne sur l’esplanade. Elle le reconnaîtrait facilement : un vieux monsieur à la barbe blanche en collier, portant beau, qui arborait toujours une fleur à la boutonnière de son loden.

Marie-Cécile avait accepté, fait le détour par le hall ouest, reconnu facilement le destinataire. Vous êtes l’ami de Xavier n’est-ce pas ? J’ai ce paquet pour vous. Nous avions du retard. Il me l’a confié avant de sauter dans sa correspondance. L’homme avait paru surpris. Il l’avait remerciée brièvement avant de se fondre dans le flot des voyageurs qui allaient s’engouffrer dans la station de métro.

Lorsque Marie-Cécile, encombrée de paquets, sonna à la porte de l’appartement familial de la rue Sala, sa mère elle-même vint lui ouvrir. L’accueil fut celui qu’elle attendait :

– Tu n’as que trois quarts d’heure pour te changer, ma petite fille. Tu connais les Bénichoux : précis comme des horloges ! Dans une heure à peine ils seront dans le salon !

Le début du repas fut pour Marie-Cécile un monument d’ennui. Les Bénichoux, des nouveaux riches du quartier des Brotteaux, que son père n’invitait que dans l’intérêt de ses affaires, faisaient leur numéro habituel. Il y avait aussi parmi les convives son oncle et sa tante de Roanne et, à la droite de la maîtresse de maison, l’abbé Hubert de la Margelle, ancien aumônier des étudiants, animateur de groupes de catéchèse organisés par madame Robuchon-Grillet. Et enfin, il y avait les Constantini. Ange Constantini, commissaire principal, camarade de régiment de monsieur Robuchon-Grillet, avait été muté à Lyon quelques mois auparavant. Son épouse, petite corse noiraude qui avait dû être jolie, semblait porter avec résignation les stigmates des deuils de quelque vendetta immémoriale.

Alors que Maria, la bonne portugaise, venait de servir les cardons à la crème, le téléphone sonna.

– C’est pour vous, commissaire, dit la mère de Marie-Cécile. Lorsqu’il rejoignit les convives quelques instants plus tard, Ange Constantini s’excusa auprès de la maîtresse de maison :

– Pardonnez- moi, chère madame, j’avais pris la liberté de donner votre numéro de téléphone à l’un de mes inspecteurs. Nous filions en effet depuis plusieurs semaines un assez gros poisson, un convoyeur de drogue dure. Il nous manquait, pour compléter la filière, l’un de ses contacts dans l’Isère. Il nous y a conduits. Tout ce beau monde est en garde à vue.

– Bravo, commissaire, dit le gros Bénichoux. Entre deux bouchées de cardons, joli travail !

– Pas tout à fait, malheureusement, corrigea Ange Constantini Nous n’avons pas réussi à identifier une de ses probables complices. A la vérité, nous n’y avions pas prêté attention sur le moment : une jeune femme blonde élégante, très » b.c.b.g » qu’on a aperçue au moins deux fois en sa compagnie dans le TGV de 17h et qui pourrait bien servir d’intermédiaire pour de petites livraisons car un de nos inspecteurs l’a vue hier soir aborder dans le hall de la gare un vieux camé homosexuel, connu de nos services, un ancien choriste de l’Opéra qui se promène toujours avec une rose blanche à la boutonnière

Le bruit que fit ne se cassant le verre en cristal que Marie-Cécile venait de lâcher interrompit la conversation.

– Eh bien, ma petite fille, dit madame Robuchon-Grillet, à quoi rêves-tu ? Décidément la vie parisienne ne te réussit pas !

– Permettez-moi de vous trouver un peu sévère, chère madame, intervint le père de la Margelle. Marie-Cécile poursuit des études difficiles. Les effets du surmenage sont bien connus. Ils ne me surprennent pas.

Ce fut alors que Maria entra pour desservir. La conversation était déjà repartie sur les derniers scandales politico-financiers.

Marie-Cécile n’avait pratiquement pas touché à ses cardons …

Rochefort du Gard, décembre 1999