Jean-Claude Manaranche
Dans nos villages de Haute-Auvergne, autrefois, un « benou » était un garçon un peu frustre, un simplet, un benêt auraient dit les parisiens. Chaque village, ou presque, avait le sien. Il faisait partie du décor, de la famille. Les filles gloussaient sur son passage, les autres garçons lui faisaient des farces. Oh, pas bien méchantes, car il était « brave » le benou, toujours prêt à vous rendre service, à vous débarrasser d’une corvée. Tiens, par exemple, pour que vous partiez à temps au bal de la « Santa Crou » à Latour ou à Avèze avec la Marinette, qui s’était faite si belle, la coquine, que vous en étiez tout tourneboulé.
Bien sûr, le village de mon père avait le sien. Il se prénommait Joseph, mais tout le monde l’appelait « le Yayot ». Sa mère, la Fanette, qui était de Singles, était morte bien jeune, la pauvrette, et le Yayot avait grandi tout seul. Les vieux disaient que son père était un maçon italien qui avait travaillé quelques temps sur le chantier du barrage de Bort-les-Orgues. Mais allez savoir ! Quand je l’ai connu, le Yayot, il habitait dans une vieille bicoque à la sortie du bourg sur la route de Saint-Sauves. C’était une ancienne bergerie que le père Chassagne, le marchand de vin, qui n’en avait plus l’usage depuis belle lurette lui avait laissée par charité. Il y vivotait sans grands besoins, en exploitant ce qu’il appelait fièrement son « domaine » : un petit lopin de terre attenant, tout en longueur, dont il avait fait un potager, quelques poules, quatre ou cinq lapins dans un clapier grillagé en écorce de pin, et à cent mètres de là, dans un tournant de la route, une source dont l’eau était si pure et su fraîche que certains venaient même en chercher dans des bidons car la tradition orale voulait qu’elle soigne le foie et combatte les varices.
A la belle saison le Yayot louait ses bras dans les fermes, faisait les foins, gardait les vaches, coupait le bois…Quand l’hiver arrivait, que le Sancy et la Banne d’Ordanche se couvraient de blanc et que les congères parfois coupaient la route sur le plateau de Longesagne, il s’installait devant sa cheminée avec son chien, un bâtard à poil roux dont les yeux reflétaient toute la tristesse du monde, et il sculptait. Oh, bien sûr, pas des œuvres d’art mais de ces objets rustiques que nos ancêtres fabriquaient autrefois pendant les longues veillées, tandis que le pépé et la mémé somnolaient dans le « cantou », que les femmes rapetassaient et que les hommes se racontaient des histoires venues du fond des mémoires, où il était question de mauvais sort et de diableries et qui donnaient le frisson aux marmots quand la lampe à pétrole faisait danser des ombres sur les solives du plafond.. Sûrement qu’il avait ça dans les gènes, le Yayot, Et sur une étagère, contre le mur de la souillarde, s’alignaient des sabots, des cannes sur lesquelles s’enroulait une vipère, des flûtes rudimentaires, des « bouffadous », qu’il gardait précieusement car il savait que lors des marchés de juillet-août sur la grande place du bourg aux façades de lave noire, ils feraient le bonheur des vacanciers de Seine-Saint-Denis en mal de racines.
A chaque fois que je montais au village, je le retrouvais inchangé, en pantalon de velours et chemise de grosse toile, comme seuls en vendent dans foires les marchands ambulants, avec son bon sourire de « ravi de la crèche », comme disent nos amis provençaux, et une barbe de trois jours. Quelques fois, lorsque je passais devant chez lui et que l’heure s’y prêtait, il me hélait en patois depuis son potager.
– Eh, l’ami, entra don, mandzara ben oun croustou !
Et j’entrais, bien sûr, casser la croûte dans sa bicoque qui sentait la braise froide et le bleu d’Auvergne. Mais à la belle saison c’était surtout dans la montagne que je le rencontrais au cours de mes balades au pied du Puy de Sancy. Assis sur un banc, à la porte d’un « buron », il veillait sur un troupeau de « salers », ces petites vaches nerveuses à la robe rouge et aux cornes en forme de lyre qui donnent ce lait parfumé dont on fait le saint-nectaire. Dans ces moments-là, il devenait intarissable.
– Tu sais, l’ami, la montagne, c’est pendant les nuits d’été qu’il faut venir à sa rencontre, quand elle t’offre ses parfums de bruyère et de myrtilles et qu’elle te parle. Mais oui, elle te parle ! Ou plutôt elle te murmure des choses, mille bruits, mille chuchotements. Et des petites caresses de vent léger qu’elle vient te faire dans le cou, que t’en dirait une amoureuse ! Et puis il y a les étoiles, ses copines. Moi, de plus en plus, je crois qu’elles veillent sur moi, qu’elles m’ont jeté un sort, un bon bien entendu. Je suis sûr qu’un jour elles feront quelque chose pour moi. Un miracle peut-être ? Va savoir ! En attendant je les regarde dans les yeux, des heures entières, et quand je m’endors dans le buron, j’ai des rêves plein la tête.
Il était comme ça, le Yayot. Il vivait dans son monde à lui et les gens du village souriaient d’un air entendu quand il venait boire son rouge-limonade à la sortie de la messe au comptoir de l’Hôtel du Lion d’Or.
Un année, alors que je venait de débarquer du car de Clermont, le père Chassagne, m’entraîna pour me faire déguster sa dernière livraison de beaujolais.
– Tu ne connais pas encore la dernière, me dit-il, le Yayot aurait rencontré des martiens ! Oui, oui, je te jure, des martiens, un soir qu’il gardait ses vaches sur les pentes de la Chaumouchée. Enfin, bien sûr, il le dit, mais tu connais l’oiseau : fêlé comme il est, il aura forcé sur la « blanche » et se sera cogné à une de ses vaches en sortant pisser ! En attendant, tout le village rigole.
Intrigué par cette histoire, je décidai le lendemain de monter jusqu’à son buron. Je le retrouvai comme d’habitude, son bâton à la main au milieu de ses salers. Il m’avait regarder grimper parmi les genêts et les gentianes jaunes. Il m’accueillit avec son éternel sourire, son bâtard entre les jambes, sa bouffarde à la bouche.
– Alors, l’ami, coumo quo vaille ?
– Quo vaille bian, et toi Joseph ?
– Te voilà revenu au pays ?
– Pour trois semaines, oui. Ça va me changer de l’air de Paris.
Il avait sorti de sa besace une chopine de rouge et un verre douteux qu’il me remplit généreusement et la conversation roula sur le temps, les bêtes et les derniers potins du village. Il me ressortit ce dicton qu’il avait lu un jour dans un almanach :
Quand les vaches sont bien dans leur peau et que le lait est bien dans leurs pis, le saint-nectaire est bien dans sa croûte.
La curiosité me démangeait mais je n’arrivais pas à aborder le sujet de ses « martiens ». A ma grande surprise, ce fut lui-même qui le fit.
– Tu sais, les étoiles, eh bien elles me l’ont fait leur petit miracle : elles m’ont envoyé deux messagers !
– Deux messagers ! Tu me fais marcher ?
– Pas du tout ! C’était un soir, à la fin du mois de juin, la nuit n’était pas encore tombée. J’étais entrain de manger un morceau de fourme quand j’ai vu leur drôle d’engin se poser sans faire de bruit, juste là, à la lisière de la pinède. Ils sont sortis, ils étaient deux, pas très grand, des espèces d’hommes-grenouilles avec un casque, un peu comme un casque de motard, tu vois, mais complètement fermé. Ils se sont approchés. Ils me regardaient fixement avec des gros yeux en amande, comme ceux des diablotins cornus qu’on voit en haut d’une colonne à l’entrée de l’église près du bénitier. Je n’osais pas bouger. Je tâtais mon couteau de chasse dans son étui sous ma veste. Mais ils ne m’ont rien fait. Au bout d’un moment le plus grand des deux (ce devait être le chef !) m’a tendu une sorte de papier rugueux, grisâtre. Je l’ai pris machinalement. Je n’osais pas dire un mot. J’étais fasciné par le dessin qu’il y avait dessus. Alors ils sont repartis dans leur engin qui a décollé très vite avec un drôle de bruit de toile qu’on froisse. Je l’ai vu disparaître du côté de Latour. Mon chien est ressorti du bois en grognant, la queue entre les jambes et le poil hérissé.
– Et le papier, Joseph, tu l’as gardé ?
– Bien sûr, pardi, que je l’ai gardé !
– Tu pourras me le montrer ?
– Ah non, mon gars, c’est à moi qu’ils l’ont donné. Ils m’ont choisi ! Il faut que je le garde comme un secret !
Je n’insistai pas. Je le connaissais : je savais que je n’en tirerais rien.
*
Bien des années plus tard le hasard d’un déplacement professionnel, m’amena à traverser la région en voiture. Je devais y faire étape. Je décidai au dernier moment de troquer mon hôtel standardisé de Clermont pour le décor plus pittoresque de l’Hôtel du Lion d’Or. Je disposais d’une heure avant de dîner, assez pour aller me dégourdir les jambes du côté du champs de foire. Le père Chassagne, toujours aussi alerte (il devait frôler les quatre-vingt-dix !), y jouait aux boules avec les anciens combattants. Il quitta aussitôt la partie pour m’emmener dans sa cave, fermée depuis longtemps à la clientèle mais qu’il continuait d’approvisionner en partie pour quelques fidèles. Il était heureux de me revoir, de soutirer pour moi à la pipette un échantillon de sa dernière découverte et de me raconter les derniers évènements du pays. Une question me tourmentait :
– Et le Yayot, qu’est-ce qu’il devient ?
– Oh, pôvre, il est mort, il n’y a pas un mois. Une attaque. Il n’était pas vieux pourtant. J’ai laissé sa bicoque en l’état. Il n’avait aucun héritier. Il faudra que je la débarrasse un de ces jours. Vous étiez bien copains tous les deux. Si ça te tente de récupérer un de ces trucs qu’il sculptait l’hiver, ne te gène pas. Regarde, ses clefs sont accrochées au clou au dessus de la bascule. Tu me les rendras demain avant de partir.
Je ne dis pas non et fit un saut jusqu’à la sortie du village. Je retrouvai en entrant l’odeur de cheminée te de fromage qui accompagnait mes souvenirs. Le décor était inchangé, les objets à leur place. Pour ce qui était des souvenirs, j’avais l’embarras du choix. J’optai pour l’une de ses fameuse cannes au serpent enroulé qui ne manquerait pas de faire sensation dans mon groupe de randonnée pédestre des Yvelines. C’est alors que mon regard fut attiré par une vieille boîte en fer blanc décorée du » Chocolat Menier » dissimulée sous une pile de vieux « Paris Match » et de catalogues de « l’Outilleur Auvergnat ». Un pressentiment me poussa à l’ouvrir. Elles contenait diverses babioles (briquet à alcool, montre de gousset, images pieuses de Lourdes, couteau suisse …) le tout recouvrant une enveloppe maculée de teches de moisissure. Je reconnus l’écriture hésitante du Yayot : « cadeau de mes amis des étoiles, personnel et secret« . Elle contenait une feuille pliée en quatre, d’une texture bizarre, grise, rêche. Un dessin la recouvrait presque entièrement, ou plutôt une sorte de plan fait de traits et de points, sans ordre apparent. L’un des points était entouré d’un cercle accompagné de graffitis illisibles. Je me dis que le Yayot avait dû griffonner ça un soir de rêverie arrosé de « blanche » devant la porte de son buron. Un souvenir de plus pour moi : je le mis machinalement dans la poche de ma veste.
Comme je l’avais prévu, la canne de mon ami eut beaucoup de succès lors de la première randonnée d’automne dans la forêt de Fontainebleau. Quant au dessin de la boîte, il traîna pendant plusieurs mois dans le tiroir de mon bureau. Jusqu’au jour où le hasard d’un vernissage dans le quartier du Marais me fit retrouver un camarade du Lycée Charlemagne perdu de vue depuis longtemps. Il me dit qu’il faisait une carrière d’astrophysicien au C.N.R.S. Et la conversation roula sur ses travaux. Il revenait d’un congrès à San Francisco où il avait présenté une communication. Une idée saugrenue me traversa alors l’esprit.
– A propos, Marc, il faudra que je te montre un dessin qui m’intrigue. Je ne t’en dis pas plus, je te l’enverrai par la poste.
Quelques semaines plus tard, Marc m’appela à mon bureau.
– Dis donc, d’où sors-tu le schéma dont tu m’as parlé au vernissage et que tu m’as mis au courrier ?
– Pourquoi me demandes-tu ça ? C’est le plan de l’Île au Trésor ?
– Pas tout à fait, mais il y a un peu de cela, du moins pour moi. A première vue il a tout d’un gribouillage de lignes et de points mais, je ne sais pourquoi, il m’a intrigué et je l’ai traité sur ordinateur en faisant une recherche de cohérence. Au troisième passage j’ai dégagé une sous-structure parfaitement homogène. Eh bien, mon vieux, j’ai vu apparaître la voûte céleste dans sa configuration de fin juin/début juillet.
– Ah bon ! Et tu as vu la Grande Ourse peut-être ?
– Non, je ne l’ai pas vue. Mais pour une bonne raison : c’est le ciel austral qui apparaît, pas le nôtre. Et ce n’est pas tout. Une étoile est clairement identifiée : c’est « Alpha Centauri », la plus proche de la Terre, à 4,3 années lumières. C’est comme si l’auteur du dessin avait voulu attirer l’attention sur elle.
– Celle dont tu parlais dans ton papier de San Francisco ?
– Oui, celle dont une infime variation de brillance détectée par nos collègues américains Bierman et Whiteside, et que nous avons confirmée, pourrait laisser présumer la présence en orbite d’une « exoplanète », probablement tellurique par-dessus le marché. Où m’as-tu dit que tu l’avais trouvé ce schéma ?
Je restai un long moment silencieux, le combiné à l’oreille. L’image du Yayot, souriant devant la porte de son buron dansait dans ma tête.
– Excuse-moi, Marc, on m’appelle d’un labo sur un ligne intérieure. A plus !
Je raccrochai brusquement. Qu’aurais-je pu dire à Marc ?
Je savais bien que le Yayot n’avait même pas atteint le niveau du certificat d’études…
Rochefort du Gard, décembre 2000
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