Les tilleuls


  

 

Philippe  se rendit compte qu’il était largement en avance. Il avait pris l’un des premiers TGV au départ de Paris et avait loué une voiture en gare de Lyon-Part-Dieu, mais la route qu’il avait connue autrefois, encombrée et hachée par des traversées d’agglomérations, avait été doublée depuis quelques années par une voie rapide. Il se gara au sommet d’une côte, à quelques kilomètres du bourg, sur un dégagement aménagé pour les touristes. Le rendez-vous prévu avec le lotisseur n’était que dans une bonne heure. Il avait donc le temps de se rassasier de ce paysage familier des premières ondulations des Monts du Lyonnais, de se laisser envahir par ses souvenirs, de respirer, comme on hume en fermant les yeux les notes de fruits rouges d’un Juliénas fraîchement débouché, les parfums multiples des champs et des haies chauffés par le soleil de cette matinée de mai. Le bourg était en contre bas, lové dans une cuvette sur les bords de laquelle venaient battre les frémissements de champs de colza. Il retrouva avec émotion le clocher trapu de l’église romane enserré au milieu du troupeau figé des maisons de pierres fauves, qui constituaient, avec leur entrelacs de ruelles pavées le cœur du vieux village. A l’ouest se détachait par contraste le vide de la place du marché, avec sa fontaine, ses platanes, ses terrasses de café. Et l’extension des années cinquante partait tout autour à la conquête des pentes et du moindre vallon. C’est alors qu’il vit, comme on voit le geste discret mais attendu d’un être cher, le parc et la maison, en partie dissimulés par la barre d’un immeuble de trois étages. Il hésita à remonter dans la voiture, partagé entre la hâte d’en franchir le portail et l’appréhension de la blessure qu’il savait inévitable.

Pendant les années qui avaient précédé le décès de sa mère, la propriété, éloignée de Lyon d’une trentaine de kilomètres, était restée inhabitée, sous la seule surveillance d’un voisin, un vieux jardinier qui veillait à maintenir le bâtiment hors-gel et à entretenir tant bien que mal l’hectare de parc qui l’entourait. Mais Philippe savait que le moment de vérité était désormais arrivé pour sa jeune sœur, Agnès, et pour lui. Celle-ci, qui avait entamé cinq ans auparavant, une carrière brillante de trader dans une banque d’affaires à Londres,  n’avait ni la possibilité ni l’envie de conserver le fardeau de la propriété. Quant à lui, ingénieur chef de projets dans une société internationale de travaux publics, il accumulait les voyages et les séjours, des Emirats à l’Extrême Orient, au gré des marchés et des chantiers, tandis que sa femme, Solange, et leurs deux fils, tous les deux étudiants (l’un en troisième année de médecine, l’autre en mastère d’économie) goûtaient aux joies et contraintes de la vie de banlieusards à Saint-Quentin en Yvelines. Comment dans ces conditions prendre lui-même le relais, ne serait-ce que pour des week-ends d’évasion et des séjours de quelques semaines par an, alors que Solange ne jurait que par la Grèce et les Baléares. Aussi Agnès lui avait-elle donné carte blanche pour vendre, trop contente de  se défausser de ce souci supplémentaire. Elle avait déjà assez de tracas avec les caprices du yen et le jeu de yoyo du baril de brut.

Il avait donc fait appel à ses relations. Un des ses anciens copains du lycée du Parc, diplômé de Sup-de-Co Lyon et Rotarien, qui naviguait comme un poisson dans l’eau dans le milieu lyonnais » bon chic-bon genre  » du quartier d’Ainay et le marigot politico-immobilier, l’avait mis en relation avec la SAPI, la Société d’Aménagement et de Promotion Immobilière, qui avait pignon sur rue Boulevard des Belges. C’est là qu’il avait rencontré, deux mois plus tôt, l’un des deux cogérants de la boîte,  Norbert Perruchon-Jacquart, un type imbuvable mais apparemment efficace, qui avait tout de suite détecté tout le parti que sa boîte pourrait tirer de l’emplacement et du charme de la propriété familiale. Et l’ultime rendez-vous était pour ce matin-là, à onze heures sur place, pour l’examen de quelques détails de bornage avec le géomètre et la signature du compromis.

Il n’était guère plus de dix heures quinze lorsque Philippe arrêta sa Clio de location devant le portail, un lourd portail métallique gris dont la peinture commençait à s’écailler sérieusement. Il vida machinalement la boîte aux lettre remplie de prospectus puis il repoussa les deux battants, comme il l’avait fait tant de fois jadis, alors que les garçons trépignaient de joie sur la banquette arrière du break 504 en hurlant « Papy ! », « Mamy ! » à pleins poumons, ce qui avait le don d’exaspérer Solange, dans la famille de laquelle, éducation à Notre Dame de l’Assomption oblige, les enfants ne hurlent pas.

Philippe ne put réprimer une bouffée d’émotion en garant sa voiture sous les branches de l’immense sapin qui dominait l’escalier d’accès à la terrasse. Celle-ci entourait complètement la maison, qui avait été bâtie au début du vingtième siècle sur un vaste sous-sol semi enterré, en respectant le sacro-saint plan de l’époque (le salon à droite,la salle à manger à gauche), mais que des anciens propriétaires avaient astucieusement agrandie en ajoutant deux ailes sous forme de vérandas qui doublaient pratiquement la surface des deux séjours. Il se décida à ouvrir la porte et sentit immédiatement un parfum familier. Il en est en effet de certaines maisons comme de certaines femmes : on peut, les yeux fermés, identifier leur passage ou leur présence. Ce parfum-là était une subtile alchimie faite d’odeurs de bois ciré, d’épices (thym et coriandre de la cuisine, ouverte au bout du corridor) et des senteurs encore délicates d’un « méli-mélo », dont le vase était posé sur un guéridon au pied de l’escalier des chambres. Philippe ne s’attarda pas à l’intérieur. Il préféra profiter, pour la dernière fois peut-être, de la douceur du parc sous le soleil de mai.

Il se souvint du début, quand il était lui-même enfant. A cette époque une grande partie du terrain était occupé par des rangs de poiriers et surtout par une vigne, du cépage gamay probablement, qui donnait une bibine claire et râpeuse, qu’on pouvait à la rigueur boire l’été comme « vin de soif », avec force glaçons. Au fil des années, poiriers et vignes avaient fini par laisser la place à une vaste pelouse qui demandait moins de travail et offrait un terrain de jeu propice à l’imagination des garçons, tour à tour cavaliers à la frontière des territoires apaches ou chasseurs de fauves au Kenya.  Seuls avaient été conservés des massifs d’agrément, quelques arbres fruitiers, les deux tilleuls de l’entrée, mais surtout une magnifique rangée de platanes qui bordait le terrain sur deux côtés, le long de  la rue qui venait de la place du marché. A l’une des extrémités de cette rangée, à l’angle de la rue et d’un chemin, le mur de clôture était surbaissé pour laisser de la place à une croix de pierre sculptée, comme il y en avait souvent autrefois aux carrefours dans les campagnes pour éloigner les mauvais esprits. Au pied du mur, à la verticale de la croix, un banc de pierre était, de loin, le coin le plus réputé du parc car il offrait une vue imprenable sur les crêtes des Monts du Lyonnais. C’est là que Philippe termina, comme il l’avait fait tant de fois, sa promenade et laissa errer son regard jusqu’aux confins de Saint-Martin-en-Haut.  Il fut tiré de sa rêverie douce-amère et du charme de la propriété par l’incongruité d’un coup de klaxon : la BMW noire de Norbert Perruchon-Jacquart était en train de remonter l’allée et de contourner ce qui avait été autrefois le bassin aux poissons rouges.

*

Philippe expédia le plus vite possible la corvée de cette entrevue, reportant à la prochaine rencontre, prévue à l’agence, le maximum de points de détail encore à examiner. Ce qu’il avait déjà enduré pendant cette petite heure lui suffisait amplement. Il n’aurait pu en supporter davantage.

Son interlocuteur lui avait en effet infligé une description minutieuse des projets d’aménagement de la SAPI. Rien ne lui fut épargné. La maison ? Oui, on va essayer de la garder mais ce n’est pas certain. Vous savez maintenant ces grandes bâtisses, ça n’intéresse plus personne. Et puis entre nous, elle fait un peu ringarde, non ? Les peupliers ? Oui on les conservera, bien sûr, et pourtant ça fait des tonnes de feuilles mortes. Le reste des massifs ? Non, on rase. Il nous faut de la place, beaucoup de place. Ah bon, on ne vous l’a pas dit ? Si, si, un petit immeuble de deux étages. Plus deux villas, là-bas, à gauche sur le prolongement rectangulaire, c’est la surface et la forme idéales. A condition, c’est évident, d’arracher tous les fruitiers que vos parents avaient plantés. Pourquoi, au fait, vous m’aviez dit ? Ah, oui pour la naissance de vos enfants. Quelle idée charmante, vraiment charmante. Et puis aussi de raser cette vieille maison de jardinier dont le toit est en bien mauvais état. Comment vous l’appeliez, vous m’avez dit ? La maison des enfants ? Mais oui, bien sûr, que je suis bête, ça va de soi !… Il y a une chose par contre qui me plait bien et que je vais essayer de récupérer le mois prochain : c’est la croix de pierre là-bas à l’angle du mur. Elle ferait super bien à l’entrée de mon domaine de Saint-Amour. Trois hectares de vignes : j’ai craqué il y a un an ! C’est ma femme, Marie-Dominique, qui va être ravie… 

Grand seigneur, Norbert Perruchon-Jacquart avait proposé à Philippe de l’inviter  à déjeuner à l’une des meilleures tables du coin. Mais il avait refusé en prétextant  une visite  à faire à des vieux amis du village.  La BMW noire était donc repartie  et il avait refermé le portail en évitant surtout de regarder le parc et la maison une dernière fois.

L’heure était pourtant, bel et bien, celle de songer à passer à table. Il alla donc se garer sur la place du marché en face de l’Hôtel du Lion d’Or.

*

Il y avait  à  la terrasse l’affluence habituelle  d’une fin de matinée  ensoleillée. Lorsqu’il pénétra dans la grande salle, qui était à la fois un bistro avec son vaste » zinc « , ses rangées de bouteilles retournées sur leur bouchons verseurs et ses levier chromés pour la bière pression, mais aussi une salle de restaurant pour les habitués (les touristes avaient droit à une seconde salle sur la gauche, décorée en faux rustique et agrémentée, si l’on veut, de deux têtes de biches empaillées), Philippe se sentit envahi par un flot de souvenirs. Ceux de repas en famille, à la bonne franquette, lorsque des oncles et des cousins faisaient le détour par le village sur la route des vacances dans le Midi. Il reconnut aussitôt la patronne, la mère Jomard, une blonde bien en chair qui, menait son monde à la baguette, y compris son mari, qui après les tournées de pastis de midi, voyait son efficacité baisser dans des proportions spectaculaires.

En le voyant entrer elle posa, surprise, le verre ballon qu’elle était en train d’essuyer.

Ma parole, mais c’est Monsieur Philippe ! Vous êtes de passage ?    

Il se fraya un chemin jusqu’au comptoir au milieu d’un groupe de conscrits qui manifestaient bruyamment leur passion indéfectible et affichée pour l’art du dosage de la Suze-cassis.

Je suis venu pour la propriété de mes parents. Vous savez sans doute que ma sœur et moi nous vendons  » Les Tilleuls « . Vous pourriez me réserver une table, près de l’horloge comtoise, comme au bon vieux temps ? J’ai un coup de fil à passer.

A peine fut-il assis qu’une petite serveuse, genre Star-Academy, lui apporta d’office une assiette de quenelles de brochet à la crème et un pot de Coteaux du Lyonnais. Il venait de commencer de déguster ces merveilles, totalement inconnues au restaurant des Cadres Sup’ de sa Société, lorsqu’il remarqua un client accoudé seul au comptoir, qui l’observait. Il devait avoir à peu près son âge mais pas son look. Casquette vissée sur le crâne, veste et pantalon de drap bleu, teint cuivré de ceux qui ont la peau tannée par les caprices des saisons, l’homme se décida brusquement et vint se planter devant sa table.

Je m’excuse de vous déranger en plein repas, mais j’ai cru comprendre que vous étiez le fils Ranvier et que vous êtes ici pour la vente des « Tilleuls » ? On m’a dit qu’ils allaient tout saccager, qu’ils y feraient des villas, un immeuble, que les arbres seraient arrachés. J’vais vous M’sieur : ça me rend malade ! Ne m’dîtes pas que c’est vrai au moins !

Philippe posa ses couverts, stupéfait par le ton de sincérité sans aucune acrimonie de son interlocuteur. Il ne sut que lui répondre : mais si, c’est vrai et j’en suis aussi malade que vous ! Et puis machinalement, il s’entendit lui dire : vous avez sûrement cinq minutes, prenez une chaise, asseyez-vous.

Et l’homme s’assit. Avec un naturel total il fit signe à la » Star-Academy » qui lui apporta dans la foulée une assiette de quenelles à la crème. L’heure qu’il passa alors avec cet inconnu, Philippe n’était pas près de l’oublier. L’homme lui expliqua que sa famille était l’une des plus anciennes du village et qu’il avait vécu, enfant, avec ses quatre frères et sœurs, à cinq cents mètres de la propriété, dans une modeste maison que son père, ouvrier dans une usine de Givors, avait pratiquement bâtie de ses mains. Et il lui avoua un secret : quand les parents de Philippe et leurs enfants étaient absents, ce qui était assez fréquent car ils ne quittaient Lyon pour » Les Tilleuls  » qu’au moment des vacances scolaires de printemps ou d’été, ou à l’occasion de week-ends de beau temps, la ribambelle de frères et de sœurs venaient squatter le parc qui, avec son hectare de superficie, ses coins et ses recoins, ses massifs et ses murets, sa prairie et ses grands arbres, revêtait aussi à leurs yeux émerveillés les dimensions et les mystères des grands espaces des films américains.

Mais attention, M’sieur, on n’a jamais fait de dégâts. Vous avez pu le constater. On l’aimait trop votre parc. On le respectait comme s’il avait été à nous. Une fois seulement, on n’a pas pu résister : on a construit une espèce de cabane dans les branches de l’un des deux tilleuls.

Philippe s’en souvenait parfaitement à présent. Ils avaient découvert cette plateforme, faite de vieilles planches et de cartons, lors d’un week-end de Pentecôte, mais toute la famille de son père s’était donné rendez-vous là et l’ambiance festive et animée avait rapidement chassé des esprits la préoccupation de résoudre l’énigme. Tout au plus avait-on demandé au jardinier de nettoyer l’arbre à la prochaine occasion.

La suite du repas, de sympathique devint rapidement presque chaleureuse. Une complicité s’établit entre eux et Philippe et » Jojo  » (son convive lui avait dit s’appeler Joseph Boyer mais que pour tout le village il était » Jojo « ) communièrent dans un même culte et une même nostalgie des heures de bonheur qu’ils devaient séparément, l’un et l’autre, à l’indicible charme du parc des « Tilleuls ». Une question toutefois tarabustait Philippe. Il finit par la poser.

Entre nous, dîtes-moi : par où passiez-vous ?

Jojo éclata de rire.

Au niveau de la croix, bien sûr ! Vous savez bien que le mur est moins haut à cet endroit. Il suffisait d’entasser quelques grosses pierres de  l’autre côté et le tour était joué. Il faut dire qu’à l’époque nous étions tous de sacrés acrobates ! Au fait, cette croix, je l’ai toujours trouvée drôlement belle ! Elle doit être ancienne, c’est sûr. Et elle doit avoir de la valeur. Si ça vous intéresse, mon beau-frère est tailleur de pierre, Compagnon du Devoir en plus. Je suis certain qu’il pourrait vous la séparer de son socle impeccablement .En tout cas, si vous êtes d’accord, je lui dirai qu’il passe chez moi samedi prochain. Tel que je le connais, il n’en aura pas pour longtemps.  

Philippe eut brusquement du mal à contenir son émotion. Ils étaient arrivés à la fin du repas. Il se tourna alors vers le comptoir. La mère Jomard s’affairait auprès de la machine à expressos. Il avait les yeux embués quand il l’appela.

Madame Jomard ! Vous pourriez nous ramener deux » vieilles prunes  » de votre réserve ? Je suis sûr que vous en avez encore ! 

Quelques minutes plus tard, Philippe et Jojo réchauffaient entre leurs mains deux verres à liqueur, d’où montait un parfum de mirabelle que seule l’alchimie d’une distillation pas très orthodoxe, mais transmise en héritage du fond des ans, pouvait élaborer.

Et Philippe, les yeux fermés sur cette merveille, se délectait aussi en silence en imaginant la tête qu’allait bientôt faire Norbert Perruchon-Jacquart, lorsqu’il passerait dans sa BMW noire le long du mur d’enceinte des » Tilleuls « , juste là où, de l’autre côté, il y a ce petit banc de pierre qui offre un vue si merveilleuse sur les ondulations vertes des Monts du Lyonnais…                                                                                  

 Rochefort du Gard, Février 2007