Señor Patillas


 

Jean-Claude Manaranche

 

C’est un matin comme il les aime. Soleil voilé qui a du mal à trouver sa place dans l’entrelacs de traînées jaunes et grises qui barre l’horizon à la sortie de la baie. Mer plate, hésitante, qui s’éveille en léchant paresseusement le squelette rocheux des collines. Les arbres ont beau s’accrocher de toutes leurs forces dans les moindres recoins des pentes, l’herbe rase se faufiler entre les affleurements, le décor impose une dominante minérale, rigide qui ceinture le petit port de pêche. D’où, probablement, le nom que depuis la nuit des temps les gens du coin lui ont donné : « le port attaché avec un nœud ». Mais il aime cet endroit, passionnément. Il dit de lui que c’est un des lieux les plus arides de la terre. Que les matins y sont d’une sauvage et âpre gaieté et les soirs, bien souvent, d’une mélancolie morbide.

Alors, il est sorti de très bonne heure en refermant doucement la porte de chêne de la maison aux murs crépis de blanc. Surtout ne pas réveiller celle qui dort encore, celle qu’il appelle sa « victoire ». Ou encore « sa colonne vertébrale ». Il a besoin de se ressourcer, de se mettre une nouvelle fois, selon son expression,  en osmose, en liaison ombilicale avec la totalité du vivant (mer, insectes, plantes), jusqu’à parvenir à participer « à ses pulsions cosmiques ».

Il laisse sur sa droite le quai où trois ou quatre barques vertes sont amarrées. Alberto, qui raccommode des filets avec son neveu, le voit passer et se diriger vers l’autre bout de la plage de galets, là où s’amorce le sentier qui s’enfonce dans le maquis des collines qui bordent la mer.

– Tiens regarde, petit, le Señor Patillas est tombé du lit !

– C’est son vrai nom, tío Alberto ?

– Mais non, c’est parce qu’il a une coupe de cheveux avec des pattes et il est en très fier.

Et c’est vrai qu’il en est très fier. Une excentricité, bien sûr, et ce ne sera pas la dernière. Mais il lui faut exister, exister à tout prix, se structurer, être lui-même, pas un autre, surtout pas  « l’autre », dont la photo, immense, trône toujours dans la chambre à coucher de ses parents.

Le sentier monte en pente douce en se faufilant dans un dédale de genêts, de buissons de fenouil et de lentisques. Il en connaît chaque tournant. Ses pas foulent des touffes d’euphorbes, mais aussi de thym qui projette des bouffées de parfum acidulées comme des cris. Il a hâte de rejoindre cet endroit unique, qui est pour lui un des hauts lieux où souffle l’esprit du sacré : ce cap, où les derniers rochers de la montagne viennent mourir dans la mer, pour, comme il le dit, échanger leurs souvenirs et marier leurs légendes millénaires ; là où il pourra se laisser emporter dans une méditation contemplative des  métamorphoses  qu’ils vont  lui offrir  au gré de ses propres déplacements. Ils n’en sont pas avares  d’ailleurs. Les pêcheurs de la région, les premiers, en ont été gratifiés, et cela, depuis des lustres. Alors ils ont donné des noms à ces apparitions : le chameau,  le moine,  la femme morte,  la tête de lion…Il  avait confié  un jour que dans ce perpétuel déguisement, il découvrait le sens profond de cette pudeur de la nature  qu’Héraclite enfermait dans une formule énigmatique :  « la nature aime se cacher ». Il ajoutait même qu’en observant les formes mobiles de ces rocher immobiles, il méditait sur les propres rochers de sa pensée. Il les aurait voulu semblables à eux : changeants au moindre déplacement dans l’espace spirituel, se contredisant, se faisant simulateurs, hypocrites, déguisés, vagues et concrets, sans rêve, sans brume de merveilleux, mesurables, contestables, physiques, objectifs, matériels et durs comme le granit. Alors, il les reproduit sur ses toiles. Car il peint le Señor Patillas. Il peint en essayant d’emprisonner l’infini de l’espace et l’éternité du temps dans un cadre minéral. La capture de l’espace-temps. Une sorte d’Einstein de la palette. L’espace remis en cause par la prédominance du vide et le temps anéanti par la trahison des horloges qui vont « s’écouler à sa place ». Mais aussi  une régression intime vers ce monde minéral afin de vaincre cette angoisse qu’il porte en lui depuis son enfance : l’angoisse de ne pas « être », d’être sans structure, d’avoir besoin de béquilles pour soutenir sa « forme », bref d’être « mou », de n’être qu’une entité molle. Ma femme, disait-il, m’avait construit une coquille de bernard-l’ermite, mais à l’intérieur je continuais à vieillir dans le mou, le super mou. Bref, tout le contraire d’un rocher.

Tout cela à cause de « l’autre », ce frère mort d’une méningite neuf mois avant que lui-même vienne au monde et dont, par-dessus le marché, (délit avéré de transfert par refus de deuil)  il a hérité du prénom ! Et à cause de cette chambre, la chambre de ses parents, un lieu mystérieux qui va à la fois l’attirer et le glacer, le fasciner et le pétrifier, avec sur un des murs, trônant en majesté, la photo de ce « double » à côté de la reproduction d’un Christ crucifié, peint par Vélasquez. Un double auquel il va se mettre à ressembler au point qu’il se crut mort avant de se sentir en vie : identifié de force à un mort, il n’avait pas d’image véritablement sentie de son corps, si ce n’est celle d’un sac mou et flou. D’où ses tableaux truffés de « béquilles »,  élevées à la hauteur d’objets de sacralisation (ce sont ses propres termes), instruments indispensables pour maintenir en équilibre une faible notion de la réalité qui lui semble fuir sans cesse. Et aussi le rôle essentiel de sa femme : sa « colonne vertébrale » qui en ce moment continue de sommeiller dans la chambre aux volets verts de la maison de pêcheur où ils se sont installés. Même à cet instant, alors qu’assis sur un affleurement de granit il entre en symbiose totale avec ce paysage dont il se sent tellement le prolongement qu’il ne quittera plus jamais ses toiles, il est à nouveau hanté par « l’autre ». C’est plus fort que lui. Il est fasciné par ce visage qui flotte entre ciel et mer : identique au sien comme deux gouttes d’eau, avait-il dit un jour ; même faciès de génie, même impression d’inquiétante précocité, bref, un premier essai de moi-même, conçu dans un trop impossible absolu. 

                        Le visage s’est enfin évanoui. Il est, comme il le souhaitait, remplacé par une esquisse, un projet encore flou qui lui permettra une nouvelle fois d’exorciser une autre de ses angoisses : la peur du réel. Ce monde de la réalité lui est souvent insupportable. Alors il va le pousser à tout prix vers l’imaginaire. Ou bien le filtrer en en faisant un vide parsemé de quelques vivants et de quelques objets qui semblent s’ignorer. Ou encore le neutraliser pour qu’il ne s’impose plus à lui. Pour cela tous les moyens sont bons : il le déforme et l’étire à sa convenance. Il  peut  même le rendre « mou », comme il se perçoit  lui-même, enfermé dans  sa coquille protectrice. Ou même le discréditer totalement, le tourner en dérision. Juste retour des choses : la subversion de l’apparence renvoyée en boomerang..

C’est à cet instant-là seulement qu’il se sent apaisé. En contrebas de la falaise les vagues viennent se briser avec un entêtement de chèvres. La tiédeur iodée qui monte doucement du fouillis des algues échouées sur le rivage l’emprisonne petit à petit dans sa nasse. Elle prend possession de tous ses sens : clapot des flaques entre les rochers, chamailleries rauques des mouettes, alternances de nappes de lumière naissante et de soubresauts d’obscurité, bouquet de parfums aux notes d’épices et de silice qui commence à s’insinuer comme une fumée entre les troncs des chênes verts et les rejets d’oliviers. Il lui semble que des racines de son corps se fraient nerveusement un chemin entre les plaques minérales de la colline et plongent avec volupté dans la  terre de ce paysage avec lequel, il le sait,  il ne fera qu’un, sa vie durant.

Pendant ce temps, comme une épreuve qui émerge lentement de son bain de révélateur, l’esquisse du tableau née des angoisses de la nuit est bel et bien en train de se structurer, de prendre corps, d’occuper l’espace de son imaginaire. Il est convaincu qu’elle  s’insérera bientôt dans l’une des séries de toiles les plus signifiantes de son œuvre car, plus que toutes les autres peut-être, elle sera à la fois création et thérapie. Cette thérapie que, parmi d’autres, il a mise au point, afin de faire disparaître symboliquement à volonté le frère persécuteur, condition indispensable pour qu’il puisse, enfin, apparaître  lui-même à sa place et qu’il appelle l’image double. Il va se rendre ainsi définitivement maître de la situation : peindre une première image, solidement ancrée dans ces paysages dont, encore une fois, ils se sent si proche, pour en faire surgir ensuite une seconde, fruit de sa volonté, mais instable, évanescente, que le moindre mouvement fera s’évanouir. Mise en scène de la mort de son double. Exit le frère. Et ce sera lui le metteur en scène. Triomphe de la vie ! De sa vie.

Alors cette scénographie se positionne dans son imaginaire. Cette plage à ses pieds, cernée de rochers tourmentés, ce banc de récifs à l’entrée de la baie vont planter le décor. La première partie de la plage occupera toute la moitié basse de la toile. Quelques objets y seront abandonnés sur la droite dans le sable : une étoffe, un cordage. Dans l’axe, un cheminement rejoindra le rivage précédé par la seconde partie de la plage, beaucoup plus étroite, arrondie comme un front et enchâssée dans un écrin des rocs et de récifs. En haut, au bout du cheminement légèrement bombé, dans la zone d’ombre qui précèdera la seconde partie, il y aura deux objets disposés symétriquement, comme des yeux, de chaque côté de cette sorte d’arête. Celui de gauche sera un chaudron renversé, l’embouchure tournée vers l’avant. Deux yeux vides. A la base de l’arête, plus bas, une zébrure molle horizontale, étirée comme une moue, la soulignera (animal échoué ? serpent ?) une esquisse de lèvres en tout cas. A ce stade de composition, il sait d’ores et déjà que la magie fonctionnera et, qu’une fois encore, il tournera en dérision cette réalité objective qu’il convoite et redoute à la fois.

La toile s’inscrit déjà devant ses yeux telle qu’elle sera bientôt sur son chevalet. S’imposant brusquement dans le paysage un visage le regarde fixement mais, Dieu merci, l’hypnose ne fonctionne pas, ne fonctionne plus, car c’est pour mieux s’évanouir aussitôt de par sa seule volonté à lui. Il est à nouveau l’artisan de la situation : ce qu’il vient de mettre en scène, c’est la suppression du frère mort et sa propre apparition en tant que témoin actif du réel.

La mission est accomplie : une fois encore, le voici armé contre son fantôme. Il est temps maintenant de prendre le sentier du retour. Sa canne rugueuse de berger a retrouvé la complicité confiante de sa main.

Il ne se retourne pas vers la crique, c’est inutile. La clef de la magie et son mécanisme sont désormais dans sa tête. Prêts à fonctionner.

*

 

*                     *

Lorsqu’il arriva de l’autre côté de la plage, au pied du chemin dallé qui menait à la petite maison de pêcheur au crépis blanc, il vit qu’Alberto était encore là avec le gosse assis devant lui, au milieu du déballage des filets et des casiers. Il le connaissait bien, et pour cause : ceux qui habitaient au fond de la baie se comptaient à cette époque sur les doigts des deux mains.

– Ola, Alberto !

– Ola, Señor Dalí !

Ce fut à ce moment précis que le soleil se libéra enfin de ses propres filets.

Il vint embraser de jaune et d’or la façade de la maison.

Salvador Dalí leva les yeux vers la fenêtre de la chambre. Gala y était accoudée, souriante, rayonnante, lumineuse comme une icône.

La madone de Port Lligat.

 

Rochefort du Gard, Août 2008

 

 

 

 

                 Sources :  

 DESCHARNES Robert, NERET Gilles, Salvador Dalí, Tashen Editeur   (1990)

– SCHMITT  Paul, Etude psychanalytique de la création chez Salvador Dalí, Editions ADAGP (DVD) (2005)

 

 

                    Apparition d’un visage et d’un compotier sur une plage

(Huile sur toile, 114,8 x 143,8 cm)

Hartford, Conn. : Summer Collection