Un casting d’"enfer"


deuxième prix au concours « Art et Lettres » de Rambouillet

Jean-Claude Manaranche

Elles étaient cinq. Cinq qui avaient été « sélectionnées » en début de matinée et qui se retrouvaient maintenant sur cette estrade en plein air, alignées immobiles sur leurs chaises, face à un public, bruyant, impatient, qui ne les quittait pas des yeux, pariant déjà sur celle qui jouerait le mieux son rôle. Un rôle écrit d’avance qui ne laissait pas de choix. Un rôle difficile. Béatrice tentait de s’y préparer. Elle était la plus jeune et elle était aussi la dernière de la » sélection « . Elle regardait les autres à la dérobée, en se penchant le plus possible sur sa gauche. Certaines des femmes avaient facilement dix ou quinze ans de plus qu’elle, la plupart n’était pas fardée. Elles semblaient venir de tous les milieux ; ça se voyait à leurs vêtements, à leurs coiffures. Il y en avait une qui faisait très « grande dame », moulée dans une robe fourreau grenat. Elle tourna brusquement la tête vers Béatrice. S’était-elle sentie observée ? En tout cas son regard lui parut vide, sans expression, comme si elle n’était pas concernée par la suite de la séance. Béatrice regarda alors le public. Il était nombreux, agglutiné devant la scène. Elle y chercha en vain un visage de connaissance. Elle n’en trouva aucun. Elle en fut soulagée.

De toute façon, s’il y avait un visage qu’elle ne risquait pas de voir, étant donné les circonstances, c’était bien celui de Frantz. Voilà près de cinq mois qu’il était parti et qu’elle était sans nouvelles de lui. L’avait-il oubliée ? Comment imaginer une chose pareille après ce qu’ils avaient vécu ensemble. Après ces dix-huit mois de complicité, envers et contre tout, cette sorte de pied de nez au destin ? Un destin qui les avait réunis par le hasard d’une cohabitation sur le même palier, dans cet immeuble ancien du centre ville, à deux pas de la gare. Béatrice y habitait alors depuis presqu’un an déjà, depuis ce mois d’octobre où elle était venue occuper son premier poste d’institutrice dans une des classes de CP de l’Ecole Jules Ferry. Il lui avait fallu pour cela quitter sa Normandie natale, abandonner la ferme de ses parents où elle se sentait si bien, une ferme nichée dans le bocage à une quinzaine de kilomètres de Saint-Lô. Elle y pensait souvent, surtout au début, quand le moral était en berne. Elle refaisait alors dans sa tête le chemin qui y menait depuis le carrefour de La Houssaye, sur la route de Villiers-Fossard. Elle se revoyait marchant le long de la charrière, encaissée entre les deux talus profonds coiffés de haies, caractéristiques de ce coin de la Manche, tandis qu’elle entendait au-dessus d’elle, derrière l’épais feuillage, tous ces bruits familiers qui révélaient la présence du troupeau de vaches rouges et blanches de son père : meuglements brefs, raclements de sabots, concert de mâchoires broutant ou mastiquant. Elle se surprit à évoquer à nouveau ce souvenir, alors que la première « candidate » de la rangée, à l’extrême gauche, sur l’ordre de celui qui paraissait être l’animateur de la séance (un grand brun d’une trentaine d’années aux cheveux noirs plaqués) venait de quitter sa place pour aller occuper une chaise vide sur le devant de la scène. Un concert de cris et de sifflets l’accueillait.

Béatrice fit un effort énorme pour l’ignorer, pour penser à autre chose, pour dominer son trac. Elle ferma à demi les paupières et laissa flotter dans sa mémoire le visage de Frantz, ses cheveux blonds sagement peignés, ses yeux bleus rieurs, presque enfantins, ces yeux qui l’avaient frappée lorsqu’elle l’avait croisé pour la première fois sur son palier. Il l’avait saluée en inclinant la tête, presque cérémonieusement. Elle en avait été étonnée, presque touchée : ce n’était pas la coutume dans les bals » popus » qu’elle avait fréquentés à Saint-Lô ou à Pont-Hébert. Ils s’étaient revus deux ou trois fois au cours de la quinzaine qui avait suivi. Elle s’en souvenait bien. Il avait bénéficié de l’octroi d’un studio dans son immeuble mais, de toute évidence, il était au début un peu perdu. Le dépaysement bien sûr. Des habitudes différentes. Une fois (elle ne put s’empêcher de sourire en dépit de son stress) il avait même frappé à sa porte pour lui demander si elle pouvait lui prêter un plan de la ville. « J’ai été retenu par mon travail, avait-il dit pour excuser son audace, et les boutiques étaient déjà fermés ».

Un soir où elle était redescendue pour aller voir au cinéma du quartier avec sa copine Huguette « Les Visiteurs du Soir », elle avait entendu de la musique à travers la porte de Frantz. Elle n’avait jamais rien entendu de pareil. Au point de s’arrêter un moment pour écouter au risque de se mettre en retard pour le début de séance (ce dont Huguette avait horreur !).

Mais elle se dit qu’en définitive tout avait réellement commencé ce jeudi d’avril où le temps était si beau après un interminable hiver suivi d’un début de printemps pourri, qu’elle avait décidé, en quittant l’école, d’aller se promener dans le parc de la mairie (tiens, mais au fait, c’était juste là, derrière l’estrade !) pour en profiter, pour offrir son visage au soleil, pour se gorger de cette lumière, de ces parfums aigrelets de bourgeons éclatés, de ces reflets tremblotants sur la surface du petit lac dont les deux cygnes avaient repris possession. Elle s’était assise sur un banc sous un tilleul pour feuilleter un catalogue de mode. Et c’était alors qu’il était passé devant elle, marchant d’un bon pas sur la petite allée couverte de gravillons ocre. Manifestement, il ne s’attendait pas à la rencontrer. Il s’était figé brusquement et l’avait saluée. Elle lui avait souri, comme ça, spontanément, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Après tout, n’avaient-ils pas à peu près le même âge ? Sans esquisser un pas, il lui avait simplement demandé en butant un peu sur les mots: « puis-je m’asseoir aussi un moment, s’il vous plait ? ». Elle avait acquiescé d’un signe de tête, en souriant à nouveau, et il était venu la rejoindre à sa droite. Au début il y eut d’abord un petit moment de silence. Puis vint celui des banalités sur la beauté de l’endroit et le renouveau de la nature. Bref, un grand classique. Ce fut elle en fait qui trouva la bonne clef En y repensant après coup et malgré la gravité et l’appréhension de sa situation présente, elle s’en sentit toute fière mais aussi un peu émue. Bref, elle lui avait parlé de cette musique qu’elle avait écoutée quelques instants à travers la porte de sa chambre et qui lui avait semblé si belle. Il parut sincèrement touché et demanda si elle se souvenait du jour précis où elle l’avait entendue. Elle répondit sans hésiter (ses sorties ciné n’étaient pas si fréquentes). Alors, le visage de Frantz s’éclaira :

– Mais oui, bien sûr, je me rappelle.

C’était le jour où j’ai acheté un disque dans la boutique qui fait l’angle de la rue Pasteur. J’ai la chance d’avoir un phonographe. Un cadeau de ma mère que j’ai ramené de mon dernier voyage chez moi. J’avais hâte d’écouter l’enregistrement. C’est une œuvre de Johannes Brahms. Superbe. Accepteriez-vous que je vous la fasse entendre. Quand vous rentrerez tout à l’heure. Ou peut-être maintenant, si vous n’avez rien de prévu. Il faut en profiter. Moi aussi j’ai fini mon travail et mon supérieur m’a laissé partir avec une grande claque dans le dos. « Dehors, mon garçon ! Je vous ai assez vu pour aujourd’hui ! ».Elle sentit du rose monter à ses joues. Pouvait-elle accepter une telle proposition ? Qu’allaient dire les passants qui les croiseraient et la reconnaîtraient. Ou la concierge de l’immeuble, la redoutable Mère Piquemard, qui surveillait toutes les allées et venues en tirant, quelle que soit l’heure, le pan du rideau au crochet qui masquait la porte vitrée de sa loge, au point que Béatrice avait fini par se persuader qu’elle lui en voulait personnellement. Ne lui avait-elle pas, huit jours plus tôt, fait des remarques désagréables au sujet d’une prétendue histoire de poubelle descendue trop tard en faisant du bruit ? « Vous n’êtes pas dans votre cambrousse ici, ma petite. Il faudra changer vos habitudes ». Béatrice lui avait lancé un regard noir en se contentant de marmonner pour elle-même, un vieux quolibet de son « pays » : « Parigot : tête de veau ; Parisien : tête de chien ». Et puis zut après tout ! Elle pensera ce qu’elle voudra la Mère Piquemard, et les autres aussi ! Elle s’entendit répondre :

– Pourquoi pas, c’est une chouette idée ;

– Une « chouette » idée ? C’est-à-dire ?

– Ben, une bonne idée qui me plait bien.

– Ah ! Je ne connaissais pas cette expression. Il faudra que je la retienne. Et c’est ainsi qu’elle découvrit le studio qu’occupait Frantz et la « Suite en fa majeur pour violoncelle et piano » de Johannes Brahms.

Alors qu’elle faisait un effort pour se repasser dans sa tête le mouvement préféré de Frantz, le second mouvement, « adagio affettuoso », les manifestations du public la replongèrent dans la réalité. La première « sélectionnée » venait de terminer sa « prestation » et descendait de l’estrade pour rejoindre une zone réservée, près d’un petit bâtiment qui faisait office de local d’entretien destiné aux jardiniers municipaux, afin d’y attendre la suite des évènements. Tandis que la suivante quittait la rangée pour rejoindre à son tour le devant de la scène, la voisine de Béatrice, une petite brune boulotte, mal fagotée, aux mains déjà calleuses malgré les vingt-cinq ans quelle devait avoir à tout casser, se tourna vers elle. Elle crut lire dans son regard tout le désarroi du monde.

– J’ai la trouille, murmura-t-elle, pas toi ?

– Tiens le coup, ce n’est pas le moment de flancher. Il y en a déjà une qui est passée ; tu as bien vu, après tout, ce n’est pas si long. Et en répondant cela, Béatrice fit un effort sur elle-même pour sourire à cette fille paumée, dont elle se demandait bien quelle profession elle pouvait exercer. Ouvrière à la chaîne ? Marchande des quatre saisons ? Elle ne le saurait jamais. Alors que la suivante entamait son épreuve, elle préféra s’évader à nouveau pour dominer sa propre appréhension. Et ce fut le visage de Frantz qui revint à son secours. Comme il vint à son secours à chaque fois que l’une des filles quittait la scène, sous la clameur déchaînée du public, pour être remplacée par la suivante. Béatrice avait tout simplement choisi de s’évader dans le passé en se projetant dans la tête le film de ce qui, finalement, avait été une parenthèse de bonheur.

Car après l’épisode de l’écoute de Brahms, ils s’étaient souvent revus. Il se montrait toujours aussi déférent, prévenant, agréable. Il l’avait invitée à écouter d’autres disques de musique classique, lui faisant découvrir Bach dont il lui soulignait « la rigueur associée à la richesse harmonique et mélodique ». Béatrice buvait littéralement ses paroles. De son côté, elle corrigeait ses rares fautes de français, lui apprenait de nouveaux mots, surtout d’argot, il faut bien le dire. Il lui avait expliqué qu’il avait une fonction de secrétaire-interprète qui le comblait car il nourrissait depuis son adolescence une véritable passion pour la culture française et l’art de vivre qu’elle a engendré. « Savais-tu, Béatrice, lui avait-il dit un jour, alors qu’il musardaient dans le parc, que l’un de nos proverbes dit « Heureux comme Dieu en France »» ? Ses connaissances en la matière étaient d’ailleurs bien supérieures à celles de Béatrice elle-même, origine sociale oblige. Il lui avait expliqué que ses parents possédaient une très importante scierie près de Schönegründ en plein Forêt Noire et qu’il avait fait ses études supérieures à l’Université de Fribourg-en-Brisgau et il avait ajouté en riant : « Elle est moins ancienne que votre Sorbonne mais elle remonte tout de même au quinzième siècle ! ».

Ce fut alors qu’elle se souvint de ce jour, un dimanche de fin de printemps, où il l’avait invitée à déjeuner sur les bords de Marne. Les autres convives jetaient des coups d’œil dans leur direction sans que Béatrice sache très bien ce qu’il fallait lire dans ces regards : de l’envie pour leur jeunesse et leurs rires ou…autre chose. C’était ce jour-là qu’il lui avait dit :

– Avais-tu remarqué que nos deux cultures se complètent, d’une certaine façon. Vous avez un trésor de grands auteurs (Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Victor Hugo…) que je ne me lasse pas de lire et relire, et nous avons donné des génies à la musique : Bach, Beethoven, Brahms, Wagner…). Mais, rassures-toi, nous avons aussi des poètes. Connais-tu Ludwig Ulhand par exemple ?

– Non, pas vraiment, confessa Béatrice, en baissant le nez sur l’imitation de gâteau qu’on leur avait servie.

– C’est mon préféré, veux-tu que je t’en cite quelques vers ?

– Oui, mais, s’il te plait, ne parle pas trop fort.

Alors, il se pencha vers elle et lui prit discrètement la main qu’elle avait reposée sur la nappe en papier. Il plongea ses yeux dans les siens pour lui murmurer :

« Gestorben war ich
Vor Liebeswonne ;
Begraben lag ich
In ihren Armen ;
Erwecket ward ich
Von ihren Küßen ;
Den Himmel sah ich
In ihren Augen ».

Amusé par l’air déboussolé de Béatrice, il la regarda un long moment en souriant avant de lui traduire le texte, toujours à voix basse :

« J’avais expiré
Sous les délices de l’amour ;
Je gisais enseveli
Dans ses bras ;
J’ai été réveillé
Par ses baisers ;
Et je vis le ciel
Dans ses yeux ».

Ils restèrent alors un long moment silencieux. Les yeux bleus de Frantz étaient devenus étonnamment sérieux. Ceux de Béatrice, pour la première fois de sa vie, s’étaient légèrement embués. Ce fut ce soir-là qu’elle le suivit dans son studio pour ne regagner sa chambre sur la pointe des pieds (Mère Piquemard oblige) qu’au petit matin.

Le souvenir était si puissant, la vague d’émotion qui la submergea si grande, que le décor s’était presque estompé, et les manifestations bruyantes du public amorties dans une espèce de coton illusoirement protecteur. Béatrice fut replongée brusquement dans la réalité par la voix grasseyante du grand type aux cheveux gominés qui s’était planté devant elle. Ce fut alors qu’elle prit soudain conscience qu’elle était la dernière en lice et qu’elle n’avait même pas réalisé que sa voisine, la petite boulotte paniquée, était déjà passée. Elle se leva dans un état second, titubante. Elle rejoignit la chaise laissée libre sur le devant de la scène sous les vociférations du public. Elle s’assit docilement et baissa la tête, obéissant à la poigne rugueuse de l’un des officiants. Elle fit un effort surhumain pour ne plus penser à rien, mais il lui fut impossible de retenir ses larmes lorsqu’elle vit tomber, une à une, sur l’estrade ses premières boucles de cheveux châtains dont elle était si fière. Elle distinguait des visages en contrebas, tordus de rires mauvais. Elle entendait des invectives qui devenaient incompréhensibles à force de s’entremêler. Elle sentit bientôt le froid et l’agression de la tondeuse qui achevait le « travail ». Et puis la caresse venimeuse d’un pinceau gluant que le type aux cheveux gominés lui passait sur le crâne. Elle sentit parfaitement le tracé appliqué d’une croix gammée qu’un concert de rires et de hurlements accueillit aussitôt. Elle vécut la suite dans un brouillard. Le type lui fit descendre un petit escalier pour rejoindre les autres, regroupées près du bâtiment des jardiniers en attendant le défilé en ville. Lorsqu’elle arriva en bas, une femme en furie déboula sur sa droite et lui cracha au visage en hurlant : « Tu l’as pas volé ! Salope! ». Elle reconnut entre deux sanglots le visage de la Mère Piquemard, la concierge qui avait arrondi ses fins de mois pendant plus de deux ans (pour être précis depuis avril 1942), en repassant et en amidonnant avec un soin méticuleux les belles chemises blanches de l’Oberleutnant Frantz Lindenschmidt.

Rochefort du Gard, février 2009