La demande en mariage


Jean Claude Manaranche

Une idée lui était venue brusquement et elle en avait été la première étonnée: «et si on apprenait à jouer la comédie…» Dans quelles circonstances pareille fantaisie avait bien pu germer? Marion avait cherché en vain la réponse. Elle finit par donner sa langue au chat. Après tout, peut-être tout simplement à la suite de cette semaine passée en Avignon l’été précédent avec Bastien. Une semaine de rêve à sillonner la ville, le programme du Festival OFF et le plan intra-muros à la main, à la recherche des spectacles retenus la veille en prenant leur petit déjeuner sur la place de l’Horloge. Elle s’était enthousiasmée pour cette ambiance unique, festive, bon enfant, colorée, pour les spectacles de rue devant le Palais des Papes, pour ce débordement d’affiches qui se bousculaient à l’assaut des grilles et des réverbères, pour les parades des troupes qui se croisaient dans une joyeuse concurrence à l’intérieur des remparts, pour les pizzas vite avalées avec un verre de rosé frais, entre deux pièces » à ne pas manquer », près des roues à aubes de la rue des Teinturiers ou sous les platanes de la place Saint Didier, pour la convivialité et la spontanéité d’un public toujours prêt à échanger des tuyaux sur les «perles» dénichées dans l’écheveau des centaines de troupes présentes, pour le contact exceptionnel avec les comédiens, sa proximité, sa complicité. Elle avait ri, quelques fois pleuré, dégustant les textes comme on sirote un cognac, plongeant avec émotion dans ce silence indéfinissable que seule une salle prise sous le charme est capable de distiller, pour le briser à la fin, après cinq ultimes secondes de recueillement, dans la communion d’une ovation qui lui donnait le frisson. Oui, c’était sûrement ça. Elle finit par s’en convaincre. C’était du domaine du coup de foudre. Elle décida d’en parler à Bastien à la rentrée de la Toussaint. Le moment était bien choisi: il avait retenu une table dans leur petit restau préféré près de la Fontaine Saint Michel pour fêter l’anniversaire de leur rencontre.

Deux ans déjà! Elle se revoyait à cette soirée à laquelle elle avait été à deux doigts de ne pas aller. Rien que l’adresse: boulevard Saint-Germain! N’importe quoi! C’était sûrement chez des « bourges ». Pas son genre, Ah, mais alors, pas du tout. Sa copine Christelle avait fini par la convaincre. «Tu verras, ils sont sympas. Il y a deux frères. Le plus jeune, Bastien est sorti de l’Ecole des Mines en juillet. Le second, Romain , son aîné de huit ans, un as de l’informatique, a créé sa petite start-up qui marche du feu de Dieu». Elle était passée la prendre rue Saint Vincent où elle louait au prix fort une minuscule chambre de bonne avec une vue imprenable, depuis le vasistas, sur les toits de la Butte Montmartre. Et Marion ne l’avait pas regretté. Ces bourges étaient parfaitement fréquentables, pas snobs pour deux sous, et, surtout, Bastien était tombé sous son charme, la questionnant sur ses goûts, sur ses études, sur ses lectures. Ils s’étaient découvert des passions communes: Magritte, Dali, le jazz Nouvelle-Orléans, le ski hors piste, le surf…Il avait été prévenant, attentif, soucieux de la mettre à l’aise et de l’introduire dans le cercle de ses amis les plus proches. Bref, ils ne s’étaient pas quittés de la soirée sous le regard mi amusé, mi envieux de Christelle qui lui avait décoché à plusieurs reprises des clins d’œil de connivence. Et voilà comment elle avait quitté un beau jour le vasistas de la rue Saint-Vincent pour venir s’installer avec Bastien dans un petit studio du 15ème arrondissement, avec cette fois, mais en se penchant bien, une vue imprenable sur la Tour Eiffel toute proche, au-delà de l’avenue de Suffren.

Ils avaient convenu ce soir-là de se retrouver directement au restaurant sans repasser par le studio. La date tombait en fait un peu mal. Marion, qui venait d’attaquer sa deuxième année à la Sorbonne en Master de « Lettres Classiques », avait un exposé à finir de préparer pour le lendemain, ce qui signifiait d’ultimes recherches en bibliothèque et sortir tard du Centre Universitaire Malesherbes, passage obligé pendant deux ans avant de pénétrer enfin dans les prestigieux amphis du Quartier Latin. Elle arriva essoufflée, son informe sac fourre-tout passé en bandoulière par-dessus sa parka vert moutarde. Ses joues, que la bise du Boul-Mich avait rosies, émergeaient à peine des multiples tours de son écharpe en grosse laine multicolore qui mettait en valeur ses cheveux bruns. Bastien, déjà installé à leur table favorite, la regardait venir vers lui tandis qu’elle fendait la foule des clients agglutinés près du comptoir, tout en lançant un grand sourire à Fredo, le patron, affairé derrière son bar. Il ne put s’empêcher de se dire pour la n’ième fois qu’elle avait vraiment une frimousse attendrissante. Celle-là même qui l’avait fait fondre, lorsqu’elle était apparue accompagnée de Christelle lors de la fameuse soirée du boulevard Saint-Germain. Elle se laissa tomber sur la banquette en riant, ce qui fit remonter l’écharpe jusqu’au bout de son nez, et lança avant de l’ôter:

– « Arma virumque cano, Trojae qui primus« , laissons Virgile et ses Troyens et passons aux choses sérieuses. Je meurs de faim!

Bastien, silencieux, la regarda avec tendresse. Pas de doute : c’était bien dans des moments comme celui-là qu’il fondait littéralement. Et il n’en revenait toujours pas.

Ce fut en dégustant son dessert préféré, des profiteroles dégoulinant de chocolat, qu’elle repensa à son idée de théâtre. Tout en passant un bout de langue gourmande sur ses lèvres, elle planta brusquement ses yeux bleus dans ceux de Bastien alors qu’il dégustait à petites lampées appliquées un sorbet citron à la vodka.

– Et si on apprenait à jouer la comédie? Qu’est-ce que tu en dis? C’est une super idée, non? Qu’en penses-tu?

Il faillit en lâcher sa cuillère.

– Tu parles sérieusement? Tu nous vois nous inscrire au Cours Simon, toi avec ton Master à préparer et moi avec mon premier job, cerné par une bande de types dont les dents de devant traînent par terre?

– Il ne s’agit pas de ça. Qu’est-ce que tu vas chercher! On pourrait juste le faire pour s’amuser, pour le fun. Il suffit de trouver un ou deux copains qui mordent au truc. Tiens, ton frère, pourquoi pas! On cherche une pièce dans le répertoire, marrante de préférence, pas trop longue bien sûr, on répète à nos moments perdus, juste pour rigoler, pour éliminer le stress, moi celui des partielles, toi celui de tes collègues carnivores. Et puis un beau jour on se lance. A nous les planches! Les occasions ne manquent pas: le bal des anciens de ta boîte, la réunion annuelle des collaborateurs de la start-up de ton frangin (elle nota qu’il avait tiqué au mot « frangin« , réaction Boulevard Saint-Germain sûrement), et j’en passe…

Il l’observait en souriant, nota qu’elle avait bien léché toutes les traces de chocolat et resta silencieux un long moment.

– Décidément, Cerise, tu m’étonneras toujours.

C’était le surnom qu’il lui avait donné.

*

* *

Les choses en étaient restées là. Ils n’avaient plus abordé le sujet, sauf de temps en temps, sur le ton de la boutade, et toujours venant de Marion: «Alors quand est-ce qu’on y monte sur les planches. Tu sais que le Festival « OFF », c’est dans moins de six mois!».

Il faut dire que, les « Fêtes » passées, ils s’étaient retrouvés particulièrement occupés, Marion surtout qui avait entrepris de se trouver un petit job afin d’arrondir des fins de mois qui en avaient de plus en plus besoin. Elle avait privilégié le domaine de l’aide à la personne, après quelques expériences douloureuses de baby-sitting auprès de mioches braillards chez des bobos de l’avenue de Suffren, et grâce aux relations familiales de Bastien elle avait finalement été mise en relation avec une très vieille dame, d’origine russe, qui vivait dans un immeuble cossu du 16ème arrondissement, à deux pas de la station « Passy ».

Elle lui avait donné rendez-vous un lundi, en fin d’après-midi à la sortie des cours. Elle se retourna instinctivement lorsqu’elle se retrouva de plain pied dans la petite rue en pente qui dominait la Seine, alors que la rame du métro aérien s’enfonçait dans les profondeurs de la colline de Chaillot: un pâle soleil d’hiver tentait de semer des reflets jaunes sur les façades de la rive gauche. Cinq minutes après, elle appuyait sur le bouton de l’interphone. Bref: l’adresse idéale, à deux pas du studio : elle pourrait même rentrer à pied. Une chose la frappa lorsqu’elle pénétra dans le vestibule: un parfum complexe, suranné, avec des notes de naphtaline, qui évoquait les parquets cirés et les tapisseries passées. Une double porte à petits carreaux sertis de cuivre menait jusqu’à l’escalier, dont la base de chaque marche était soulignée, elle aussi, par l’éclat d’une barrette dorée destinée à maintenir en place un tapis bordeaux à motifs géométriques, garant de la permanence d’une ambiance feutrée à tous les étages. Sa future « cliente » habitait au troisième. Marion opta pour l’ascenseur qui, se dit-elle, ne déparait pas le cadre: cabine en bois vernie, porte métallique grillagée, seconde porte en losanges articulés, boutons d’étage en céramique sur support doré. Elle sourit et ne put se retenir de murmurer: «troisième étage: vêtements pour dame, linge de maison, couture…». Elle s’efforça de reprendre son sérieux au moment de sonner à la porte palière. Non sans avoir vérifié le nom figurant en lettres curvilignes sur la plaque: « Tatiana Ivanovna ».

Une domestique sans âge (longue robe grise boutonnée, cheveux tirés en arrière, retenus par un chignon) vint lui ouvrir et la pria d’attendre au salon. Marion ne s’était jamais trouvée de sa vie au milieu d’un tel décor. Elle osa à peine s’asseoir tant ce qui l’entourait la fascinait. La fascinait et la ravissait car depuis l’adolescence elle avait toujours été attirée par le mobilier et les objets anciens, avec une préférence pour les 18ème et 19ème siècles. Bastien la taquinait souvent sur le temps qu’elle était capable de passer à déambuler dans les allées du Louvre des Antiquaires. Et là, elle était gâtée. Elle détailla l’ensemble avec gourmandise. Le plafond, très haut, ouvragé de stucs: deux rosaces couronnant l’accroche des lustres à pampilles de cristal, complétées par une ceinture moulurée qui courrait à l’aplomb des murs, revêtus d’ une tapisserie vieux rose à volutes florales. En face de la double porte d’accès, deux hautes fenêtres encadrées de rideaux assortis, retenus par des embrasses à pompon et à boucles de bois. Elles éclairaient généreusement sur le mur opposé un meuble qui retint tout particulièrement son attention. Il s’agissait d’une commode Empire en bois sombre à trois tiroirs et plateau de marbre gris, soulignée aux angles par deux cariatides en bronze. Elle servait de support à deux vases de la même époque, eux aussi en bronze, mais platiné et doré, ornés chacun de deux sirènes à double queue. Marion eut ensuite le regard attiré par la cheminée en marbre qui occupait une grande partie du fond de la pièce, mais surtout par les quatre tableaux qui l’encadraient, quatre grandes lithographies, beaucoup plus hautes que larges, disposées deux par deux de part et d’autre de la hotte, avec chacune un sujet unique: une jeune femme très « Belle Epoque », aux vêtements diaphanes et vaporeux, où dominaient des tons passés, violets et roses. Celles qui ornaient les cadres accrochés à droite, entre la cheminée et la seconde fenêtre, étaient représentées de face, en pied, dans un décor lumineux, sur fond de paysage végétal se détachant sur un horizon lointain au ciel d’un bleu soutenu. Des lianes dans un cas, des fleurs à très hautes tiges dans l’autre venaient souligner, ici le drapé de la soie de la robe tombant jusqu’aux pieds, là les arabesques d’un longue ceinture flottant comme un voile. Celles de gauche, au contraire, étaient orientées de profil, dans un éclairage allant en s’atténuant d’un tableau à l’autre, la première accoudée rêveuse contre la branche d’un arbre, le menton dans la main, sa robe aux tons bleus gris parsemée d’éclats de soleil couchant, la seconde assise endormie au milieu d’un bosquet sur un fauteuil rustique, sa joue droite posée sur son bras qui en enserrait le dossier, avec en arrière plan un bouquet de cyprès se fondant progressivement dans un ciel de pleine lune. Marion était sous le charme. Elle allait d’un tableau à l’autre, découvrant à chaque fois un nouveau détail, le semis de fleurs roses et blanches qui soulignait les bords des encadrements, le décor façon vitrail au sommet en arc brisé qui emprisonnait les modèles, lorsqu’elle entendit dans le couloir un pas lent accompagné du petit choc répété d’une canne sur le parquet. Elle revint rapidement vers le groupe de fauteuils crapauds, recouverts de velours vert disposés devant les deux fenêtres, non sans avoir eu le temps de remarquer, adossé au mur opposé à la cheminée, un bureau dos d’âne à trois tiroirs qui mettait en valeur deux chandeliers en bronze, dont le pied était un angelot, en équilibre sur la jambe droite et dont la main droite brandissait fièrement un groupe de trois bougeoirs décorés de motifs floraux entrelacés.

Son hôtesse marqua un temps d’arrêt au seuil de la double porte, discrètement guidée par sa domestique. Elle avait à l’évidence une très mauvaise vue mais elle se tourna néanmoins spontanément vers Marion et lui sourit. Celle-ci lui trouva tout de suite une « allure folle », comme elle se plut à le répéter à Bastien qui, le soir même, la pressait de question. Tout en elle inspirait une sorte de respect admiratif: son port de tête qui mettait en valeur une chevelure argentée dont la coiffure n’était pas sans rappeler celles des jeunes femmes des quatre lithographies, son maintien droit, bien à l’appui sur la canne à bec de canard, sa longue jupe violette rehaussée d’un corsage au fin col de dentelle que fermait une broche camée en pierre aux tons sépias et que complétait un gilet fines maille en cachemire gris chiné.

– Ainsi donc voici ma petite lectrice. Asseyez-vous, ma colombe, que nousbavardions un peu, le temps qu’Olga nous prépare la thé. Vous verrez, elle excelle dans cet art. Vous aimez le thé, je présume?

– Oh, oui, Madame, répondit Marion qui, impressionnée, avait presque failli esquisser une révérence avant de prendre place sur le fauteuil que son hôtesse lui avait désigné, le dos tourné à l’une des fenêtres du salon.

– Parfait. Je vais pouvoir vous faire découvrir ce que nous appelons chez nous le « Goût Russe », lancé, il y a bien longtemps, par les élégantes de Saint-Pétersbourg. Par les moscovites aussi, bien sûr, mais pour l’élégance elles repasseront, croyez-moi, ma colombe, et il paraît que c’est toujours vrai! C’est un mélange de Darjeeling et de thé noir chinois.

Ce fut ainsi que s’amorça la conversation. Tatiana Ivanovna avait, de toute évidence, étudié avec soin le court CV que Marion avait joint à son courrier. Elle l’interrogea longuement sur ses études littéraires, sur ses auteurs préférés, sur ses projets d’avenir. Elle le faisait d’une voix claire et raffinée, légèrement chantante, qui savait ménager de courts silences pour en structurer le rythme. Une pointe d’accent slave à la Popesco y ajoutait un piment discret. Marion l’écoutait, fascinée. La mission qui l’attendait était simple: venir une fois par semaine pendant environ deux heures, mais en ménageant une certaine souplesse en fonction de son emploi du temps, afin de rendre à son hôtesse le plaisir d’une lecture dont ses yeux défaillants la privaient.

– Pour ce qui est des journaux, des revues, l’assistance d’Olga me suffit mais je voudrais me replonger dans les grands auteurs russes, avait-elle précisé, et ça, c’est une autre affaire, croyez-moi. Et elle avait ajouté malicieusement : mais rassurez-vous, ma colombe, pas dans le texte! Je me contenterai d’une bonne traduction en français! « La Pléïade » est là pour ça, Dieu merci!

Puis elle demanda à Marion quelles connaissances elle avait en la matière. L’avait-elle abordé dans le cadre de ses études? Et si oui, quels ouvrages avait-elle eu l’occasion de lire? Marion s’efforça de rester naturelle car son expérience était mince. Elle put heureusement citer Dostoïevski grâce aux « Frères Karamazov » offerts deux ans auparavant par sa tante lors de son anniversaire. Elle se souvint qu’elle avait marmonné alors «quelle idée!», mais, repentante et surtout reconnaissante, elle lui tressa sur le champ une couronne. Et puis elle se souvint qu’en juillet en Avignon une troupe avait joué « Les Ames Mortes » de Gogol . Bastien avait tenu absolument à y assister: deuxième couronne, pour lui cette fois! Ses références étaient un peu minces mais l’honneur était sauf. Tatiana Ivanovna n’en laissa rien paraître. Bien au contraire: elle lui sourit avec une indulgence complice.

– Savez-vous, ma colombe, que cette histoire d’ »âmes mortes » est inspirée d’un fait divers réel de l’époque. Vous vous souvenez du sens de l’expression: il s’agit de serfs décédés qui restent néanmoins inscrits dans les effectifs d’une exploitation, et continuent donc, jusqu’au recensement quinquennal suivant, de gonfler les impôts dus par les propriétaires fonciers concernés. Tchitchikov, le héros de la pièce (un escroc), propose de les « racheter », afin de les affecter ensuite fictivement à un autre domaine, acquis à vil prix, afin d’en décupler la valeur, Mais savez-vous surtout que l’idée du sujet n’est pas de Gogol?

– Mais, non, Madame. Je l’ignorais. Comment est-ce possible?

– Figurez-vous que c’est ce trublion de Pouchkine, cet incorrigible coureur de jupons, qui lui en a fait cadeau. Et, par-dessus le marché, la pièce a bien failli n’être jamais écrite, car

Gogol l’avait abandonnée au profit de son chef d’œuvre: « Le Revizor ». Et puis voilà que l’année suivante, en 1837, alors que Pouchkine s’est depuis longtemps acheté une conduite, c’est sa femme qui fait des siennes. Coquette, dispendieuse, traînant son époux de fêtes en fêtes, elle s’entiche d’un officier français. Le tout Saint-Pétersbourg bruisse de rumeurs. Des

pamphlets circulent. Pouchkine y est proclamé « Co-adjuteur du Grand Maître de l’Ordre des Cocus et Historiographe de l’Ordre ». A l’époque, on ne badinait pas: c’est le duel et, pour finir, deux balles de pistolet dans le ventre. Gogol est effondré. Pour lui, le débutant, Pouchkine déjà reconnu comme un génie littéraire, était une idole. Il clame haut et fort que son chagrin est «plus profond que celui ressenti lors de la mort de son propre père» et que « Les Ames Mortes » sont un «legs sacré» du disparu. Et il se remet au travail.

Ce fut à ce moment qu’Olga entra discrètement avec le samovar. Elle le déposa comme un objet précieux sur la table basse qui séparait Marion de son hôtesse. Il trônait sur un plateau en nacre de forme hexagonale, orné d’un décor de feuillage et de fleurs sur fond noir au milieu duquel, au dessus de deux paons, voletaient des oiseaux. Elle disposa au bon endroit les deux tasses en porcelaine et la coupelle en métal argentée garnie de boudoirs.

– Servez d’abord Mademoiselle, Olga. Ce sera une forme d’intronisation.

Le thé se révéla une merveille. Marion en était bluffée. Elle se promit d’en parler à Bastien.

– Je sens que vous appréciez, ma colombe. C’est un mélange de quimen et de ching woo. La boutique est à deux pas d’ici, rue de l’Annonciation. Je m’y sers depuis vingt cinq ans! Je vous la recommande.

Lorsqu’elles eurent terminé, Tatiana Ivanovna désigna à Marion un livre posé sur la table basse. Elle ne l’avait pas remarqué. C’était un volume ancien, relié, qui devait traîner derrière lui une longue histoire.

– Nous n’allons pas nous séparer sans nous livrer à un petit essai. Ouvrez-le au hasard et faites-moi la lecture. Il s’agit justement du « Revizor » dans une très vieille édition du Seuil, donc en français, cela va sans dire.

Marion éprouva un court moment d’appréhension. Cela lui rappelait de mauvais souvenirs de « partielles », à l’occasion desquelles son manque de confiance en soi lui avait quelquefois joué des tours. Elle appliqua un ou deux trucs retenus lors d’un stage de sophrologie et se lança.

– Le gouverneur à lui-même: «et non seulement tu deviendras un objet de risée, mais il se trouvera encore un barbouilleur, un écrivassier, pour te fourrer dans une comédie . Ah! C’est trop vexant! Ni le titre ni le grade ne l’arrêteront, et tous crieront, applaudiront. De quoi riez-vous? C’est de vous-mêmes que vous riez!» ….

Au fur et à mesure qu’elle lisait, Marion prenait de l’assurance. Son auditrice l’interrompit au bout d’une dizaine de minutes.

– C’est parfait, ma colombe. Vous avez une voix agréable, très musicale, et vous savez donner vie à votre texte. Je sens que nous allons bien nous entendre, petite sorbonnarde (sans nuance péjorative, bien au contraire). Puis-je compter sur vous dans une semaine, à la même heure? Si toutefois cela reste compatible avec votre emploi du temps.

Marion accepta avec une joie contenue. Elle se leva pour suivre son hôtesse qui abordait quelques détails pratiques, concernant notamment le tarif horaire qu’elle lui proposait. Tout en l’écoutant, elle ne put s’empêcher de marquer un léger temps d’arrêt, pour lancer un dernier coup d’œil aux quatre lithographies qui l’avaient tellement impressionnée lors de son arrivée. La vieille dame s’en aperçut.

– Je vois avec plaisir que vous semblez apprécier mes quatre beautés. Hélas, elles ont, pour moi, beaucoup perdu de leur rayonnement, de leur netteté et même de leurs couleurs. Mais leur douceur et leur charme sont gravés dans ma mémoire. Ce sont quatre œuvres caractéristiques de ce qu’on a appelé au début du vingtième siècle « l’Art Nouveau ». Elles ont été exécutées en 1899 par un peintre tchèque, Alfons Mucha, qui a fait une grande partie de ses études artistiques à Paris.

– J’ai rarement vu quelque chose d’aussi délicat, d’aussi ravissant. Ces quatre jeunes femmes sont comme dans des écrins. Elles irradient.

– C’est la série que Mucha avait intitulée « Les Heures du Jour ». Elles se suivent de droite à gauche, depuis la grande fenêtre jusqu’au mur de la commode Empire: « Eveil du matin », « Eclat du jour », « Rêverie du soir », « Repos de la nuit ». C’est à mon défunt mari que je dois ces merveilles. Il avait une galerie d’art dans le Marais et il adorait cette époque. Il en était même un expert reconnu.

– Je ne connaissais pas du tout cet artiste.

– Il était tout à fait atypique. Il s’était lancé dans le dessin alors qu’il marchait à peine. Il faut dire que sa mère lui attachait très souvent un crayon autour du cou! Lorsqu’il est venu poursuivre sa formation à Paris, il n’a pas hésité à signer un contrat de six ans avec le Théâtre de la Renaissance pour y réaliser des affiches de spectacles. On lui doit même des œuvres à la gloire des biscuits « LU », de marques de bières et de champagne, et j’en passe.

Ce fut donc ainsi que se passa la première rencontre entre Tatiana Ivanovna et Marion, une Marion qui redescendit sur un petit nuage vers la Seine et le pont de Bir Hakheim, encore sous l’effet d’un « enchantement » qu’elle avait hâte de faire partager à Bastien. Leur dîner, ce soir-là, se déroula sous le signe de la Belle Epoque, de la littérature slave et de la « Sainte Russie ».

*

* *

Ce fut donc avec enthousiasme que Marion inaugura ses fonctions de lectrice auprès de Madame Ivanovna. Celle-ci choisit d’abord de se plonger dans l’actualité littéraire et lui

laissa, pour débuter, le choix de l’ouvrage: il y avait le premier jour, sur la table basse, le Goncourt, le Renaudot et le Médicis. Marion choisit machinalement le Goncourt mais se garda d’avouer qu’elle ne l’avait pas lu.

Au fil des semaines qui suivirent, une familiarité amicale, presque chaleureuse, se tissa entre les deux femmes. Marion attendait avec plaisir, pour ne pas dire impatience, le moment de sonner à la porte de l’appartement de Passy. Elle avait trouvé en Tatiana, selon sa propre expression, une sorte de « grand-mère de conte de fées», frustrée qu’elle était de ne voir qu’une fois ou deux par an, et encore pas toujours, celle qui lui restait, une grand-mère paternelle recluse dans un bled perdu, au fin fond des Pyrénées. Quant à son auditrice, Marion n’avait pas tardé à comprendre qu’elle était ravie de reporter sur elle un trop plein d’affection complice que l’absence d’une fille avait privé d’exutoire. Car petit à petit Tatiana Ivanovna se laissa aller aux confidences. Il ne se passait pas une séance de lecture sans qu’au cours de la sacro-sainte cérémonie du thé moscovite, ou plutôt pétersbourgeois, elle évoquât un épisode de sa saga familiale.

– Aviez-vous remarqué, ma colombe, dit-elle un jour, le fort bel homme dont la photographie trône en bonne place sur le dessus du bureau dos d’âne?

Marion se tourna et découvrit entre les deux chandeliers en bronze un portrait qui lui avait effectivement échappé. C’était un cliché en noir et blanc, à la patine légèrement jaunie, serti dans un cadre métallique argenté, qui représentait un militaire tête nue, presque chauve, arborant une moustache à l’ancienne qui retombait en V de part et d’autre du menton. Son uniforme, sanglé jusqu’au cou, était orné de deux épaulettes et d’une seule décoration.

– C’est un de nos héros nationaux, dit Tatiana, avec une pointe de fierté dans la voix.

Je parle de l’armée impériale, vous vous en doutez bien sûr. Il s’agit de Nicolaï NikolaÏevitch Ioudenitch, commandant de l’armée du Caucase pendant la Grande Guerre, et qui avait écrasé les turcs à Erzincan en 1917. Hélas, un an après, les bolcheviks prenaient le pouvoir et Ioudenitch l’exil. Pas pour longtemps. Dès juillet 1919 il rejoignait les rangs de la guerre civile et devenait commandant en chef de l’armée blanche sur le front de la Baltique. C’est là que mon grand père paternel, Leonid, a eu l’honneur de servir sous ses ordres. Il était dans son état-major. Il a volé avec lui de victoire en victoire: Iambourg, Gatchina, Krasnoïe Selo! Mais le 20 octobre, Trotski, le chef de l’armée rouge a été le plus fort. Il a fallu battre en retraite, se réfugier en Estonie, se faire évacuer par les Britanniques. Et mon grand père s’est retrouvé à Paris, où ma grand-mère l’avait précédé avec Sergueï, mon père. Ioudenitch, notre modèle familial, avait pour sa part préféré la Côte d’Azur. Il est enterré au cimetière russe de Nice.

Une autre fois elle lui expliqua la raison de son attachement presque sentimental au 16ème arrondissement.

– Vous savez, ma colombe, après le coup d’état des bolcheviks, tous ceux qui n’entraient pas dans les critères des nouveaux maîtres ont vite compris que c’était, comme d’autres, hélas, le vivront plus tard: «la valise ou le cercueil». Beaucoup, comme mon grand-père, choisirent Paris, d’autres la Côte d’Azur. Mais il y avait de tout dans cette vague de déracinés: des princes désargentés et des financiers florissants, des ouvriers du Parti Social Démocrate et des industriels tsaristes. Beaucoup s’accrochèrent à la chimère du « Retour ». Ils formèrent donc de véritables colonies. Les moins aisés dans le 15ème, attirés par la proximité des emplois de l’industrie automobile. Rendez-vous compte: un ouvrier russe sur six chez Renault! J’entends encore mon grand-père en plaisanter: «Allons faire un tour à Billankoursk!». Et dans le 16ème, ceux qui en avait les moyens. Dieu merci, c’était le cas de ma famille. Cet appartement en témoigne: j’y ai passé toute mon enfance. Inutile de vous dire que j’étais élève à Janson-de-Sailly, le premier lycée parisien à enseigner la langue de Tolstoï. Rendez-vous compte qu’à deux pas de chez mes parents avait habité Alexandre Fédorovitch Karenski, l’ancien chef de notre gouvernement provisoire! Alors, ma colombe, ne croyez pas trop mon compatriote Joseph Kessel (Tiens, bonne idée quand même, pourquoi ne pas le relireaprès tout ?) quand il décrit «les prince avilis, les grandes dames vendant des fleurs, les officiers de la garde et les amiraux de la flotte impériale devenus serveurs, cuisiniers, portiers». Il avait beaucoup d’imagination, l’animal!

Marion continuait de se laisser « enchanter », comme lors de la première entrevue, par ces évocations et ces révélations qui lui ouvraient les portes d’une autre époque, d’un autre monde, d’un autre milieu. De retour le soir au studio, lorsqu’elle retrouvait Bastien pour le dîner dans leur kitchenette (celle d’où l’on voyait la Tour Eiffel en se penchant!), elle était intarissable. Elle était, comme lui avait dit souvent sa mère «excitée comme une puce». Le rose lui montait aux joues, ses yeux d’un bleu profond brillaient, mettant en valeur les boucles brunes de ses cheveux. Bastien, lui, la regardait, comme toujours, en souriant, attendri par son enthousiasme.

Un jour où Tatiana avait été particulièrement prodigue en confidences sur son entourage, sur sa vie mondaine, elle se décida à lui poser une question qui, depuis quelques temps déjà, lui brûlait les lèvres: comment avait-elle rencontré son mari, ce propriétaire de galerie d’art, dont elle lui vantait le goût si sûr et les compétences d’expert reconnu en matière d’Art Nouveau. Le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne se fit pas prier!

– Oh! Ma colombe! Ce fut un jour béni à tous points de vue. Rendez-vous compte: un jour de Pâques orthodoxe. Nous étions allés en famille à la cathédrale Alexandre Nevski, rue Daru. Vous connaissez? C’est dans le 8ème. Il faut vraiment la visiter, c’est une merveille. Nous étions en train de bavarder avec l’archimandrite Vladimir (une « figure », croyez-moi, célèbre pour son opulente barbe poivre et sel et sa connaissance parfaite du slavon, l’un des deux anciens idiomes slaves de l’orthodoxie), lorsqu’une autre famille nous a rejoints, des relations d’affaire de mon père. Nous avons d’abord échangé des propos de circonstance: «Prazdmikom! Khristos Voskressié (Joyeuses Fêtes! Christ est ressuscité!)». Mais moi, déjà, je n’avais d’yeux que pour le fils aîné. Mon Dieu qu’il était beau. Un vrai dandy romantique. Une chevelure à la Pouchkine! Le coup de foudre. Un an plus tard à peine, nous étions mariés. Inutile de vous dire que pendant toute la durée de notre vie commune, nous n’aurions, pour rien au monde, manqué un office de la Résurrection rue Daru.

– C’était pour vous, je l’imagine, plus qu’un anniversaire.

– Je ne vous le fais pas dire. C’était un pèlerinage. Que dis-je, un pèlerinage? Une action de grâce, ma colombe!

Marion fut profondément émue par cette évocation. Lorsqu’elle en parla à Bastien, le soir même, elle le fit sans son excitation et son enjouement coutumiers. Mais avec un très léger sourire qui ne parvenait pas à effacer une touche de gravité, et qui, faute de faire naître à ses joues ce rose qu’il aimait tant, vint napper son regard d’un soupçon de mélancolie. Comme si elle avait su merveilleusement capter et surtout retenir celle qui, à l’évidence, avait, lors de ce moment privilégié, envahi Tatiana.

Et puis, tout naturellement, arriva ce jour où Marion en vint elle aussi aux confidences. Comment cela se produisit-il? Elle aurait été bien en peine de l’expliquer. Ce qui est sûr, c’est qu’elle éprouva le besoin de confier à Tatiana ce qui depuis plusieurs mois revenait la titiller régulièrement: son envie de jouer la comédie. A son grand étonnement, celle qui était, au fil de ces rencontres, devenue, en dépit de la différence d’âge, une sorte d’amie du premier cercle, reprit la balle au bond avec un enthousiasme juvénile. Marion grava l’instant dans sa mémoire. Elles venaient de faire la pause après la lecture de plusieurs chapitres de « Guerre et Paix ». Olga avait déjà versé dans les tasses en porcelaine le mélange de quimen et de ching-woo cher aux élégantes de Saint-Pétersbourg. Tatiana oublia son ton posé habituel, éclata presque de rire et s’exclama en reposant sa tasse à peine entamée:

– Quelle merveilleuse idée, ma colombe! Vous avez la voix de l’emploi: le phrasé, la diction, le sens du rythme et des silences. Une voix qui porte, qui capte l’attention…

Bref, elle ne tarissait pas d’éloges et Marion en restait bouche bée.

– Mais, Madame, c’est que je n’ai jamais essayé. La voix ne suffit pas. Il faut savoir se déplacer, être à l’aise dans son corps, maîtriser sa gestuelle. Et puis, mon ami, Bastien, n’est pas du tout tenté. Il a un frère, Romain, qui a huit ans de plus que lui. Je m’étais dit que nous pourrions faire cette expérience ensemble, comme une petite troupe. Il ne lui en a même pas parlé.

– Je vais lui tirer les oreilles, moi, à votre Bastien. Non, mais, je rêve! Refuser une idée pareille, à son âge. C’est du gâchis! Que fait-il dans la vie l’élu de votre cœur?

– Il a fait l’Ecole des Mines. Il est ingénieur dans une grosse boîte à Vélizy.

Et bien, voici une raison de plus, ça le sortira de ses ordinateurs, de ses calculs, de ses plannings et de ses réunions diverses et variées qui doivent lui scléroser les neurones. Il est temps que je m’en mêle. Il en va de votre avenir et de votre équilibre. Croyez-en Tatiana Ivanovna. D’ailleurs, j’ai la solution. Mais à une condition: il faut enrôler, bon gré, mal gré, le frère dans l’aventure.

– Ah, bon, dit Marion, mi amusée, mi interloquée. Et c’est quoi la solution?

– Mais,Tchekhov, ma colombe, Tchekhov, tout simplement. Réfléchissez. Vous êtes jeunes, vous êtes débutants, vous voulez vous amuser. Il vous faut une pièce courte, enlevée, simple, gaie, dans laquelle vous pourrez vous « éclater », comme dit à tout bout de champs le fils d’un de mes neveux. Tchekhov vous apporte tout cela sur un plateau. Vous connaissez Tchekhov, bien sûr?

Cela tombait bien. Marion avait vu « La Mouette » quelques semaines plus tôt. Elle put parler de la pauvre Nina, le personnage central et, se souvenant d’un petit historique lu à l’entracte dans le programme que lui avait remis l’ouvreuse, elle ne fut pas peu fière de mentionner que la « première » en 1896 avait été un tel échec que la grande actrice russe de l’époque, traumatisée par l’hostilité du public, en avait perdu la voix.

– Rassurez-vous, ce que j’ai à vous proposer est d’un genre tout à fait différent! Une exception dans le théâtre du bon docteur Tchekhov qui, il faut bien le dire, n’a rien de désopilant, en dépit de son génie et de son universalité. C’est vrai que toutes ses pièces sont des drames du quotidien. J’ai lu un jour qu’il avait écrit (c’est resté gravé dans ma mémoire): «La vie est uniquement faite d’horreurs, de soucis et de médiocrités». Mais il avait des circonstances atténuantes, le pauvre: une enfance terrorisée par sa brute épaisse de père qui maniait le fouet pour un oui ou pour un non, une vie partagée entre le travail, les factures et les médicaments (il est atteint d’une tuberculose qui finira par l’emporter). Et, pourtant, au milieu de tout ce pessimisme, trois petites perles de drôlerie, très courtes,dont on dirait qu’il a presque honte car il les qualifie lui-même de «plaisanteries en un acte»: « La Noce », « L’Ours » et surtout « Une Demande en Mariage » qui est exactement la pièce qu’il vous faut. Il y a trois personnages: Tchouboukov, un propriétaire terrien, Lomov, son voisin qui est amoureux de sa fille, et donc sa fille Natalia. Un rôle en or! Je vous y vois, ma colombe. Le rôle est fait pour vous! Dans celui de Lomov: votre ami Bastien, cela va de soi. Quant à celui du père, il devrait aller comme un gant au frère de Bastien, moyennant un peu de maquillage, bien sûr, et le jeu de scène qui va avec. Qu’en dîtes-vous?

Marion ne savait que répondre. Elle était à la fois interloquée et séduite. L’enthousiasme de Tatiana était communicatif. Elle s’imagina un court instant entrant en scène, en costume d’époque (ça se loue, après tout!), donnant la réplique aux deux garçons. La pièce était courte, le défi devrait être à leur portée. Elle devrait arriver à les convaincre. Tatiana la regardait en souriant. Elle devinait aisément, au regard rêveur de sa protégée, les idées qui se bousculaient dans son esprit. Elle percevait son trouble. Elle vint à son secours en appelant Olga à laquelle elle demanda de lui amener la traduction du texte de Tchekhov. «Vous la trouverez facilement, elle est sur l’étagère du bas, au tout début à gauche».

En attendant le retour d’Olga, elle résuma pour Marion l’argument de la pièce.

– Comme l’a dit Tchekhov lui-même: c’est «un vaudeville à la française». C’est une pièce sur l’impossibilité de se maîtriser: à partir d’un évènement simple, va se déclencher un enchaînement de situations menant tout droit aux frontières de la folie. Les trois personnages sont, en fait, des querelleurs, des chicaneurs. C’est plus fort qu’eux. Donc, Tchouboukov, un propriétaire terrien, une espèce d’ours mal léché, reçoit son voisin Lomov, propriétaire lui aussi, apparemment en bonne santé mais, en fait, hypercondriaque à l’excès, venu lui demander la main de sa fille Natalia. Tout commence bien. Le père est aux anges, il appelle sa fille et alors tout va dégénérer: d’abord pour une sombre histoire de bornage de pré, puis pour une dispute à propos des qualités comparées de deux chiens de chasse. Et cela jusqu’à l’évanouissement du prétendant que les deux autres vont croire mort. Vous m’avez comprise: c’est une demande en mariage totalement démystifiante dans laquelle l’amour n’a jamais la parole. La légende veut que Tchekhov soit mort en disant la dernière réplique. Permettez-moi toutefois d’en douter. Ça vous a un petit relent de « syndrome de Molière ».

Olga entre temps avait apporté le texte.

– Tenez, ma colombe, lisez et imaginez un peu votre entrée en scène. Vous arrivez côté cour. Vous êtes soudain en pleine lumière, vous percevez les mille et une palpitations du public dans le grand trou noir qui a remplacé la salle. On est au début de la Scène III, si ma mémoire est bonne. Lomov fait les cent pas dans le salon, vous vous arrêtez sur le seuil, vous simulez la surprise:

NATALIA: Ah! Tiens! C’est vous! Et papa qui me dit: va, il y a un marchand quiveut de la marchandise. Bonjour, Ivan Vassilievitch!

LOMOV: Bonjour, estimée Natalia Stepanovna!

NATALIA: Pardon, j’ai mon tablier et ne suis pas en toilette. Nous trions des petits pois pour les faire sécher. Pourquoi, depuis si longtemps, n’êtes-vous pas venu à la maison? Asseyez-vous. Voulez-vous déjeuner ?

LOMOV: Non, merci, j’ai déjà mangé.

NATALIA:…Mais qu’est-ce là? Vous êtes, il me semble, en habit? En voilà une nouveauté! Allez-vous au bal? Par parenthèse, vous avez embelli. Vraiment, pourquoi êtes-vous si élégant?

– Mais plus loin, croyez-moi, dit Tatiana, le ton va changer. Jetez un coup d’œil à la fin de la scène.

Marion, amusée, tourna les pages et repris sa lecture.

LOMOV (portant la main à son cœur) Les Petits-Prés-aux-Bœufs sont à moi! Comprenez-vous? A moi!

NATALIA: Ne criez pas, je vous prie! Vous pouvez crier et vous érailler la voix de colère chez vous, mais ici, je vous prie de ne pas dépasser les bornes!

LOMOV: N’était, mademoiselle, cet effroyable, ce douloureux battement de cœur, si mes artères ne battaient pas dans mes tempes, je vous parlerais autrement. (Il crie). Les Petits-Prés-Aux-Bœufs sont à moi!…

– Bientôt, ils vont en venir aux insultes. Allez à la pèche, ma colombe. Elles ne manquent pas.

Marion sauta directement au cœur de la dernière scène.

LOMOV: …vous êtes un intrigant

TCHOUBOUKOV: Quoi? Je suis un intrigant! (Il crie.) Taisez-vous!

LOMOV: Un intrigant!

TCHOUBOUKOV: Gamin! Morveux!

LOMOV: Vieux rat! Jésuite!

Marion s’arrêta de lire pour rire de bon cœur. Tatiana était ravie. Elle sentait qu’elle était arrivée à ses fins..

*

* *

Inutile de dire que le dîner de ce soir-là se termina fort tard. Bastien se laissa emporter dans un véritable tourbillon. Marion n’avait jamais aussi bien mérité son surnom de « Cerise »: elle était, une nouvelle fois, rouge d’excitation, intarissable sur Tchekhov et son œuvre, enthousiasmée par la réaction et les encouragements de Tatiana. Ce fut une capitulation en rase campagne. Bastien se retrouva, mi consentant, mi amusé, irrémédiablement prisonnier du personnage de Lomov. Et mis en demeure, sous le charme du regard amoureux de ce qu’il considérait comme les « yeux d’un bleu profond » les plus beaux du monde, d’enrôler son frère dans l’aventure. Le samedi suivant à 5 heures de l’après-midi, comme il sied dans la meilleure société, il était assis avec « Cerise » devant une tasse « goût russe » dans le grand salon de Passy. Tatiana n’eut donc pas à lui «tirer les oreilles». Il s’était incliné cérémonieusement devant elle et Marion comprit tout de suite, au regard furtif qu’elle lui adressa, qu’elle lui trouvait (elle le lui avouera plus tard), «un charme fou». Son succès fut complet lorsqu’il lui annonça qu’il avait réussi, à sa grande surprise, à convaincre son frère qui, finalement, avait trouvé l’idée «plutôt sympa». La conversation roula donc sur la manière d’aborder la pièce, sur le regard, caustique mais tendre (suivant l’expression de Tatiana), que l’auteur portait sur ses personnages (qui, ajoutait-elle, sont, certes, ridicules mais n’en demeurent pas moins foncièrement attachants), sur les traits caractéristiques de « l’âme russe » que les acteurs se devaient surtout de bien toujours garder à l’esprit afin d’en imprégner leur jeu:

– Croyez-moi, mes mignons, insista Tatiana, cette notion d’âme russe n’est pas une légende. Nous, les slaves, sommes accoutumés à sauter de la passion à l’exaltation en dépit de la fatalité qui nous colle à la peau. C’est ce que quelqu’un a joliment appelé: «le sourire avec la larme à l’œil». A vous de l’exprimer, de le rendre sensible au spectateur.

Ils la quittèrent ravis avec, dans le sac de Marion, trois exemplaires du texte de Tchekhov que Madame Ivanovna avait chargé Olga d’aller acheter chez Gibert au Quartier Latin. Bastien s’inclina pour la seconde fois en prenant congé. Il nota à nouveau la longue jupe violette et le gilet en cachemire qu’elle portait lorsqu’elle avait reçu Marion lors de leur premier contact, et que celle-ci lui avait tant vantés. Mais elle avait choisi pour cette nouvelle occasion un corsage blanc classique qui mettait en valeur un bijou que Marion n’avait cessé d’admirer pendant toute la durée de leur entretien: un œuf pendentif de Fabergé, bleu cobalt, serti dans une monture dorée, terminée, à la façon d’une embrasse, par deux pompons miniatures. Ils en parlaient encore lorsqu’ils prirent le métro à Passy pour rejoindre Romain du côté de Tolbiac, où sa jeune femme, Sophie, une ancienne étudiante des Beaux Arts, les attendait à l’occasion du vernissage de sa première exposition: un succédané de Miro et de Kandinski, mais après tout, il faut bien débuter. Et puis les canapés avaient été commandés chez Lenôtre et le crémant de Bourgogne chez un vigneron de Nuits-Saint-Georges, vaguement apparenté à sa famille. Ils devaient bien ça à Sophie: dans le microcosme du Boulevard Saint-Germain, on se serre les coudes.

Et ce fut donc ainsi que le miracle se produisit. Romain, contre toute attente, ne fut pas, des trois, le moins enthousiaste. Ils se lancèrent dans les répétitions avec délectation, tantôt chez eux, tantôt chez Romain, des répétitions ponctuées de fous rires, qui se révélèrent rapidement un dérivatif précieux au stress et aux tracas quotidiens, inhérents aux jobs des deux frères, mais aussi aux périodes de surmenage dans le cas de Marion. Ils prirent bientôt conscience qu’ils ne pouvaient plus s’en passer. Ils s’étaient, avec passion, glissés dans la peau de leurs personnages. Ils naviguaient dans la pièce comme dans un monde familier, un monde parallèle devenu jubilatoire.

Et un beau jour se posa, bien sûr, la question: et maintenant?

Une première évidence s’imposa. Ils se devaient de partager ce bonheur avec Tatiana Ivanovna que, bien entendu, Marion avait mise dans la confidence. Rendez-vous fut donc pris en milieu d’après-midi, par un beau dimanche de la fin du mois de mai. La date convenait parfaitement: entre les « partielles » pour l’une et des projets de budgets à préparer pour les deux autres, leurs occupations respectives les avaient bloqués à Paris pour le week-end.

Tatiana avait, pour la circonstance, fait signe à trois amis faisant partie de ce qu’elle appelait avec un sourire énigmatique sa « garde rapprochée » («oui, je sais, ça fait un peu tsariste, ajoutait-elle, mais que voulez-vous, on ne descend pas de l’élite pétersbourgeoise pour rien»). L’un d’entre eux pourtant, avec ses petites lunettes rondes, son costume étriqué, et son soupçon de barbiche, évoquait plus le commissaire du peuple que l’officier de l’armée blanche. Elle le présenta avec une certaine déférence: «Boris Stepanovitch, ancien fonctionnaire du « Quai ». Il a été longtemps en poste dans les ex-satellites soviétiques et au Moyen-Orient». Il s’inclina cérémonieusement devant Marion qui, confuse, se muta immédiatement en « Cerise »!

Olga avait modifié la disposition des sièges afin de dégager un espace scénique dans le prolongement de l’entrée du salon, devant la première fenêtre, afin de permettre aux trois compères d’être libres de leurs entrées et sorties au gré de l’intrigue, en utilisant le corridor comme coulisses. Trois chaises suffirent pour planter le décor du salon de Tchouboukov. Les spectateurs installés autour d’une Tatiana souveraine, la « scène première » put débuter. Et ce fut donc Romain qui se lança.

TCHOUBOUKOV, venant à la rencontre de Lomov: Mon mignon, que vois-je? Ivan Vassilievitch! Tout à fait heureux! (Il lui serre la main). En voilà vraiment une surprise mon vieux! Comment allez-vous?

Le trio avait une pèche d’enfer, une excitation jubilatoire. Le « public », de toute évidence, se régalait. Le rythme ne se démentit pas jusqu’à la scène finale, où les amoureux réconciliés, les voeux échangés, le père comblé, les chicaneries à propos des qualités de leurs chiens respectifs reprennent de plus belle.

NATALIA (Marion): Mais…cependant, convenez, au moins maintenant, qu’Ougadaï est moins bien qu’Otkataï?

LOMOV(Bastien) : Il est meilleur!

NATALIA: Pire!

TCHOUBOUKOV: Voilà le bonheur conjugal qui commence! Du champagne!

LOMOV: Meilleur!

NATALIA: Pire! Pire! Pire!

TCHOUBOUKOV, tâchant de crier plus fort: Du champagne! Du champagne!

Il ne leur resta plus qu’à s’incliner suivant la tradition. La partie était visiblement gagnée. Le « public » les applaudit chaleureusement. Et commentaires et compliments allèrent ensuite bon train autour du samovar et des boudoirs d’Olga. Boris Stepanovitch se fendit même pour Marion d’un éloge ampoulé dans lequel il était question d’une actrice superbe du Bolchoï «qu’il avait bien connue».

*

* *

Et puis arrivèrent bientôt les vacances. Tatiana Ivanovna déserta Passy pour les hauts de Nice où elle avait ses habitudes dans le « quartier des poètes », chez son neveu Vassili. Elle y emmenait Olga et papotait au soleil avec ses innombrables relations de la « colonie russe », en évitant soigneusement ceux qu’elles et ses amis appelaient « les moujiks mafieux enrichis». Le trio, quant à lui, était resté longtemps sous le charme de leur première expérience théâtrale et du plaisir de l’accueil réservé à leur interprétation par les amis de Tatiana. Ils l’évoquaient souvent, en parlaient à leur entourage. Ce fut ainsi que Sophie les mit en relation avec l’animateur d’une émission littéraire sur une radio associative de forte audience. Il préparait pour le dernier trimestre une soirée « Théâtre et Musique » dans une petite salle du quartier de l’Odéon. La pièce de Tchekhov avait la durée idéale pour ce genre de programmation. Il n’eut aucun mal à les convaincre. Dès la mi-octobre, ils se relançaient dans les répétitions. Entre temps Marion avait repris le chemin de l’appartement de Passy, où elle avait retrouvé avec joie une Tatiana plus « pétersbourgeoise » que jamais.

Et puis le grand jour arriva. C’était un samedi à 19h30. Ils avaient rejoint le théâtre une heure avant, afin de se préparer, de planter le décor (c’étaient eux qui devaient faire l’ouverture): trois fauteuils amenés dans le break de Romain suffirent. Pour ce qui était des costumes, une copine de Sophie, qui tenait une boutique de fripes dans les allées du Marché Biron aux Puces de Saint-Ouen, n’avait eu aucun mal à trouver de quoi les transformer en bourgeois russes très crédibles de la fin XIX ème!

On était à un quart d’heure à peine de la levée de rideau. La salle était pleine. On entendait le brouhaha des voix et des rires, jeunes pour la plupart. Marion venait de jeter un coup d’œil en entrebâillant légèrement les deux tentures rouges lorsqu’elle entendit qu’on l’appelait dans les coulisses. C’était l’un des organisateurs:

– Une dame demande après toi à l’entrée annexe (il n’osa pas dire à l’entrée des artistes).

– Savez-vous ce qu’elle me veut? Le moment est vraiment mal choisi!

– Aucune idée, ma belle!

Marion décida néanmoins d’y descendre en courant. A sa grande surprise, elle se trouva nez à nez avec Olga.

– Ah! Mademoiselle Marion! Je suis bien heureuse de vous trouver. J’ai un petit paquet à vous remettre de la part de Madame Ivanovna.

Marion s’excusa de ne pouvoir s’attarder plus longtemps. Elle défit le mystérieux paquet tout en montant quatre à quatre l’escalier de service. Il contenait un sac rose en feutrine fermé par un léger cordon. Elle l’ouvrit alors qu’on allait sonner les trois coups. Elle lut d’abord un billet très court que Tatiana avait dû dicter à Olga: «pour que tu sois encore plus brillante, ma colombe, et pour te porter chance!». Et elle sortit du sac l’œuf pendentif de Fabergé qu’elle avait tant admiré avec Bastien. Ce dernier s’apprêtait à entrer en scène avec Romain. Elle se rendit compte à quel point le bijou était assorti aux tons de sa robe. Elle l’agrafa à son cou sans réfléchir.

La représentation se passa à nouveau comme dans un rêve. Les premières répliques échangées, ils se sentirent tous les trois dans un état second. Ils étaient littéralement portés par le public, dont ils dégustaient les réactions et les rires comme ils l’auraient fait d’un concerto. Ils se laissaient emporter par l’euphorie, par l’exaltation qui montaient progressivement en eux. Un tonnerre d’applaudissements ponctua la dernière réplique de Romain: «Du champagne! Du champagne!». Et le rideau tomba. Marion avait les larmes aux yeux.

Lorsqu’ils revinrent saluer, plusieurs spectateurs se levèrent. Bientôt les autres suivirent. Il y eut une bonne demi-douzaine de rappels. Ce fut alors que Marion remarqua au premier rang une jeune femme d’une quarantaine d’année qui lui souriait comme beaucoup de spectateurs, mais dont le regard revenait régulièrement sur le pendentif de Tatiana. Et puis il fallut bien s’arracher à cette euphorie. Ils se retrouvèrent tous les trois devant les portes de ce qui servait de loges et s’étreignirent longuement entre rires et émotion.

Il y eut un break assez long avant la programmation suivante (Le quatuor en si bémol majeur de Mozart par un ensemble amateur de la Cité Universitaire). Alors qu’elle s’apprêtait à regagner la salle, Marion vit venir à elle la spectatrice du premier rang qui avait attiré son attention.

– Je tenais à vous féliciter, vous et vos partenaires, pour votre interprétation de la « Demande en mariage ». C’est une des meilleures à laquelle il m’ait été donné d’assister. Vous avez introduit une composante dans votre jeu qui a été une découverte pour moi. («L’âme russe», pensa tout de suite Marion). Si! Si! Je vous assure. Ce n’est pas du boniment. Pour tout vous dire, je suis du métier. Je dirige une petite salle en Avignon, rue des Teinturiers. Ah, bon! Vous connaissez? Je n’irai pas par quatre chemins: je suis en train de préparer ma programmation pour le prochain Festival OFF, et j’ai un problème avec une troupe qui ne peut pas assurer les quatre semaines initialement prévues. Je me retrouve avec un trou entre le 24 et le 30 juillet. Est-ce que ça vous dirait de vous lancer. C’est en soirée, à 21heures. Si vous acceptez, je vous ferai un prix.

Marion, éberluée, se tourna vers les deux autres larrons qui avaient assisté à l’entretien. Elle vit immédiatement dans leurs regards qu’ils ne résisteraient pas. Son interlocutrice aussi, bien sûr:

– Prenez quelques jours de réflexion. Je vous laisse ma carte. Ah! Et puis je voulais vous dire: vous avez un pendentif superbe. C’est un Fabergé, j’imagine…

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Marion porta l’œuf bleu cobalt à ses lèvres et elle eut une pensée émue pour Tatiana.

Et ce fut ainsi que prit naissance une nouvelle troupe d’amateurs:

« La Compagnie des Moujiks de Grenelle ».

Rochefort du Gard, février 2011