Enfin une fille !


Depuis trois ans Claude suit des cours de piano avec Cécile, la sœur de mémère Lalonde, qui lui donne une heure de cours tous les samedis matins, si possible, du printemps à l’automne. Elle en donne aussi à d’autres enfants afin de subvenir à ses besoins financiers et contribuer aux frais du logement où elle vit sur la rue Ste-Clothilde, à Saint-Henri, avec Mémère Lalonde. L’apprentissage du piano n’est pas facile pour Claude. Il garde en mémoire ses cours de piano au Collège Notre-Dame où il progressait avec difficulté. Il n’a aucune patience pour les longues répétitions. Or celles-ci sont essentielles pour apprendre. Cécile veut qu’il répète sa leçon hebdomadaire à la maison, au moins une heure à tous les jours. Claude apprend par cœur quelques morceaux comme la Danse hongroise ou La donna è mobile. Mais au contraire de son ami Duhamel, il est incapable de retrouver à l’oreille les notes des airs populaires tout en jouant l’accompagnement de la main gauche. C’est pourtant cela qu’il aimerait faire et sur quoi il s’acharne..

Le samedi 7 septembre 1946, Antoinette l’envoie tôt le matin à son cours de piano, qui a généralement lieu à 10:00. Dès 8:00, le voilà déjà sur son vélo. Il en a normalement pour vingt minutes. Il se dirige vers le canal de l’aqueduc de Montréal qu’il longe jusqu’à la 5ième avenue et le traverse. Puis, ce sont les quartiers de Ville-Émard et de Côte-St-Paul jusqu’au canal Lachine. Et de là, à la rue Ste-Clothilde, parallèle à Notre-Dame Ouest, près de Saint-Rémi. Cécile lui annonce que le cours de ce samedi sera spécial et qu’il durera toute la journée. Une séance intensive pour lui permettre de briser ce mur d’incompréhension qui l’empêche de progresser. Claude n’a pas idée de ce qu’elle raconte et est tout surpris que sa mère ne lui ait pas parlé de cela. Cécile lui apprend qu’ils iront avec Mémère Lalonde manger chez l’oncle Paul à midi. Et en début d’après-midi, ils iront au marché Atwater acheter des fruits et des légumes. Par la suite, ils rentreront pour deux heures additionnelles de cours et de répétitions avant qu’il ne rentre à la maison.

À la fin du premier cours, elle l’astreint à une heure de pratique durant laquelle elle vaque aux affaires de sa maison et bavarde avec Mémère Lalonde dans la cuisine. Claude perçoit qu’il y a quelque chose qui se passe. Mais quoi? Sa répétition terminée, Cécile l’auditionne, le corrige et le fait recommencer plusieurs fois. Un enfer ! Il est saturé et ne sent plus ses doigts. Heureusement, il est midi. Ils partent à pied vers la rue Dagenais où vivent l’oncle Paul et la tante Jeanne. Claude aime bien son oncle Paul qui lui manifeste toujours beaucoup de sympathie et qui s’intéresse à ses études et à sa vie de collégien. C’est un autodidacte, racé, plus cultivé que la moyenne des gens. Claude apprécie sa compagnie. Vers deux heures, Paul les conduit au marché. C’est un endroit que Claude affectionne. Il engage la conversation avec les enfants des cultivateurs, venus aider leurs parents. Il se rappelle les excursions, lorsqu’il était enfant, chez les familles de sa parenté, cultivateurs à Mont-Rolland. Ceux du marché lui semblent plus prospères. En tout cas, «ils sont plus propres», comme il en fait la remarque à sa grand’mère. Ils sont de retour chez Cécile vers trois heures et demie. En rentrant, mémère Lalonde fait un appel téléphonique. Revenant au salon, c’est avec un grand sourire qu’elle lui annonce qu’il peut rentrer à la maison. Il y a décidément quelque chose dans l’air, se dit Claude.

Comme il fait beau, il rentre lentement et musarde au parc de Ville-Émard où il retrouve des copains. Il arrive finalement vers quatre heures à la maison, laisse son vélo dans la cour et entre par la porte de la cuisine. Charles-Émile est là qui l’attend. À peine rentré, il entend les pleurs d’un bébé. Il regarde son père sans trop comprendre ce qui se passe. Celui-ci lui annonce que sa mère à accouché durant la matinée d’un beau bébé, en parfaite santé et que c’est une fille !

Claude est abasourdi. À 14 ans, il ne savait même pas que sa mère attendait un bébé. Il n’a aucune idée de la façon dont naissent les bébés. Des amis lui ont, bien sûr, parlé du bébé qu’attendait sa mère. Il a fait part de la chose à Antoinette. Elle lui a répondu qu’il s’agissait de « folies et de ne pas parler de cela». On ne parle jamais de sexualité à la maison… Sujet tabou ! Elle lui répète seulement ce qu’elle lui a raconté. Ce sont les cigognes qui apportent les bébés le matin. Naïf comme pas un, Claude ne pose pas plus de question. Quant à sa mère, elle n’osait pas aborder avec lui les mystères de la procréation. Pour l’instant, son père l’emmène voir sa mère dans la chambre aménagée dans le salon double. Avec un sourire indescriptible, elle lui présente sa petite sœur Francine. Il n’en croit pas ses yeux. Qu’elle est belle, avec sa peau toute blanche et ses beaux cheveux qui semblent blonds. Il s’approche de sa mère et l’embrasse tendrement. Il sent les larmes lui monter aux yeux. Il en est tout gêné. Antoinette lui explique que c’est parce qu’il est très heureux. Sur les entrefaites, Pierre-Paul arrive. Lui aussi a dû quitté précipitamment la maison, ce matin. Charles-Émile l’a réveillé et, après un déjeuner avalé en vitesse, l’a conduit à l’épicerie de l’oncle Bibeau, à Saint-Henri, où il a passé la journée avec son gros cousin Marcel. C’est l’oncle Bibeau qui le ramène. Si son frère est tout aussi surpris que lui de découvrir sa nouvelle petite sœur, il semble tout le moins au courant de ce qui devait arriver.

Antoinette rayonne de bonheur. Les événements lui donnent raison puisqu’elle est retournée voir le docteur Archambault et a refusé obstinément d’accoucher ailleurs que dans son lit. Francine est en bonne santé et tout va bien. Son plus grand rêve enfin réalisé, elle oublie les déboires et les déceptions de la dernière année. Elle peut enfin se consoler de la perte d’Adhémar et d’Alain. Elle a sa fille. Elle va en prendre soin. Elle va la choyer. Elle va tout faire pour elle. Elle la veut la plus belle, la plus gentille, la plus intelligente. Elle va se remettre à épauler Charles-Émile. Ensemble, ils vont retrouver leur belle maison. Elle est prête à tout pour ses enfants. Francine lui donne un regain d’énergie, un goût de travailler fort, un espoir nouveau. Elle a repris confiance en l’avenir. Charles-Émile aussi reprend des forces. Il se remet à rêver et est prêt à foncer. Les déceptions récentes se fondent dans les souvenirs.