Le bowling


Les affaires de Charles-Émile marchent rondement. Les revenus du commerce, combinés à ses commissions sur les transactions immobilières qu’il fait chez Trudeau Realties lui permettent de faire face à toutes ses obligations. Mais il veut faire mieux et se lancer à son compte. Il en a marre de ne se contenter que d’une partie de la commission. En effet, Trudeau Realties en garde 50% pour couvrir les dépenses, les annonces dans les journaux et sa marge bénéficiaire. Malgré tout, il n’est pas pressé et analyse toutes les options qui s’offrent à lui. Avec son ami Coulombe ils discutent les possibilités de créer une nouvelle entreprise de vente immobilière.

Leurs échanges durent quelques mois. Finalement, les deux hommes décident de créer l’agence «Dupras & Coulombe». Charles-Émile quitte Trudeau et se lance à son compte, associé à parts égales avec son ami Coulombe. Au début, les affaires sont plus difficiles que prévues. Leur inventaire de propriétés à vendre est mince car les clients potentiels hésitent à confier leur bien à une nouvelle entreprise. C’est qu’il en existe plusieurs autres à Verdun, établies depuis longtemps, qui ont largement fait leurs preuves. C’est le cas de Trudeau et de Masse & Gauthier. Charles-Émile et son associé font beaucoup de sollicitation, annoncent leurs services dans les journaux locaux,le «Messager de Verdun» et le «Guardian». Petit à petit, les vendeurs viennent à eux. Mais les progrès sont plus lents qu’escomptés.

Un jour, Charles-Émile reçoit la visite du propriétaire d’un bowling et de salles de billard à Drummondville. L’homme est originaire de Verdun et il a vu les annonces de «Dupras & Coulombe» dans les journaux. Son commerce compte 48 allées de bowling, en plus d’une salle de snooker de dix tables. Ses affaires sont bonnes, dit-il, mais il se dit fatigué et décidé à vendre. Charles-Émile pourrait-il lui trouver un acheteur ? Piqué au vif, sa passion pour ce jeu et son flair d’homme d’affaires l’amènent à considérer attentivement ce dossier. Bien familier avec ce milieu, le père de Claude décortique les chiffres que lui présente le propriétaire et se met à rêver qu’il s’agit peut-être de la chance de sa vie. Il a tôt fait de remarquer que le commerce ne roule qu’à 50-60% de sa capacité, ce qui est bien loin des résultats qu’obtiennent les propriétaires de ce genre de commerce à Verdun. S’il pouvait augmenter l’achalandage, il pourrait, dans un temps relativement court, faire un très gros profit. Il établit un plan de deux ans pour faire de cette affaire une excellente affaire.

Il en parle à Antoinette et lui dit qu’il faudra vendre le commerce pour financer l’achat de cette entreprise. Elle ne dit mot car elle désire, depuis quelque temps, arrêter de travailler et vendre leur commerce. Il prend son silence pour un consentement. Il se rend à Drummondville et y reste une semaine. Tous les jours, il fréquente le bowling et les salles de snooker. Tout yeux et tout oreilles, il observe et prend des notes. À son retour à Montréal, il confirme à Antoinette que l’affaire se présente bien et qu’il a déjà trouvé preneur pour leur commerce. Le principal ennui est qu’il devra demeurer seul à Drummondville pendant les deux prochaines années mais à chaque semaine il passera une journée à Crawford Park. Il estime que ce sacrifice en vaut bien la chandelle. C’est une très bonne affaire pour la famille à moyen terme.

Avant de prendre une décision finale, il rencontre un certain M. Benoît, propriétaire de deux grand bowlings à Verdun, pour lui demander conseil. Celui-ci l’écoute attentivement, lui pose des questions et examine les chiffres et les projections.

Lui aussi en vient à la conclusion qu’il peut s’agir d’une bonne affaire. Toutefois il le met en garde contre les difficultés qui ne manqueront pas de se présenter. C’est un gros risque. Il devra être capable de susciter la formation de nombreuses nouvelles ligues de bowling à Drummondville et dans les environs. Il sait que Charles-Émile ne connaît pas la ville, n’y est guère connu et lui suggère de bien peser ce dernier point. Malgré tout, Charles-Émile est très encouragé par cette rencontre. Doté d’une grande confiance en lui-même, il décide d’aller de l’avant. Il soumet son offre au propriétaire et reçoit une contre proposition. Les deux parties finissent par s’entendre. Charles-Émile vend aussitôt le commerce de Verdun, obtient un prêt de sa banque pour le solde nécessaire et part pour Drummondville mettre ses plans à exécution et sa nouvelle entreprise en marche.

Cela fait déjà deux mois qu’il est à Drummondville. Les affaires vont très bien. Il a réussi en ce court laps de temps à créer un intérêt nouveau pour son bowling et à favoriser à coup de promotions la formation de nouvelles ligues. La salle de snooker se remplit avec l’organisation de nouveaux tournois, fruits de son imagination fertile. Il n’a pas de problèmes de ce côté-là. Ses plans se révèlent réalistes et il est rempli d’optimisme. Cette année-là, les fêtes de Noël et du Jour de l’An sont agréables et se déroulent chez sa sœur Albertine et sa sœur Marie-Rose. Claude et Pierre-Paul sont heureux comme des pinsons et la vie est toujours belle. Au début de février, Antoinette, plus heureuse que jamais, annonce à son mari qu’elle est enceinte. Ce sera pour septembre. Et elle accouchera dans leur maison de Crawford Park. Il n’est pas question pour elle d’accoucher à l’hôpital. Comme à son habitude, elle n’en souffle mot à ses garçons, incapable d’aborder le sujet avec eux.

Peu de temps après, un soir, Antoinette reçoit un appel de la police de Drummondville l’avisant d’un accident à la salle de bowling. Charles-Émile a été asphyxié. La police lui explique brièvement les circonstances. Des émanations de gaz carbonique au bowling l’ont empoisonné. Il était tard, les clients étaient partis et il faisait les comptes de la journée. Il a été trouvé par un policier lors de sa ronde habituelle qui a remarqué la lumière dans la salle alors qu’à cette heure-là du matin, elle était toujours éteinte. En procédant à une vérification, il a trouvé Charles-Émile étendu par terre, inconscient. Comme une forte odeur de gaz se dégageait dans la salle, il l’a tiré à l’extérieur. Il le croyait mort. Les ambulanciers ont essayé de le ranimer sur place, mais ce n’est qu’à l’hôpital qu’il a repris vie. Le policier explique la chance qu’il a eue d’être découvert à temps. Un peu plus, il y restait.

Surprise et inquiète, Antoinette se rend à Drummondville dès le matin. Elle y trouve un Charles-Émile affaibli et abattu. Elle devient son porte-parole, ferme le bowling pour identifier les causes réelles de l’accident et faire faire les réparations nécessaires. La nouvelle se répand dans la ville comme une traînée de poudre. Trois jours plus tard, Charles-Émile revient et annonce la réouverture du commerce. Mais les joueurs tardent à revenir. Plusieurs craignent de subir le même sort. Plusieurs ligues annulent leurs parties. Les affaires périclitent rapidement. Charles-Émile a beau expliquer que le problème de chauffage est réparé, que le danger n’existe plus, donner toutes les garanties possibles et imaginables, rien n’y fait. Il peine à payer les comptes qui continuent à affluer. Il perd de l’argent à chaque jour qui passe. Il finit par rentrer à Crawford Park pour faire part à sa femme de la situation financière dans laquelle il est plongé.

Elle a vite fait de comprendre ce qui s’en vient. Charles-Émile n’a plus l’énergie pour relancer le bowling. Et de toute façon, ils n’en ont pas les moyens. Il devra donc vendre à perte. Pour rembourser ses emprunts, il faudra aussi vendre la maison de Crawford Park et déménager dans un logement plus modeste. Stoïque, elle ne formule aucun reproche, se montre compréhensive et l’assure qu’elle fera tout ce qu’elle peut dans les circonstances. Les fruits de tant d’années d’efforts se sont dissipés en un rien de temps. Charles-Émile la console et lui demande de prendre soin d’elle, de penser au bébé qui s’en vient. Tout cela n’est que temporaire, il saura trouver une solution pour récupérer ce qu’il vient de perdre. Tout se passe comme prévu. Charles-Émile trouve un loyer dans une maison neuve et la famille quitte la maison de Crawford Park le 1er mai 1946, moins de deux ans après y avoir emménagé. De la maison de ses rêves, elle se retrouve au 1102 rue Rolland, dans un cold flat.

Le 1102 est le rez-de-chaussée d’un nouveau duplex mitoyen. La peinture vient à peine d’être faite. C’est la dernière maison à avoir été construite sur la rue Rolland, en direction nord, près de l’hôpital Douglas à Verdun. Dix autres maisons semblables sont encore en chantier sur la rue qui n’est même pas encore pavée. La maison a un salon double où les parents couchent. Claude et Pierre-Paul partagent un lit dans une chambre avec fenêtre donnant sur le côté. C’est le jour et la nuit en comparaison avec ce qu’ils avaient à Crawford Park.