La Grande Dépression continue…


Et pourtant, cette fameuse Grande Dépression s’incruste et se propage. Malgré les programmes massifs de création d’emplois et de nationalisation par le gouvernement et le financement de travaux publics à Montréal tels que la construction du Chalet sur le Mont-Royal et l’aménagement du lac des Castors, ou bien les octrois des gouvernements pour maintenir le niveau de vie dans les régions où l’économie est la plus chancelante, la situation ne s’améliore pas. Le nombre de chômeurs grimpe à 30 %. Sous les pressions déflationnistes, les prix baissent, ce qui pousse les cultivateurs à l’endettement. Ils deviennent incapables de poursuivre leur production. On assiste alors à un exode des populations rurales vers les villes. Les « soupes populaires » sont assiégées, tout comme les « camps » d’aide aux chômeurs. La classe ouvrière n’a plus d’argent et les emplois sont rares. Alors qu’avant la Dépression, les clivages s’effectuaient en affaires et en politique selon l’origine ethnique, la langue ou la religion, ce qui revenait la plupart du temps au même, sauf dans le cas des Irlandais qui étaient, eux, anglophones et catholiques, ces clivages s’effectuent de plus en plus selon la classe sociale.

Malgré la crise économique, les affaires de Charles-Émile et d’Antoinette progressent et augurent bien pour l’avenir. Leur clientèle se recrute pour l’essentiel parmi les commerçants, les propriétaires fonciers, les entrepreneurs, les professionnels, médecins, avocats, notaires. C’est Antoinette qui génère les meilleurs profits avec son salon de coiffure, car les services pour les femmes et les filles de cette clientèle aisée sont mieux rémunérés et plus nombreux. De plus, qu’elles soient anglaises, françaises, lithuaniennes, ou polonaises, protestantes ou catholiques, elles aiment bien venir au salon, écouter ce qu’Antoinette raconte sur ce qui se passe dans leur milieu et lui faire part de ce qu’elles ont appris. Le salon est devenu un centre de conférences et de Alexandrine et Fortunat le jour de leur mariagerumeurs, un puits d’informations où elles viennent toutes s’abreuver. Elles discutent aussi de leurs problèmes, de leurs soucis, de leurs œuvres de charité respectives, du vote des femmes qui n’existe pas encore au Québec (même si, depuis 1925, la majorité des provinces l’autorise) et qu’elles rêvent d’obtenir. Les catholiques discutent des pressions du curé et des vicaires en faveur des familles nombreuses (un devoir, disent-ils). Antoinette, maintenant bilingue, toujours très gentille et attentive, a des idées bien arrêtées sur la question et elle ne se prive pas de les faire connaître en temps et lieu. Elle n’approuve pas la position de l’Église. Elle connaît trop bien ces femmes qui viennent la voir, de semaine en semaine et les problèmes de famille, de santé et d’argent qui résultent de ces pressions en faveur de la procréation. Elle n’hésite pas à les conseiller et réussit à en convaincre plusieurs de ce qu’elle appelle « le gros bon sens ». Un vicaire du nom de Gélinas apprend, probablement au confessionnal, qu’elle est très persuasive. Il vient la voir un jour pour la sermonner. Elle fait le dos rond mais ne cède pas. Elle veut continuer à aider ses clientes dont plusieurs sont totalement désemparées et craintives face à cette question si cruciale. C’est une femme aux idées modernes. Elle se fait des amies véritables qui l’aiment sincèrement et qui lui seront toujours fidèles.

Mais cette situation ne change rien à sa Foi. Pratiquante, elle ne manque jamais la messe du dimanche et y assiste en compagnie de son mari. Elle communie, respecte le jeûne du vendredi, se confesse régulièrement, assiste parfois aux vêpres du dimanche, fait carême et fait réciter à Jean-Claude sa prière au pied de son lit tous les soirs, tout en lui inculquant petit à petit quelques notions de religion. En cela, elle se montre plus pieuse que sa mère Alexandrine qui en a toujours voulu « au bon Dieu » de lui avoir enlevé son mari Fortunat, la laissant seule, pauvre, avec quatre jeunes enfants. Elle n’a jamais compris pourquoi elle, qui le priait avec tant de ferveur, a été punie de la sorte. Non, elle ne croit plus à ces « sornettes de curé », comme elle dit et va à l’église pour la forme et pour n’offenser personne, sans plus.