La médecine


L’année en 1ière Science se termine bien. Le cadre de la promotion est en place. Les notes de Claude sont bonnes. Il n’est pas parmi les premiers mais il est très satisfait. Il est diplômé du cours scientifique du Mont-Saint-Louis, avec distinction. Cela le comble mais pas autant que ses parents qui sont très fiers. Claude n’oubliera jamais cette institution et ses frères éducateurs hors pairs qui ont été tout pour lui et qui lui ont permis de se rendre là où il est. Tous les finissants partent vers leur nouvelle vie, peinés de quitter le collège Mont-Saint-Louis,

Après un court voyage aux USA, entre la fête de la Saint-Jean-Baptiste et celle du Canada, il entreprend au collège ses classes particulières du PCB, en philosophie, physique et chimie. Les deux dernières matières ne lui donnent pas de soucis mais c’est la philo, avec laquelle il a eu des problèmes toute l’année, qui l’inquiète même s’il elle était bien enseignée par le frère Benoît. Dès le début des cours avancés, il trébuche et ne semble pas comprendre la logique de cet enseignement du rapport de l’homme avec le monde et son propre savoir. Il se concentre davantage durant les cours, étudie le soir mais son problème le hante et il cherche une solution. A la suggestion d’un ami il décide d’utiliser les dix jours alloués aux études personnelles pour aller au monastère des bénédictins de Saint-Benoît-du-Lac, au lac Memphrémagog. Un dernier gros effort. Il espère que le silence de cet endroit de prières et de vie monastique l’aidera à se concentrer et à se retrouver pour faire une bonne révision des cours.

Il prend le train de la gare centrale jusqu’à Magog où il trouve un bus et un lift jusqu’au monastère. Il cogne à la porte et c’est le dom portier qui l’accueille avec un grand sourire. Claude lui demande refuge pour une dizaine de jours. Il est le bienvenu et le dom portier l’amène à une chambre qui sera la sienne. C’est une cellule comme celles de tous les moines du monastère. Il lui explique le programme de la maison. Le silence est de rigueur car, pour les bénédictins, le silence est une manifestation d’humilité. On ne doit pas parler aux moines, si possible, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les heures des repas sont fixes et au réfectoire on mange en écoutant le moine bénédictin qui lit à voix haute une œuvre littéraire. Les offices religieux sont aux quatre heures et on peut y assister en accédant par l’arrière de la chapelle sans déranger les moines qui prient et chantent des chants grégoriens aux différentes étapes des offices. On peut sortir à volonté du monastère et prendre de longues marches jusqu’au grand lac qui longe le Monastère et il faut sonner pour rentrer. Pour toute question, commentaire ou pour aviser du départ, le dom portier est disponible. Tout est gratuit. Claude sait que la coutume veut qu’on laisse une aumône avant de quitter mais il note que le dom portier ne dit rien sur ce sujet. Les montants ainsi recueillis vont dans le fonds pour la continuation de la construction du monastère.

C’est un bâtiment à l’architecture monastique remarquable et une œuvre entreprise par le moine français dom Bellot, architecte religieux mondialement renommé, qui, venu au Canada en 1939, dut y rester à cause de la guerre et y mourut en 1944. Il travaillait aussi, depuis 1937, à compléter les plans de l’Oratoire Saint-Joseph. Le projet du monastère tomba alors entre les mains d’un de ses disciples dom Claude-Marie Côté, Canadien français, diplômé en architecture des Beaux-Arts avant sa vie religieuse. Il a une bonne renommée au Québec et continue, dans la ligne de pensée des grands architectes de sa communauté, à réaliser cette œuvre importante. Claude est fort impressionné par ce bâtiment et en admire les détails autant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Arrivé le soir, il accepte avec plaisir une collation que lui offre le dom portier. Fatigué, il s’excuse et monte se coucher afin d’être à temps pour le petit déjeuner du matin vers 07:00. Il a l’intention de se mettre tôt à l’œuvre pour entreprendre son travail. Dans sa chambre, il range ses effets et se couche vite. Il est surpris par l’étroitesse du lit et réalise qu’avec l’exiguïté de la chambre qui comprend aussi un bureau, une chaise, une commode et une armoire pour ses vêtements, il ne peut en être autrement. Le lit est dur et peu confortable. Il n’est pas habitué à cela. Mais il est fourbu et se couche aussitôt. Il est réveillé, vers 04:00, par des chants qui émanent d’en bas, «probablement de la chapelle» pense-t-il. Il cherche à se rendormir, mais ne peut pas et décide de se rendre en bas. Il descend et aperçoit les moines qui défilent à partir d’un long corridor vers la chapelle. Ils chantent tous un merveilleux chant grégorien comme ceux que Claude a appris durant son temps de choriste au Mont-Saint-Louis et à l’école Notre-Dame-de-Lourdes. Il s’approche, entre à la chapelle, s’assoit au dernier rang, écoute, regarde. Autant il aime cette musique, autant il est abasourdi à la vue de ces hommes, dont plusieurs sont jeunes, qui si tôt le matin sont là, recueillis dans la prière, en robe monastique, la tête recouverte de leur capuchon et qui semblent si isolés les uns des autres et du monde. Il pense que la veille c’était comme ça et que ce sera de même demain, après-demain et tous les jours. Il ne comprend pas, sort de la chapelle, retourne à sa chambre, s’étend sur son lit et ne peut dormir à cause des images qu’il vient de voir. Il pense aux moines qui répètent ces prières aux quatre heures, vivent dans de petites cellules, ne parlent pas.

L’heure du petit déjeuner arrive enfin et il se précipite au réfectoire. Il y rencontre là une dizaine d’autres invités, comme lui et le dom portier lui indique une place à une longue table au milieu du réfectoire. Les autres tables sont en périmètre de la salle et Claude comprend que c’est là que les moines s’assoiront côte à côte, dos au mur. Les invités sont priés d’attendre quelques instants alors que les moines arrivent un à un. Chacun entre lentement, la tête baissée, fait le tour du réfectoire, se prosterne devant une grande croix de bois et prend sa place habituelle. Claude reconnaît parmi eux le dom prieur qui est le supérieur du monastère. Le lecteur monte au lutrin installé sur une haute tribune. Claude remarque que les moines n’ont devant eux que quelques ustensiles, un bol et une tasse sur une nappe blanche immaculée. Le bénédicité est récité en latin. Les invités sont servis d’un petit déjeuner normal: céréales, toasts, œufs, confitures, lait, café et un morceau de fromage bleu dont Claude apprend le nom, l’Ermite et qui est fabriqué au monastère. Il n’a jamais mangé un tel fromage et a de la difficulté à le faire en constatant ses moisissures et son goût fort (déjà chez lui, il est incapable de manger le fromage Oka,que ses parents aiment tant, fabriqué par les frères trappistes d’Oka à partir de lait cru et qui a une odeur que Claude qualifie de répugnante). De toute façon, il a la faim coupée et mange à peine. De leur côté, les moines ont droit à une céréale, un toast, un fromage et un verre d’eau. Claude voit que chacun mange tout dans le même bol et lorsqu’il a fini l’essuie ainsi que ses ustensiles avec sa serviette. Est-ce possible qu’ils mangent le repas du midi dans le même bol et avec les mêmes ustensiles. Et les autres repas? Le lecteur lit, d’une voix monocorde, un chapitre de «l’histoire de la province de Québec» par l’historien Robert Rumilly, mais personne ne semble l’écouter. Le repas se termine, les invités sortent, les moines suivent et se rendent individuellement à leur travail. Claude en suit quelques-uns qui vont vers les jardins et les voit se mettre immédiatement au travail, sans mot dire. Il sait que dans quelques minutes ils devront prendre la direction de la chapelle pour l’office de 08:00 heures. Claude en est malade. Il est malheureux pour ces hommes qui vivent ainsi et juge qu’ils sont malheureux. Il monte à sa chambre, a mal au cœur, vomit, s’étend, vomit à nouveau, s’étend encore, se relève, marche dans sa cellule. Il n’en peut plus. Comment est-ce possible de vivre ainsi? Il a une peine immense pour ces hommes.

Il ne peut entreprendre son travail de révision comme prévu, Il sort du monastère, marche et court sur le chemin de terre qui mène au lac. Cela lui prend une bonne demi-heure. Au bord de l’eau, il se rafraîchit les mains, le visage et reste longtemps assis sur une grosse pierre, se tenant la tête de ses deux mains, à penser à ce qu’il peut faire. Il décide de rentrer à Montréal et d’oublier ce qui se passe ici. De retour au monastère il rencontre le dom portier et lui annonce sa décision. Celui-ci s’informe du pourquoi d’un revirement si rapide de ses plans. Claude hésite à s’expliquer et finalement s’ouvre à lui et lui raconte ses réactions devant la vie des moines et conclut: «Je ne comprends pas pourquoi ces hommes si malheureux restent ici. Sont-ils obligés?» Le moine le regarde, lui met la main sur le bras et lui dit doucement: «mais M. Dupras, il n’y a pas d’hommes plus heureux sur la terre que ceux qui sont ici» et ajoute «ils cherchent Dieu dans l’office liturgique, dans l’oraison nourrie par la méditation de l’Écriture et dans le travail quotidien».

Claude l’écoute lui raconter sa propre vie et est surpris d’apprendre qu’il est sud-américain, qu’il a appris son français dans sa jeunesse et qu’il est au Québec avec la communauté depuis plus de 20 ans. Il vit un bonheur constant (il est vrai qu’il est toujours plein de sourires et semble joyeux) et actuellement il remplit le rôle de portier qu’il trouve intéressant puisqu’il parle à quelques personnes étrangères chaque jour, mais suit aussi les offices et travaille en plus à la fromagerie. Avant, il était aux champs. Quand le dom prieur décidera d’un changement, il ira où celui-ci décidera et ça ne changera rien à son bonheur puisqu’il est là pour Dieu. Il explique que Saint-Benoît a enseigné que l’obéissance est une autre manifestation de l’humilité qui est une vertu importante dans la physionomie spirituelle du moine bénédictin. Il suggère à Claude de rester et il parlera au dom prieur pour qu’il rencontre quelques moines avec qui il pourra parler.

Le premier de ceux-ci est responsable du chantier de construction et lui raconte sa vie. Il a été marié, père, veuf et a décidé de rejoindre les rangs des bénédictins. Il a suivi de longues études avec eux avant d’être admis à la communauté. Il est très heureux. Un autre, à la fromagerie, lui raconte aussi sa vie. Celui-là vient d’une grande famille de la Beauce, des gens biens, entreprenants, mais contrairement à ses frères et cousins il voulait se donner complètement à Dieu et a trouvé son chemin jusqu’à Saint-Benoît-du-Lac. Il y est depuis 25 ans et il est très serein. Il rencontre quelques fois sa famille et prie pour elle. «Je ne changerais pas de place avec aucun d’eux» affirme-t-il. Enfin, Claude rencontre un moine de 69 ans qui doit être ordonné prêtre dans un an (il le sera et sera appelé dom Oscar O’Brien). Il connaît son nom, sa réputation et sa carrière puisqu’il fut jusqu’en 1945, le directeur artistique du populaire «Quatuor Alouette». Sa famille l’écoutait à la radio et a acheté tous ses records pour le gramophone. Compositeur, pianiste, organiste et professeur, O’Brien, après les succès d’une vie bien remplie, décide d’entrer au monastère en 1947 à l’âge de 65 ans. Il se prépare au sacerdoce et agit comme professeur de musique et de chant tout en vivant sa vie de moine bénédictin. Claude, qui l’avait aperçu au réfectoire, est très ému par sa rencontre avec cet homme racé et cultivé qui resplendit de bonheur. Il oublie vite le contenu de leur conversation tellement l’impression qu’il lui a laissée a été forte. Cet homme aime Dieu, le recherche et c’est la raison de son bonheur.

Ces rencontres lui ont fait comprendre que tous ces hommes vivent dans l’amour de Dieu et qu’ils se sont donnés complètement à lui. C’est une révélation pour lui. Il ne pourrait faire comme eux et comprend maintenant qu’il ne peut que les respecter pour ce qu’ils font. Il peut enfin se mettre au travail en vue des examens.

Tout va bien. Le monastère est un bon endroit pour lire, étudier, réfléchir et comprendre. Ses notes de chimie et de physique sont revues et il se sent prêt pour l’examen. Il lui reste quatre jours et Claude les consacrera complètement à la philosophie. Il l’attaque. Mais il constate que son blocage mental persiste. Il lit les mots, les mémorise mais ne comprend pas. Un jour passe, deux jours et il commence à désespérer de passer l’examen. Il a besoin d’aide, de quelqu’un pour l’interroger, le corriger, lui expliquer davantage. Il croise le dom portier et lui explique son problème. Celui-ci lui propose d’en parler au dom prieur qui sûrement choisira un moine qui s’y connaît en philosophie et capable de l’aider.

Claude accepte et quelques heures plus tard, un bénédictin frappe à la porte de sa cellule. En l’ouvrant, il aperçoit un homme d’une quarantaine d’années, grand, l’air solide, calme et sérieux. Il est impressionnant. Le moine interroge Claude sur ses cours passés, ses examens sur cette matière, les problèmes qu’il pense avoir, les livres à sa disposition et entreprend méthodiquement de revoir toute la matière en lui expliquant sa compréhension de la philosophie. Chaque session dure environ trois heures et reprend après l’office ou le repas. Claude réalise que le dom prieur a mandaté ce moine pour être avec lui le plus souvent possible durant le deux prochains jours. Il est encouragé, comprend, progresse bien et prend de plus en plus d’assurance. Finalement, le temps de retourner à Montréal arrive. Claude remercie chaudement son professeur bénédictin, le dom prieur, le dom portier et rentre chez lui confiant d’être en mesure de passer l’examen de philosophie.

Les examens durent une journée. Une dizaine d’élèves sont présents. Claude est optimiste. La physique, pas de problème, la chimie, de même, arrive la philosophie et Claude se sent saisi, tout à coup, par un sentiment de frayeur mais il se ressaisit et répond aux questions. Il les complète avec confiance. Il doit revenir dans deux jours au bureau du frère David, le directeur du collège, pour obtenir ses notes et signer quelques documents en rapport avec son entrée à l’université. De retour à la maison, il exulte sa joie et sa confiance et Charles-Émile et Antoinette sont très heureux. Les deux jours passent, Claude devient de plus en plus nerveux et de moins en moins sûr d’avoir réussi l’examen. Il entre dans le bureau du frère David à l’heure convenue et trouve le Directeur avec son air positif habituel. Cela augure bien. Le frère retire une enveloppe du grand tiroir de son bureau et lui annonce que tout a bien été, sauf en philosophie et que malheureusement il a raté l’examen et ne peut donc être accepté en médecine. Tout a pris moins d’une minute et Claude voit ses rêves s’effondrer. Il veut pleurer, résiste, mais ne dit mot. Le frère David sympathise avec lui et suggère une autre voie dans laquelle il le verrait mieux: le génie.