L’échevinage


Les affaires de Charles-Émile continuent à progresser. Il est très enthousiaste, entreprenant et a une grande confiance en lui-même. Il a acheté une nouvelle auto anglaise pour Antoinette, une petite Morris. Il est connu par bien du monde. Sa notoriété lui vient de son ancien commerce, de sa pratique de courtier en immeubles et des multiples annonces pour la vente de maisons qu’il place dans les journaux de Verdun et pour lesquelles il a droit régulièrement à un reading (un reportage sur son commerce avec sa photo) en première page. Sa réputation est bonne et grandissante et c’est particulièrement vrai dans le quartier no. 4 de Verdun où il réside.

Les prochaines élections municipales de Verdun, fixées aux trois ans, sont tenues le 2 avril 1951. Charles-Émile, qui aime la politique, réfléchit depuis quelques années à siéger au conseil municipal. Il est préoccupé par les échos rapportant que le conseil actuel veut construire un nouvel hôtel de ville avec une tour à bureaux. Il croit que le coût de ce projet, qu’il qualifie de beaucoup trop gros pour Verdun, augmentera indûment les taxes des propriétaires et il est convaincu que cela nuira au développement de Verdun et à l’achat de propriétés. Dans le passé, il a hésité à se présenter à cause de sa situation financière, mais maintenant qu’elle est stable il est tenté de faire le saut dans l’arène politique. D’autant plus que le poste d’échevin pour le siège no. 1, du quartier no. 4, est détenu depuis trois ans par Albert Rolland. L’évaluation municipale de la maison personnelle de celui-ci, située sur le boulevard Lasalle, a diminué alors que le rôle de la ville a augmenté. Il estime que Rolland a dû manipuler les évaluateurs afin de payer moins de taxes foncières. Il voit là un scandale et un bon cheval de bataille.

Il sait que Rolland a perdu son siège d’échevin à l’élection de 1945 pour le reprendre en 1948 contre deux candidats de langue anglaise alors qu’il avait réussi à se faufiler entre les deux. Charles-Émile réalise l’importance de la question de l’origine ethnique et de la langue dans le quartier no. 4 où les citoyens sont en majorité Canadiens anglais. Le territoire du quartier s’étend du boulevard Desmarchais, où la concentration francophone est plus forte, à la limite de Ville Lasalle à l’ouest où se trouve Crawford Park qui compte au-delà de 80 % de population anglaise. Charles-Émile, parfait bilingue, a eu une bonne clientèle anglophone dans sa carrière et ne voit pas là un problème insurmontable. Il a confiance qu’il obtiendra un support suffisant chez les Canadiens anglais pour gagner.

A quelques semaines de la mise en nomination, un seul candidat est en lice pour faire face à Rolland. Il s’agit d’un contremaître du nom de John. E. White. Charles-Émile croit qu’il peut gagner et décide de se présenter. Il installe son comité au sous-sol du 6401. Il regroupe beaucoup de travailleurs d’élections, dont un parent Édouard Giroux et monte une équipe impressionnante de bénévoles. Son associé en construction M. Batiuk le supporte ouvertement. C’est un bon atout étant donné le grand nombre de Polonais dans le quartier. Charles-Émile a aussi un bon organisateur lithuanien pour prendre en charge ce groupe d’électeurs. Il a quelques anglophones, surtout des femmes, mais peu de personnes dans Crawford Park. Claude et Pierre-Paul sont aussi très actifs et aident à toutes sortes de tâches. Antoinette s’occupe du local du comité électoral et approvisionne les travailleurs en sandwichs, café, thé et biscuits. Les premiers contacts de Charles-Émile avec les électeurs en tant que candidat et les premiers appels de son comité téléphonique sont très encourageants.

La mise en nomination se termine par une surprise. A la toute dernière minute, Charles-Émile est étonné d’apprendre qu’il y a un autre candidat sur les rangs. Charles H. Desgroseilliers, administrateur. Ce dernier n’est pas connu et Charles-Émile ne s’en fait pas trop, car selon lui, l’homme à battre c’est Rolland et il estime avoir déjà une bonne longueur d’avance. Il craint cependant que la venue de Desgroseilliers ne divise le vote francophone.

La campagne se déroule bien. Charles-Émile est très actif et revient chaque soir à la maison et s’exclame à Antoinette «je suis «gagné», tout le monde est pour moi!». Le jour de l’élection est bien organisé et ses pointeurs de liste lui prédisent la victoire. Pour ne pas prendre de chance, Charles-Émile va à l’Oratoire Saint-Joseph allumer des lampions pour assurer sa victoire. Quelques amis du collège de Claude viennent aider et travaillent au niveau des polls. Le soir de l’élection Charles-Émile est heureux, satisfait du travail de son équipe et est certain que l’affaire est dans le sac. Il attend le résultat calmement.

Le vainqueur est Charles Desgroseilliers.

Charles-Émile est si surpris qu’il en perd le souffle. Il est arrivé dernier. Desgroseilliers a obtenu 618 votes, Rolland 578, White 378 et lui 331. Il est renversé et ne comprend simplement pas comment le vainqueur a pu gagner avec si peu d’efforts apparents. Dans les jours qui suivent, il est révélé que Desgroseilliers est un franc-maçon et que cela a joué pour beaucoup dans sa victoire. Claude, qui n’a jamais entendu parler de la franc-maçonnerie, apprend que c’est un ordre secret universel fondé sur la fraternité et qui vise à réunir les hommes par-delà leurs différences. L’ordre pratique secrètement une solidarité agissante et est très puissant. Son temple est situé sur la rue Sherbrooke Ouest entre les rues Atwater et Guy.

Charles-Émile réalise aussi que les gens n’appellent pas Desgroseilliers par son prénom qui est Charles mais Charlieet qu’il est très proche du milieu anglais. Il est de ceux avec un nom français que l’on qualifie de «plus anglais que français». Le vote dans Crawford Park le démontre bien car lui et Rolland ont obtenu 18 % des suffrages alors que le reste s’est divisé presque également entre Desgroseilliers et White qui a eu un léger avantage. De plus, Charles-Émile découvre que les libéraux de Verdun, sous la conduite de René Hébert, un grand organisateur au niveau provincial, en ont fait une bataille de «bleus» et de «rouges» et ont appuyé Rolland. Comme il y a beaucoup de «rouges» à Verdun, où les députés provincial et fédéral sont libéraux, cela a eu beaucoup d’effet. La couleur politique et la langue de Charles-Émile lui ont donc nui considérablement pendant cette élection. En découvrant la campagne en sourdine qui a fait élire Desgroseilliers, Claude est étonné mais y voit beaucoup de finesse. De son côté, Charles-Émile réagit comme un homme battu physiquement. Il est assommé.

Ça confirme ce qu’il a entendu souventes fois: «on ne gagne pas les élections avec les prières». De plus, la rumeur ne cesse de répéter qu’on les gagne avec de l’argent, de la bière, des «télégraphes», la peur, l’intimidation et même avec quelques bons coups de cochons. Claude vient d’apprendre que la ruse est aussi importante. Sur le plan provincial, les libéraux affirment que Duplessis gagne le vote rural parce qu’il donne des frigidaires aux cultivateurs. Est-ce vrai? Claude en doute car il croit que c’est de la «potilique» comme il aime à dire.