La première automobile


Charles-Émile et Antoinette ont enfin économisé suffisamment d’argent pour réaliser ce dont ils rêvent depuis l’ouverture de leur premier commerce à Saint-Henri, l’achat de leur première automobile. Ils se décident pour une Plymouth 1933, neuve, une « deux-portes » noire, qu’ils payent comptant. 465 dollars ! Toute une somme ! Ils sont très excités de cet achat. Tous les dimanches (le samedi, ils travaillent), sauf ceux de l’été, ils font la tournée de leur parenté avec Jean-Claude, tout en exhibant fièrement leur nouvelle acquisition. Les Ayeurs et les Lalonde habitent toujours Saint-Henri. Marie-Anne et Wilfrid sont bien Antoinette dans leur première auto, une Plymouth 1933.installés dans leur grande maison de Saint-Jérôme. Les trois soeurs de Charles-Émile et leurs familles respectives vivent toutes à Montréal.

Ce sont les voyages à Saint-Jérôme qui sont les plus mémorables. Toujours interminables. Selon la saison, il fait ou trop chaud, ou trop froid. La voiture déborde des affaires de la famille et des choses que l’on apporte aux grands-parents. Ils font l’aller-retour dans la journée, par la route à double voie (la 11) qui se rend jusque dans les Laurentides. Le trajet est long, souvent cahoteux et les jours de pluie allongent la durée du voyage. On compte deux heures et plus pour se rendre. En hiver, c’est pire. La route se rétrécit car elle est bordée de neige à hauteur d’homme, au point que l’on a l’impression de circuler dans un labyrinthe sans fin. Jean-Claude s’imagine en cow-boy, (même s’il est emmitouflé dans une couverture de laine avec de grosses mitaines) parcourant des canyons en roc blanc sans fin. Chaque voyage à Saint-Jérôme, à l’aller comme au retour, est une grande aventure toujours différente à cause des caprices du climat ou de la faible fiabilité du véhicule dont l’état neuf est loin de constituer une garantie de voyage sans histoire. Il y a aussi les fréquents accidents de la route, souvent mortels, qui bloquent toute la circulation pendant des heures.

Ces inconvénients n’empêchent jamais la famille de se rendre à Saint-Jérôme, car ils adorent la campagne. En plus d’aller voir les grands-parents, ils en profitent pour visiter les fermes de la parenté dans la région de Mont-Rolland. Jean-Claude est à même d’y Mémère Dupras dans son poulailler de
Saint-Jérôme.constater la pauvreté des familles de cultivateurs et de s’initier aux travaux de la ferme, au soin des animaux, aux récoltes, aux potagers et à la préparation des provisions familiales pour l’hiver. Il assiste à l’abattage des bêtes, au débitage de la viande et à la préparation de la charcuterie, des conserves et des confitures. Le spectacle qui l’étonne le plus, c’est celui des boyaux d’animaux cuits et remplis avec un mélange de sang et du gras des porcs avec lesquels on fabrique le boudin.

La fatigue de ces longs voyages est vite oubliée. Marie-Anne, toujours très heureuse d’accueillir sa famille, prépare des repas exceptionnels. Les soeurs de Charles-Émile « montent » aussi dans le nord avec leurs familles. Ils apprécient tous le plaisir de se retrouver autour de la table familiale. Après le dîner, les femmes font la vaisselle pendant que les hommes, confortablement assis dans les chaises berçantes alignées sur le balcon avant de la maison, discutent de hockey et de politique. Par la suite, on transforme la table de cuisine en « table à cartes » pour jouer au 500 le reste de l’après-midi. Puis, c’est le retour vers la métropole. Charles-Émile s’arrête souvent au restaurant Léveillé, à Cartierville, avant de rentrer à la maison, car il sait qu’Antoinette apprécie les juliennes, ces petites frites longues et minces, spécialité de la maison, qu’elle déguste avec un Coke froid en bouteille, le tout servi à l’auto sur une tablette accrochée à la fenêtre du conducteur.