Le séparatiste


Claude a plusieurs amis à Verdun et la très grande majorité est canadienne française. Les amis Canadiens anglais sont rares. Alors que durant son enfance, il avait plus d’amis anglophones que francophones, pendant son adolescence c’est le contraire. Le froid créé par le débat de la conscription et de la guerre est encore perceptible et chaque communauté vit de son côté sans trop déranger l’autre. Claude se rend peu à peu compte de cette situation mais cela ne l’ennuie pas. Sa vie se déroule en français malgré qu’il doive parler anglais souvent. Il ne s’en offusque pas, même si la population de Verdun est devenue 60 % de langue française. La très grande majorité des néo-verdunois en provenance de pays de l’est de l’Europe et ils sont nombreux, a opté pour apprendre la langue anglaise pour mieux s’incorporer dans leur nouveau pays. La langue anglaise est prédominante chez les marchands, même chez ceux qui sont Canadiens français. L’affichage est unilingue anglais et la ville de Verdun suit cette politique. Peu de personnes critiquent cette situation et peu cherchent à la changer. Aux quelques-uns qui osent critiquer, la ville répond (par la bouche de ses échevins francophones) que c’est moins cher que le bilinguisme, que cela permet un gel des taxes et que de toute façon ce sont les Canadiens français qui mènent. Ils ne mentionnent pas que le gérant de la ville, mister French, est Canadien anglais. La cordialité est de rigueur et la vie continue sans choc linguistique.

Au conseil de ville, on parle anglais la plus part du temps car l’échevin Archie Wilcox (il y siègera 28 ans) est unilingue. C’est d’ailleurs ainsi que vont les choses à Verdun lors d’assemblées auxquelles participent les deux groupes linguistiques. Les Canadiens français bilingues parlent généralement l’anglais pour accommoder les Canadiens anglais unilingues. Cela ne semble déranger personne et ce geste devient seconde nature. Claude parle un excellent anglais et ne voit pas là un handicap majeur mais il a constaté que plusieurs de ses compatriotes, qui parlent moins bien l’anglais, ont de la difficulté à expliquer leur point de vue. Il ne comprend pas pourquoi si peu de Canadiens anglais ne peuvent parler le français. «Tant pis pour eux», se dit-il, «car ce sont les bilingues qui auront l’avantage un jour».

Depuis un certain temps, Gérald «Gerry» Labelle, son meilleur ami de Verdun qui étudie avec lui au Mont-Saint-Louis, parle de réunions secrètes qui se tiennent dans leur paroisse pour discuter de choses secrètes et cherche à y être invité. Il a appris que ces réunions se tiennent chez un M. Therrien qui demeure sur la rue Moffat (ce n’est pas Arthur Therrien le célèbre coach d’hockey de Verdun qui a dirigé Maurice Richard chez les juniors). Claude affirme le connaître puisqu’il œuvre avec lui aux Loisirs Notre-Dame-de-la-Garde. Claude se méfie de Therrien depuis la première fois qu’il l’a rencontré; il le trouve un peu efféminé et n’est pas sûr de ses orientations sexuelles. Claude est gentil avec lui mais se tient loin. Il explique cela à Gerry qui l’assure que les rumeurs qu’il a entendues n’ont rien à voir avec le sexe mais sont à propos de choses sérieuses. Claude promet d’en parler à Therrien pour se faire inviter avec Gerry. Il est très excité par la possibilité de participer à une réunion secrète.

Par hasard, le jour suivant, Claude rencontre Therrien dans l’autobus au retour du collège et aborde le sujet. Therrien est surpris et demande d’où vient cette information. Claude raconte alors les propos de son ami Gerry et leur désir d’être à ces réunions. Il remarque que la physionomie de Therrien ressemble tout à coup à celle de son frère Pierre-Paul après un mauvais coup. Suite à un long silence Therrien laisse aller un soupir de délivrance et lui dit «très bien, vous serez invités à la prochaine réunion, je t’appellerai…».

La réunion a lieu chez Therrien. Il habite le sous-sol d’une maison de six logements sur la rue Moffat. Son appartement est celui d’un vieux garçon, sans trop de décoration et mal tenu. Claude et Gerry arrivent à l’heure convenue et rencontrent trois autres jeunes de leur âge. Ils s’assoient sur des coussins autour d’une grande table basse carrée à l’aspect homemade et sûrement construite par Therrien. Des pamphlets de quelques feuilles ont été placés vis-à-vis des participants. Therrien est nerveux, parle à voix basse et laisse savoir qu’il est membre d’un groupe de nationalistes visant à créer un mouvement patriotique qu’ils veulent nommer l’«Alliance Laurentienne». Son but est de répandre l’idée de l’indépendance de la Province de Québec et la création de la République de la Laurentie. Ces réunions se tiennent partout au Québec et ont pour but de recruter et de stimuler des jeunes à devenir membres de ce mouvement. Il sera lancé officiellement lorsque le nombre d’inscrits sera suffisant pour démontrer son importance.

L’argument apporté par Therrien pour motiver Claude et les autres à joindre le mouvement est que le nationalisme laurentien est basé sur l’amour de la nation canadienne française et qu’il est légitime puisque conforme à l’ordre divin. Il dit que l’amour des autres peuples n’est pas exclu mais que nous devons perpétuer la mission catholique et française qui nous a été léguée. Il affirme que «la Confédération canadienne menace l’unité politique de notre peuple (il y a près de 5 millions de Canadiens français à ce moment-là), nos droits les plus élémentaires et, plus grave encore, que les anglais s’approprient nos droits inscrits dans la constitution. Par ailleurs, elle nuit à notre expansion économique, lèse notre dignité, diminue nos influences et que c’est pour sauver notre prestige et notre honneur que le seul choix est la souveraineté du Québec».

Claude a une simple question bien évidente «n’est-ce pas la Société Saint-Jean-Baptiste qui défend les droits et la langue des Canadiens français et même leur religion et cela partout au Canada?». Therrien lui apprend qu’il y a beaucoup d’autres groupements qui défendent directement et indirectement les Canadiens français. La Société accepte le régime politique actuel tandis que les promoteurs de la future Alliance voient plutôt comme solution, à l’épanouissement total des Canadiens français, un autre régime politique. Il laisse entendre que beaucoup de députés provinciaux, d’anciens députés, de dirigeants actuels de la Société la supportent. Il prédit qu’éventuellement ce seront les membres de la future Alliance(elle sera fondée en 1957) qui prendront le contrôle de la Société Saint-Jean-Baptiste et des partis politiques du Québec. Ils formeront un nouveau parti si nécessaire. Le temps de se rallier est maintenant venu si on veut être à la base du futur extraordinaire qui attend la nouvelle République de la Laurentie.

Claude revient sur l’argument de l’unité politique de notre peuple et demande à Therrien de citer un exemple. Sans lui donner la chance de répondre, il enchaîne en disant que le peuple Canadien français a toujours été solidaire et uni et que c’est la raison pour laquelle, malgré sa conquête, il est encore fort et présent de plus en plus au Canada. Il souligne que récemment les Canadiens français ont démontré cette unité contre les conservateurs d’Ottawa qui préconisaient la conscription, pour Saint-Laurent qui est un des leurs et pour Duplessis qui prône l’autonomie provinciale. Therrien, surpris, le regarde et répond que les anglais veulent nous dominer, nous empêcher d’avancer économiquement et briment notre langue. Claude lui demande: «quels Anglais? Sûrement pas ceux que l’on connaît à Verdun. Ils sont d’humbles ouvriers qui travaillent dans les mêmes usines que les Canadiens français, qui vivent dans le même type de maison et qui achètent autant dans les magasins français qu’anglais. Quant à la situation de notre langue, c’est notre faute; on ne fait rien pour changer la situation, on tolère. Si on veut que notre langue prime, nos marchands devraient commencer par l’afficher». La discussion continue encore un bon moment. Therrien fixe la date de la prochaine réunion et souligne l’importance de ne pas ébruiter le contenu de cette réunion. Claude sort ahuri. Quant à Gerry, il affirme «c’est un séparatiste». Claude réagit: «un séparatiste?». C’est la première fois qu’il entend ce mot comme c’est d’ailleurs le cas pour le mot «souveraineté» attaché à la province de Québec. Ils n’ont aucunement l’intention de revenir à une autre réunion.

Claude, dans les jours qui suivent, réfléchit à ce qui a été dità la réunion chez Therrien. Il reconnaît qu’il est parmi ceux qui tolèrent l’affichage en anglais partout, sans dire un mot et que son langage est composé de beaucoup d’anglicismes. Il décide de faire sa part pour promouvoir la langue dans son milieu. Dorénavant, il se promet de faire un effort pour employer le plus grand nombre de mots français. Basketball deviendra ballon-panier, volleyball sera ballon-volant, bowling sera la salle où le jeu de quilles se joue et ainsi de suite. Ce ne sera pas facile d’être constant avec cette résolution car la mauvaise habitude est ancrée profondément en lui depuis toujours. Par ailleurs, il encouragera ceux qu’il connaît à créer des affiches bilingues. Il se dit aussi que cela l’aidera à la longue à mieux s’exprimer en public ou lors de réunions et qu’il pourra ainsi atténuer la peur qu’il a de s’afficher ouvertement. Il l’espère fortement.